jeudi 19 juillet 2012

Tunisie : Une occasion historique ratée


Depuis leur accession au pouvoir, les islamistes d’Ennahdha n’ont pas cessé de se tirer dans les pattes, dilapidant rapidement le capital de sympathie qu’ils ont réussi à avoir au lendemain des élections du 23 octobre et décevant tout aussi rapidement les espoirs que leurs discours circonstanciels ont fait naître.
Il serait fastidieux d’aligner ici toutes les bourdes commises par les dirigeants d’Ennahdha. Mais il serait utile de rappeler quelques unes de leurs plus importantes erreurs, c’est-à-dire celles qui ont contribué fortement à une perte brutale de crédit auprès de l’opinion publique et qui auraient pu parfaitement être évitées.
A peine quelques jours après sa prise de fonctions, le chef du gouvernement Hamadi Jebali, emporté sans doute par l’ivresse d’un pouvoir dont il ne rêvait même pas quelques mois plus tôt, a étonné le public par sa « sortie » sur le « 6eme califat » et par sa « détermination » à libérer Jérusalem à partir de la Tunisie, deux questions absolument hors sujet par rapport aux revendications de base qui étaient à l’origine de la chute de la dictature.
Par les longues tractations et marchandages qui ont précédé la laborieuse nomination des membres du gouvernement, les islamistes d’Ennahdha et leurs alliés du Cpr et d’Ettakattol ont choqué l’opinion en dévoilant la conception qu’ils se font du pouvoir: un butin à se partager plutôt qu’une responsabilité à exercer.
Il y a trop à dire sur la composition de ce gouvernement pléthorique, mais contentons-nous ici d’un seul exemple.  Alors que la blessure du népotisme infligée par la dictature au peuple tunisien est encore vive, les décideurs islamistes n’ont rien trouvé de mieux à placer à la tête de l’un des plus importants ministères, celui des Affaires étrangères, que le gendre du président d’Ennahdha. A supposer que M. Ben Abdessalem soit le plus compétent pour le poste, l’intérêt bien compris d’Ennahdha est de pas le nommer, par respect pour le peuple tunisien et par égard à la blessure encore purulente infligée aux Tunisiens par la corruption et l’arrogance sans bornes des gendres du président déchu.
Alors que la tache principale de l’Assemblée constituante est de rédiger une Constitution, celle-là a jugé utile de nous doter avant tout d’un gouvernement dont la priorité des priorités s’est révélée être la domination totale des structures de l’Etat à travers le placement dans les postes de responsabilité de militants nahdhaouis ou de personnes prêtes à servir Ennahdha et son projet. Dans quel but? Hamadi Jebali vient de nous l’apprendre quand il a affirmé dans son discours au 9ème congrès de son parti : « l’urgence des urgences est de gagner les élections avec une majorité confortable ».
Ici, une chose importante doit être relevée. Un parti au pouvoir qui crie sur les toits ses convictions démocratiques et sa détermination à réussir la transition, aurait accéléré la rédaction de la Constitution et mis en place depuis des mois les conditions d’une élection libre et transparente, et en premier lieu la remise à jour des listes électorales et une instance indépendantes qui prendrait en charge tout cela. Mais les seuls préparatifs qu’Ennahdha est en train d’entreprendre jusqu’à présent en vue des prochaines élections  consistent à marcher sur les traces du défunt Rrcd, c’est-à-dire à se transformer en parti-Etat dans la pire tradition des régimes dictatoriaux où l’élection n’est pas gagnée à travers une compétition régulière et honnête, mais par le biais de la mobilisation de tous les moyens de l’Etat au service du parti au pouvoir. Il suffit de voir l’agressivité et la hâte avec lesquelles ce gouvernement est en train de mettre la main sur les postes de responsabilité au niveau local, régional et national, il suffit aussi d’avoir en tête «l’urgence des urgences » dévoilée par Hamadi Jebali au récent congrès d’Ennahdha  pour se rendre compte de la gravité des dérapages qui menacent le pays.
Ce tableau peu reluisant des « réalisations » d’Ennahdha ne sera pas complet si on ne rappelle pas le double langage et la duplicité qui sont devenues la marque déposée du parti au pouvoir et surtout la passivité, pour ne pas dire la complicité à l’égard de la violence salafiste qui a mis tout un pays sur ses nerfs avant de disparaître subitement. Nul ne sait si cette disparition subite est définitive ou juste un retrait tactique avant de revenir sur la scène avec plus de violence encore. Mais une chose est certaine: les salafistes sont des pions entre les mains d’une ou des parties occultes qui tirent les ficelles. Ils agissent sur commande quand on les appelle et ils se terrent quand la fin de la récréation est sifflée. Toute la question est de savoir qui tire les ficelles et dans quel but? Peut-être un jour saura-t-on la vérité.
D’aucuns se demandent pourquoi fait-on assumer toute cette responsabilité aux islamistes d’Ennahdha sans jamais citer leurs deux alliés au pouvoir, le Cpr et Ettakattol. Pour que le mot coalition ait un sens, il faut que ces deux petits partis aient un minimum d’influence sur le cours des événements et un minimum de présence effective dans le processus de prise de décision. Il se trouve que ces deux partis, ou ce qui en reste au vu des divisions et des désertions qui les minent, sont désormais bien rompus non pas à l’exercice du pouvoir mais à l’absorption d’autant de couleuvres qu’exige leur grand allié islamiste dans l’unique but de préserver les deux strapontins qu’occupent leurs deux présidents au sein de la structure actuelle du pouvoir. Peut-être un jour un chercheur se penchera-t-il sur ce puzzle et nous décortiquera-t-il les mécanismes politiques qui se trouvent derrière la transformation du Cpr et d’Ettakattol de partis d’opposition parfaitement respectables au temps de la dictature en partis-satellites d’Ennahdha en ces temps incertains.
Ennahdha aurait pu s’éviter toutes ces erreurs sus-mentionnées et éviter au pays cette dangereuse accumulation d’incertitudes. Elle avait une occasion historique pour mettre le pays sur la bonne voie en œuvrant à la réussite de la transition démocratique souhaitée par l’écrasante majorité du peuple, au lieu de se laisser égarer dans les sentiers marécageux du partage partisan du pouvoir,  de ses avantages et de ses privilèges.
Ennahdha aurait pu s’inspirer de la réussite du « parti-frère », l’Akp de Tayyip Erdogan qui a mis la Turquie sur la voie de la démocratie et de la prospérité. Mais nos islamistes n’ont ni les cadres compétents ni la cohésion qui expliquent largement la réussite des islamistes turcs. Ceux qui exercent aujourd’hui le pouvoir en Tunisie ont été loin, très loin de la réalité tunisienne pendant les longues années passées soit en prison soit en exil. Et la question qui se pose est la suivante: peut-on gérer une réalité qu’on ignore? La réponse est non au vu des résultats désastreux de ces quelques mois d’exercice du pouvoir par les islamistes en Tunisie.
D’autre part, Ennahdha est divisée et traversée par d’intenses tiraillements internes entre les courants qui prônent l’ouverture et ceux qui tirent de toutes leurs forces vers l’arrière. Au vu des résultats du 9ème congrès, les choses semblent demeurer en l’état en attendant « des jours meilleurs ».
Le nombre insuffisant de cadres compétents avec de fortes convictions démocratiques et le peu d’homogénéité et de cohésion dans les rangs du parti expliquent au moins partiellement l’échec d’Ennahdha à exploiter dans son intérêt et dans celui du pays l’occasion historique qui lui a été présentée sur un plateau d’argent et dont les membres (direction et base confondues) n’avaient pas osé imaginer, même dans leurs rêves les plus fous.

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