mercredi 31 janvier 2018

Sauver la Culture et l’éducation

Emmanuel Macron est en visite officielle en Tunisie alors que la langue française est en perte de vitesse et que l'éducation est en net recule du fait des Frères musulmans. Poursuivra-t-il la politique de soutien à Ghannouchi qui veut en finir avec la culture et la langue française qu'il veut remplacer par la langue turque
R.B 
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Abdelaziz KACEM
Le Président Emmanuel Macron nous fait l’honneur d’une visite officielle, dans le contexte socio-économique que l’on sait. Pendant deux jours, il sera à l’écoute de la Tunisie. C’est une aubaine dont aimerait profiter aussi des non-officiels. Pour ma part, s’il m’était donné de le rencontrer, en simple intellectuel, voici ce que je lui dirais :

Monsieur le Président,
Soyez le bienvenu. Un programme intensif, dit-on, vous attend et nous savons que vous ne venez pas les mains vides. Dans l’urgence, avec les responsables tunisiens, vous discuterez de coopération, d’investissement, d’immigration, de terrorisme, de sécurité commune…


Néanmoins, je voudrais attirer votre attention sur des questions vraisemblablement non-inscrites à l’ordre du jour de vos discussions. Car l’économie n’est pas notre seul secteur sinistré. La culture et l’éducation ne le sont pas moins.


De mon temps, en matière de culture, il y avait un Groupe de travail tuniso-français pour les échanges culturels et artistiques. Il a été unilatéralement supprimé par la partie française. La coproduction, la confrontation des idées et des expériences, la création, l’animation, l’action culturelle en ont subi un coup d’arrêt brutal. Il en était de même pour les échanges dans le domaine de la radiotélévision. Puis plus rien.

Pour ce qui est de l’éducation, je ne vous apprendrai rien en disant que la langue française, en Tunisie, est en train de se créoliser. Vous l’avez constaté vous-même, le 14 juillet dernier, à Nice, lors de la commémoration de l’horrible carnage qui avait endeuillé la capitale de la Côte d’Azur. À notre grande honte, l’officiel tunisien, venu baragouiner un inintelligible message de solidarité, n’a même pas été capable de prononcer correctement votre nom ni celui du maire de Nice. Cinq ans auparavant, interviewé par TV 5, le Chef islamiste du 1er gouvernement tunisien issu des premières élections démocratiques, après avoir prononcé des « esscuses » et évoqué les « prépara-ta-tions », dit finalement « préférer réponser en arabe ».

Hier encore, l’école de la Tunisie indépendante, soutenue par une assistance française accrue, se targuait de former d’excellents bilingues. Elle est désormais honteuse du sabir que reçoivent ses élèves. La dernière session du bac a enregistré sept mille zéros en français. Le ministère de l’Éducation est douloureusement conscient de cette détérioration. Que faire ?

Plus que jamais, en ces temps troublés, nous tenons à la langue de Voltaire. Elle est notre vaccin, notre antidote contre le fanatisme et la médiocrité. Force est cependant de signaler que même les bons francophones risquent de perdre leurs acquis. J’ai toujours appelé à la consolidation de l’existant. Une langue demande à être constamment entretenue par la pratique et nourrie par la lecture. Or aujourd’hui, avec la dégringolade du dinar, le livre français devient inabordable. À la grande joie des intégristes, les nourritures spirituelles, à même de nous libérer des préjugés et de toute sorte de superstition, ne sont plus à la portée de nos bourses. Nous sommes nombreux à demander aux services français concernés de créer une caisse de compensation pour le livre exporté qui en allégerait le prix au bénéfice du lecteur tunisien. 

En souvenir du grand Bourguiba, l’un des trois fondateurs africains de la francophonie institutionnelle, la Tunisie accueillera, en 2020, le XVIIIe Sommet de l’OIF. Nous sommes nombreux à appréhender ce rendez-vous aux travaux duquel, il va falloir trouver les organisateurs et les répondants idoines. Une erreur de casting risquerait d’engendrer une honte supplémentaire que la Tunisie ne saurait souffrir. Que faire ?
Ces propos feront grincer des dents les intégristes et les identitaristes qui ont traité les gens de mon espèce de « lie de la francophonie ». Mais c’est mon rôle et je l’assume.

Monsieur le Président,
Il est un autre sujet brûlant dont je voudrais vous dire un mot. En dépit du lourd passif colonial, malgré tous les aléas de l’histoire, les relations des élites tunisiennes et plus largement arabes avec l’Hexagone sont si privilégiées que chaque fois que nous subissons, au plan international, un déni de justice, notre première question est : « Qu’en pense et qu’en dit la France ? ». Nous avons beaucoup apprécié votre opposition aux reniements de M. Donald Trump, au sujet de la cause palestinienne, mais aussi en ce qui concerne l’accord sur le nucléaire iranien. 

Ce que nous apprécions moins c’est votre attitude hostile à la Syrie. Cela plaît aux Bédouins du Golfe, commanditaires de tous les séismes qui secouent l’arabité utile. Mais tous les peuples du Maghreb et du Machreq, à l’exception des barbus, restent perplexes. Certes, il y a un grand déficit démocratique dans la région, mais les roitelets wahhabites sont les derniers à pouvoir donner des leçons en la matière. 

Chaque fois qu’il m’a été donné de le faire, j’ai appelé le pays des Lumières à mieux appréhender cette contrée profondément arabe, la Syrie, où l’on parle encore le syriaque et l’araméen et où, quoi qu’on dise, la tolérance religieuse n’est pas un vain mot. La dernière fois où j’ai évoqué ce tragique et vieux malentendu franco-syrien, c’était en octobre 2008, à l’occasion du cinquantenaire de l’association DLF (Défense de la langue française), en ma qualité de membre de son comité d’honneur. Une nouvelle Syrie est en train de naître, elle n’a pas besoin de forceps supplémentaires pour voir le jour…

jeudi 25 janvier 2018

Tunisie, où vas-tu ?


Comme il fallait s'y attendre, le choix du régime retenu par les constituants dominés par les Frères musulmans, montre ses faiblesses, par ailleurs prévisibles : un régime bâtard voulu par les islamistes pour empêcher le pays d’avancer ! Il s'en est suivi un chaos généralisé sur la scène politique, rendant le tunisien méfiant vis  vis de toutes les formations politiques, d'autant qu'aucune n'affiche clairement ses principes ni son projet, toute s'étant laissée infiltrer par les islamistes.  
Que faire de la démocratie quand un peuple est paupérisé ? Car la stratégie des Frères musulmans sera payante tôt ou tard pour en finir avec la République :
- ruiner le pays, paupériser les classes moyennes et pousser à la misère les classes pauvres.
- détruire l'économie, tous secteurs confondus; en premier celui du tourisme.
- infiltrer les administrations d'Etat, pour les paralyser et les détruire de l'intérieur.
- parasiter l'enseignement et lui privilégier l'école coranique, productrice d'obscurantisme.
- répandre le wahhabisme qui fonde tous les islamisme, propice à la domination des peuples ...
Ce que d'ailleurs constatent les tunisiens depuis que Ghannouchi est rentré de Londres et s'est accaparé le pouvoir ! Au bout du compte que restera-t-il de la République, de ses institutions, de son Administration .... : Rien, que des coquilles vides ! C'en sera fini de la Tunisie de Bourguiba, leur ultime objectif ! Alors ils pourront passer au stade d'après : réaliser leur projet de Califat.
Il faut savoir que les Frères musulmans jouent la carte TEMPS ! Ce que fait le FIS (branche des Frères musulmans) en Algérie, où il prend son temps pour mieux s'installer dans la société algérienne et sur la scène politique.
Il faut espérer que ce chaos soit créateur d'une nouvelle donne où les anciens des partis uniques, tirant les leçons de la révolte du 14 janvier 2011, mais aussi des sept années de gestion catastrophique, dominée par l'islamisme, sauront contribuer à remettre la Tunisie en marche et parfaire l'œuvre de Habib Bourguiba. 

R.B
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Sept ans après la révolution de jasmin qui mit fin au régime dictatorial de Ben Ali, de plus en plus de Tunisiens redoutent le blocage de la transition démocratique.

La transition démocratique tunisienne, tant célébrée à l’étranger comme un « modèle », est-elle en train de s’enrayer ? Sur la seule sphère politique, on ne compte plus les retards, les ratés, les faux pas, voire les régressions. Parmi les plus notables : un Parlement infantilisé, une Cour constitutionnelle dans les limbes, une Commission électorale affaiblie, une décentralisation à la peine, une justice contestée, un arbitraire policier qui perdure. Et puis, il y a cette nouvelle petite musique qui fait entendre la nostalgie d’un ordre à poigne tout en démonétisant la révolution du printemps de 2011.

Un dépit évident

Cette question surgit inévitablement alors que l’inventaire de la transition démocratique en Tunisie, sept ans après la révolution de 2011, quatre ans après l’adoption d’une Constitution éminemment progressiste, dévoile un chantier non seulement inachevé mais à la dynamique grippée. L’élan printanier de 2011, ce nouveau pacte civique scellé autour de la démocratie et de la justice sociale, s’est comme enlisé. Comparé au désastre des autres printemps arabes – Egypte, Syrie ou Libye – le cas tunisien pourrait sembler bénin. A cette aune-là, la Tunisie demeure un exemple roboratif. Mais au regard de ses propres espoirs de changement exprimés en 2011, le dépit est évident.

Le Monde Afrique tente de faire la photographie du moment politique périlleux que traverse le pays, de l’état du consensus qui prévaut depuis 2015 à la tentation présidentialiste, en passant par le retour des bénalistes, le chaînon encore manquant de la démocratie locale, l’arbitraire policier qui ne veut céder et la vitalité du monde associatif, sous haute surveillance de l’Etat, mais qui représente malgré tout un espoir pour l’avenir.


L’alliance entre les « modernistes » et les « islamistes » a permis de préserver la paix. Mais elle a un coût : le retour du conservatisme.

C’est un paradoxe amer, un dégât collatéral de la stabilisation politique de la Tunisie. La démocratie a besoin de paix pour s’épanouir mais quand celle-ci vire au consensus opaque, à l’arrangement à huis clos, la concorde apparente ne devient-elle pas un masque, le faux nez d’un pouvoir confisqué ? Cette question, un nombre croissant de Tunisiens attachés à la transition démocratique de leur pays, célébrée à l’étranger comme un « modèle » dans le monde arabo-musulman, se la posent avec inquiétude.

Le consensus partisan qui prévaut depuis 2015 entre Nidaa Tounès (« moderniste ») et Ennahdha (« islamiste »), les deux mouvements alliés dans une coalition gouvernementale après s’être violemment combattus en 2012-2013, ne s’est-il pas dégradé – au-delà de la vertu du calme recouvré – en étouffoir ? En machine à tout neutraliser ? En chambre secrète de transactions entre états-majors se partageant les positons d’influence ? En compromis conservateur tenant en suspicion tout contre-pouvoir ?

L’interrogation n’est pas qu’académique. Elle surgit inévitablement alors que l’inventaire de la transition démocratique en Tunisie, sept ans après la révolution de 2011, quatre ans après l’adoption d’une Constitution éminemment progressiste, dévoile un chantier non seulement inachevé – ce qui est compréhensible – mais à la dynamique enrayée. L’élan printanier de 2011, ce nouveau pacte civique scellé autour de la démocratie et de la justice sociale, s’est comme enlisé. Comparé au désastre des autres printemps arabes – Egypte, Syrie ou Libye – le grippage tunisien pourrait sembler bénin. A cette aune-là, la Tunisie demeure un exemple roboratif. Mais au regard de ses propres espoirs de changement exprimés en 2011, le dépit est évident.

« Rente démocratique »

Sur la seule sphère politique – et en mettant de côté la scène sociale où la désaffection est encore plus crue comme l’ont montré les récentes protestations – on ne compte plus les retards, les ratés, les faux pas, voire les régressions. Parmi les plus notables : un Parlement infantilisé, une Cour constitutionnelle dans les limbes, une commission électorale indépendante affaiblie, une décentralisation à la peine, une justice transitionnelle contestée, un arbitraire policier rémanent. Et puis, il y a ce nouvel air du temps, cette petite musique distillée par des gramophones réactivés qui entonnent la nostalgie d’un ordre à poigne tout en démonétisant la rupture de 2011, une sorte de révisionnisme de la révolution.

Tous ces signes ne suffisent pas à accréditer la thèse d’une contre-révolution en marche, d’un retour programmé à l’ancien régime du type Ben Ali. Les choses ne sont pas aussi simples. La « rente démocratique », qui est à la Tunisie ce que le pétrole est à l’Algérie, interdit d’emblée toute restauration qui coûterait aux autorités de Tunis la bienveillance internationale – en tout cas occidentale – garante de précieux soutiens financiers en ces temps de diète économique. Un exemple parmi d’autres de cette cote diplomatique toujours très élevée : le retrait sans difficulté de la Tunisie, mardi 23 janvier, de la liste des paradis fiscaux établie début décembre par l’Union Européenne (UE). « Il faut sauver le soldat Tunisie », unique rescapé de la vague des printemps arabes, est un peu le mot d’ordre des bailleurs de fonds, tel le Fonds monétaire international (FMI). Ce crédit moral est forcément lié à l’expérience démocratique en cours et nul dirigeant à Tunis ne le sacrifierait. Le risque existe pourtant que cet ordre démocratique, à préserver dans sa forme, soit vidé d’une partie de sa substance au fil d’insidieux renoncements.

Les islamistes conquérants puis accommodants

Etait-ce le prix à payer pour cette prouesse politico-diplomatique qui évita à la Tunisie de basculer en 2013 dans les abysses de la guerre civile ? Car la configuration actuelle, produit d’une magistrale opération de sauvetage, activement encouragée par les Occidentaux (surtout les Américains et les Allemands), a permis de résorber la fracture qui ne cessait de s’ouvrir depuis la révolution entre deux camps irréductibles. D’un côté, les tenants de l’islam politique regroupés autour d’Ennahdha qui dominait la coalition gouvernementale (la « troïka ») au pouvoir à partir de la fin 2011. De l’autre, les « modernistes » et les « laïcs » gravitant autour de Nidaa Tounès, éventail s’étirant de l’extrême gauche jusqu’aux anciens soutiens de Ben Ali. Ces derniers sont farouchement hostiles à l’islamisation d’une société tunisienne dont une grande partie demeure attachée au réformisme sociétal – notamment les droits des femmes – inauguré dès l’indépendance de 1956 par Habib Bourguiba, le « père de la nation ».

En cette terrible année 2013, la tension fut à son comble entre les deux camps à la suite de l’assassinat de deux figures de l’opposition laïque (Chokri Belaïd en février et Mohamed Brahmi en juillet). La rue s’enfiévra. Début août, des manifestations monstres réclamèrent le départ du pouvoir d’Ennahdha, dénoncé comme responsable de la montée de la violence islamiste.

C’est dans une suite de l’hôtel Le Bristol, à Paris, que la réconciliation a été amorcée le 14 août 2013. Ce jour-là, Béji Caïd Essebsi, ex-lieutenant de Bourguiba et fondateur de Nidaa Tounès, rencontra Rached Ghannouchi, le « cheikh » d’Ennahdha revenu à Tunis dès la chute de Ben Ali après 22 ans d’exil. Le pacte qui s’esquissa à ce moment-là déboucha sur une coalition gouvernementale au lendemain des élections législatives et présidentielle de la fin 2014 gagnée par le parti de Béji Caïd Essebsi, lequel tendit une main magnanime à des islamistes soudain accommodants après avoir été conquérants. Depuis lors, la Tunisie est dirigée par ce condominium qui a sans nul doute sauvé la Tunisie du chaos, mais dont la logique profonde, celle d’une cooptation entre élites politiques (l’établie et l’émergente), manque cruellement de transparence.

Il n’est pas anodin que cette rencontre au Bristol ait eu lieu un peu plus d’un mois après le coup d’Etat du 3 juillet 2013 en Egypte contre le président d’alors, Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans. A distance, l’événement a traumatisé les islamistes tunisiens, réveillant chez eux la crainte d’une répression à domicile dont ils avaient durement souffert à partir des années 1990 : 22 000 arrestations, torture dans les prisons, familles entières ostracisées. Cette mémoire de l’ « éradication » continue de hanter les islamistes tunisiens et l’on ne peut comprendre leur revirement de l’été 2013 qu’à cette lumière-là. « Oui, cette angoisse existentielle a beaucoup joué », admet sous le sceau de l’anonymat un dirigeant d’Ennahdha. Ce dernier ajoute qu’une telle réaction de survie a concerné la direction plus que la base, laquelle a toutefois fini par se rallier au virage pragmatique.

Un pacte scellé à l’hôtel Le Bristol

Quels furent les termes de ce fameux pacte du Bristol ? Evidemment, il n’y a pas eu de document. A en juger par le scénario qui s’est ensuite mis en place, on peut sans grand risque résumer ainsi le marché conclu. Un : Ennahdha aida Béji Caïd Essebsi à accéder à la magistrature suprême. Deux : le chef de Nidaa Tounès s’engagea en contrepartie à protéger Ennahdha des ardeurs d’éradication des faucons de son propre camp. Le premier acte se réalisa très vite avec l’abandon par Ennahdha – qui domine toujours alors la « troïka » au pouvoir – d’un projet de loi visant à exclure de la vie politique les titulaires de fonction sous la dictature passée, ainsi que sa renonciation à un article du projet de Constitution imposant une limite d’âge à un candidat à la présidence de la République. Cette double hypothèque levée, Béji Caïd Essebsi, né en 1926 et qui fut ministre sous Bourguiba et président du Parlement sous Ben Ali, put se présenter à l’élection présidentielle de décembre 2014. Il la remporta avec l’évidente complicité d’Ennahdha.

Le deuxième acte se joua ensuite avec la formation du gouvernement de coalition début 2015. Même confiné à une participation minimale dans l’exécutif, Ennahdha se sentit rassuré face au risque d’un retour de bâton répressif à un moment critique où soufflait le vent de la contre-révolution en Libye, en Egypte et en Syrie. Son assurance grandit même alors que les scissions successives au sein de Nidaa Tounès, plongé dans une violente guerre de clans, rétrogradèrent ce parti en deuxième position à l’Assemblée. Ennahdha devint mécaniquement et à son insu le premier groupe parlementaire.

En dépit de ce rapport de forces qui évolue de facto en sa faveur, le parti islamiste ne se dépare pourtant pas de l’attitude conciliante, discrète, coopérative qui est sa nouvelle option stratégique. Ironie de l’histoire, ses dirigeants s’inquiètent même de la crise interne au sein de Nidaa Tounès dont le nouveau chef, Hafedh Caïd Essebsi, fils du chef de l’Etat, est entouré de partisans de l’alliance avec Ennahdha. « Cette alliance est dans notre intérêt commun, c’est l’intérêt du pays », déclarait Hafedh Caïd Essebsi au Monde le 4 mars 2016.

Ennahdha privilégie la stabilité

Cette occasion historique d’isoler les éradicateurs au sein de la mouvance dite « moderniste », Ennahdha ne veut pas la rater. Il lui faut donc éviter que le Nidaa Tounès de Hafedh Caïd Essebsi ne s’affaiblisse trop. Le mantra du parti devient : « Il faut préserver le rapport de force électoral de 2014 [Nidaa Tounès en numéro un et Ennahdha en numéro deux] », résume Saïd Ferjani, membre du bureau politique d’Ennahdha et conseiller du chef du parti, Rached Ghannouchi. « Nous devons aider Nidaa Tounès », ajoute-t-il. « Nous n’avons aucun intérêt à redevenir dominant, précise un autre dirigeant du parti islamiste. Cela réveillerait la polarité de 2014. » Or Ennahdha redoute par-dessus tout une résurgence de cette polarité dans l’actuel contexte géopolitique régional hostile aux Frères musulmans. « Nous n’avons pas vocation à être réprimés et à entrer en conflit avec l’Etat, souligne-t-il. Notre intérêt est dans la stabilité. »

Tel est le décor où va se déployer le fameux consensus tunisien qui produit aujourd’hui ses effets pervers. Au nom de la sacro-sainte « stabilité » à préserver à tout prix, Ennahdha avalise sans broncher toute une série de mesures initiées par la présidence de la République ou Nidaa Tounès, lesquels ont recyclé de nombreux réseaux issus du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’ex-parti unique sous Ben Ali. La plus emblématique de ces mesures a été l’adoption à l’automne 2017 de la loi dite de « réconciliation administrative » qui permet d’amnistier les cadres de l’Etat ayant prêté leur concours aux malversations de l’ancien régime. « La connivence entre Nidaa Tounès et Ennahdha est malsaine, déplore Selim Kharat, le président d’Al-Bawsala, une association qui milite pour une plus grande transparence dans la vie publique. Elle ne fait que renforcer le statu quo. »


Formé à l’école du « père de la nation » Habib Bourguiba, l’actuel président, âgé de 91 ans, se pose en champion du « prestige » de l’Etat. Au risque d’affaiblir l’inspiration parlementaire de la Constitution post-révolution.



Elle trône, superbe, conquérante, en surplomb des terrasses de cafés de l’avenue qui porte son nom. La statue équestre de Habib Bourguiba a regagné en mai 2016 le cœur de Tunis et le « père de la nation », tout de bronze coulé, pointe à nouveau son bras vers la Médina toute proche. La symbolique de ce retour au bercail du héros de l’indépendance n’a pas fini de faire sentir ses effets sur la scène politique tunisienne.

Quand Béji Caïd Essebsi, l’actuel chef de l’Etat, a pris cette initiative, la plupart des observateurs n’y ont vu qu’une juste réparation. Il ne s’agissait rien tant que de laver l’affront qu’avait infligé au « commandant suprême » son héritier infidèle, Zine El-Abidine Ben Ali, qui avait exilé en 1988 – un an après son « coup d’Etat médical » contre un Bourguiba vieillissant – l’auguste icône au port de la Goulette, au nord de Tunis. Depuis la révolution de 2011, qui avait mis à bas le dictateur Ben Ali, il n’était que temps de réhabiliter le fondateur de la Tunisie moderne dans tout son panache.

L’affaire pourtant ne se résumait pas à de la simple muséographie urbaine. Au-delà de la statue elle-même, elle signalait le retour d’une certaine conception du pouvoir qui constitue le logiciel historique de Béji Caïd Essebsi, élu à la présidence de la République à la fin 2014 avec pour mandat de restaurer le « prestige » d’un Etat affaibli par les turbulences postrévolutionnaires.

Associé aux sphères du pouvoir d’avant 2011

Agé de 91 ans, M. Essebsi, avocat de formation, fut dans sa jeunesse un militant du Néo-Destour, l’avant-garde du mouvement national tunisien, avant de débuter une carrière dans l’appareil sécuritaire du nouvel Etat tunisien formé au lendemain de l’indépendance en 1956. Habib Bourguiba, auquel il consacra plus tard une biographie (Habib Bourguiba : le bon grain et l’ivraie, Sud Editions, 2009), est son héros, sa référence. Il mûrit à son école, gravissant tous les échelons d’une brillante carrière : directeur de la sûreté nationale, ministre de l’intérieur, ministre de la défense, ministre des affaires étrangères. Et cette école-là n’est pas celle de la démocratie. Elle est celle du culte du pouvoir personnel, elle est celle de la cour et de ses intrigues. Au lendemain de l’éviction en 1987 de Bourguiba par Ben Ali, qui incarne alors la jeunesse et l’ouverture avant de se dévoyer dans l’autocratie mafieuse, M. Essebsi prend du champ, dépité par les offenses répétées à l’héritage bourguibiste. Loin de rejoindre l’opposition démocratique, il reste toutefois associé aux sphères du pouvoir d’avant 2011.

Tel est l’homme qui aujourd’hui préside aux destinées de la Tunisie. Il fait partie de cette frange de l’élite traditionnelle qui, pas trop compromise avec le proche entourage de Ben Ali, a habilement surfé sur la révolution de 2011 pour en canaliser le cours, lui éviter les chambardements radicaux. Les démocrates tunisiens inquiets de la poussée islamiste l’ont soutenu quand il a fondé en 2012 le parti Nidaa Tounès, point de ralliement des laïcs et modernistes soucieux de défendre le progressisme sociétal – en particulier les droits des femmes – hérité de l’ère bourguibienne.
Mais voilà que ces mêmes démocrates s’alarment aujourd’hui, comme en témoigne cet « Appel du 17 décembre 2017 » diffusé à l’occasion du septième anniversaire du déclenchement de la révolution à Sidi-Bouzid et dans lequel un millier de signataires dénonçaient l’« offensive antidémocratique et réactionnaire » du pouvoir actuel. Certes, cet Appel visait avant tout le condominium dirigeant formé par l’alliance entre Nidaa Tounès (« moderniste ») et Ennahdha (« islamiste »), réconciliés après s’être âprement combattus, mais Béji Caïd Essebsi était clairement ciblé dans le texte. Il lui est reproché sa tentation d’un « retour au présidentialisme ».

Il y a là comme une anomalie, une bizarrerie. Depuis l’adoption en janvier 2014 de la nouvelle Constitution de la Tunisie postrévolutionnaire – votée dans une vive émotion à la quasi-unanimité de l’Assemblée constituante d’alors –, il était largement admis que la Tunisie venait de clore ses querelles institutionnelles, centrées notamment sur la place de l’islam dans l’Etat, pour s’attaquer enfin aux immenses défis économiques et sociaux en souffrance : la fracture socio-territoriale entre le littoral et l’arrière-pays, le chômage des jeunes, etc.

Etait-ce un malentendu ? Au vu des actes et des propos du président Essebsi, il apparaît en effet que la question institutionnelle n’est pas soldée. Le chef de l’Etat continue de la poser. Il ne s’agit pas à ses yeux de remettre en cause le compromis historique sur les relations entre Etat et religion – affaire réglée autour de la préservation de l’« Etat civil » – mais d’interroger l’équilibre entre inspirations parlementaire et présidentielles du texte fondamental. Et c’est là que sa filiation avec le bourguibisme prend tout son sens.

Frustration à l’égard de la Constitution

De toute évidence, la Constitution de 2014 ne plaît pas au chef de l’Etat. Il trahit d’ailleurs à intervalles réguliers sa frustration. Dans un entretien accordé le 6 septembre 2017 au quotidien francophone La Presseil s’en était pris avec virulence à un certain nombre de contre-pouvoirs – les « instances indépendantes » prévues par la Constitution pour s’occuper des élections, de la justice transitionnelle, de la lutte anti-corruption etc. – qui abusent à ses yeux de leurs prérogatives au point de « menacer l’existence de l’Etat ». Sans la nommer expressément, le chef de l’Etat visait surtout l’Instance vérité et dignité, chargée de la justice transitionnelle dont il n’a jamais apprécié le travail de divulgation des abus et des crimes des régimes autoritaires passés.

Au-delà, il était allé jusqu’à exhorter à « revoir la nature du système politique » et à « rectifier les insuffisances du système constitutionnel » sources de « paralysie », ce que les commentateurs avaient interprété comme un appel à une révision constitutionnelle. Devant l’émotion soulevée par ses propos, le chef de l’Etat avait ensuite rectifié le tir. « On ne change pas de Constitution tous les quatre matins », avait-il déclaré au Monde le 18 décembre 2017. Mais il exprimait clairement sa préférence : « Je suis pour un système présidentiel bien contrôlé pour éviter la dérive présidentialiste que nous avons connue sous Bourguiba et Ben Ali. »

Le problème est que la Constitution de 2014 n’a pas instauré un « système présidentiel », mais un régime mixte dont la dimension parlementaire est très marquée. Selon la lettre, le chef de gouvernement est doté de très larges pouvoirs, supérieurs même à ceux du chef de l’Etat. Or, dans la pratique quotidienne, la hiérarchie est inversée : le président de la République, qui tire sa légitimité de son élection au suffrage universel, exerce un ascendant indubitable sur le premier ministre. Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution, les titulaires de cette fonction n’ont jamais été des poids lourds politiques, handicap qui a facilité les empiétements présidentiels. Autant Habib Essid (janvier 2015-août 2016) que son successeur, Youssef Chahed, sont des technocrates, non élus, peu enclins à défendre l’intégralité de leurs prérogatives constitutionnelles.
Et s’ils ont essayé – et parfois réussi – de préserver leur autonomie face aux exigences de Nidaa Tounès, le parti arrivé en tête des législatives de 2014, ils ont dû s’incliner à chaque fois qu’un conflit les a opposés au palais de Carthage, le siège de la présidence de la République situé au nord de Tunis. Du reste, c’est le chef de l’Etat lui-même qui choisit les premiers ministres avant de les pousser à la sortie, comme cela avait été le cas avec Habib Essid, coupable de lui avoir trop résisté. Quant à Youssef Chahed, le palais de Carthage ne manque pas de lui rappeler, dès qu’une tension se manifeste, à qui il doit son poste. « C’est le président qui a créé M. Chahed », glisse un proche de M. Essebsi. Dès lors, comment un tel chef de gouvernement pourrait-il avoir l’outrecuidance de s’émanciper ?

« Tout chamboulé »

« Ce qui se passe est ahurissant, s’inquiète Hatem M’rad, professeur de sciences politiques. M. Essebsi a tout chamboulé pour tout ramener à lui. Il y a une Constitution formelle et il y a une autre Constitution politique sur le terrain. » L’un des exemples de ce déplacement du centre de gravité politique de la Kasbah (le siège du gouvernement au centre de Tunis) à Carthage est la formation en 2017 sous l’autorité du chef de l’Etat d’un Conseil national de sécurité s’occupant non seulement de questions régaliennes – prérogatives incontestables du président de la République – mais aussi plus étrangement de la santé, de l’éducation, de l’environnement… Faut-il y voir un « gouvernement bis » ?

A Carthage, on justifie cette présidentialisation de la géographie du pouvoir par l’urgence de régler des problèmes brûlants : lutte contre le terrorisme, relance de l’économie, etc. « Au tout début, en 2015, on a laissé faire le gouvernement, confie un proche du chef de l’Etat. Mais cela n’a pas marché. Face aux problèmes qui s’accumulaient, les gens disaient : “Mais où est donc le président ?” Nous avons dû intervenir par défaut. Il fallait remplir un vide. » Présidentialisation contrainte ? Ou plutôt culture du pouvoir héritée du passé de M. Essebsi ?

Cette théorie de la présidentialisation « par défaut », imposée par la prétendue incurie des autres institutions, serait toutefois plus convaincante si Carthage avait vraiment laissé s’épanouir les autres pôles de pouvoir. Quand l’entourage du président s’indigne de la « faillite » du « régime des partis », qui risquerait de précipiter « la chute de la démocratie », il oublie de préciser que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) n’a jamais été en état de travailler correctement. « Il y a une volonté politique évidente d’empêcher que l’Assemblée exerce véritablement son rôle de contrôle de l’exécutif et d’initiateur de la loi », s’alarme un analyste. L’ARP n’est ainsi toujours pas dotée de son autonomie administrative et financière, pourtant prévue par la Constitution. Ce déficit de volonté politique d’organiser la séparation des pouvoirs se confirme par ailleurs dans les blocages entravant la mise en place de la Cour constitutionnelle.

Face à un bloc exécutif qui a du mal à se départir d’une conception traditionnelle du pouvoir, les députés commencent à se rebiffer. Ils cherchent ainsi à créer des commissions d’enquête autant qu’il est possible, comme l’illustre le récent projet d’un élu d’examiner les dégâts de l’industrie extractive. Et ils interpellent de plus en plus le gouvernement. En l’espace d’un an, ils lui ont adressé deux fois plus de questions orales et écrites. Jusqu’où ira cette résistance parlementaire ? Parviendra-t-elle à donner raison aux optimistes qui n’ont vu dans le retour de Bourguiba sur son cheval au cœur de Tunis qu’un simple symbole de fierté nationale, et rien de plus ?


En septembre 2017, 18 cadres de la dictature de Ben Ali sont entrés au gouvernement Chahed. Mais le « recyclage » de personnalités jusque-là ostracisées va bien au-delà.

Quand on rencontre Mohamed Ghariani attablé à un salon de thé de La Marsa, banlieue résidentielle du nord de Tunis, on a du mal à réaliser que ce quinquagénaire à la voix doucereuse a été l’un des hommes les plus puissants de l’ex-dictature de Zine El-Abidine Ben Ali. « Oui, je l’admets, j’ai participé à un système qui a fait beaucoup de choses de mal », lâche-t-il en sirotant un café face à une mer opaline. « Et j’ai présenté mes excuses au peuple tunisien pour cela », ajoute-t-il. A la veille de la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier 2011, M. Ghariani était le secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti-Etat de l’époque, avatar dévoyé du mouvement destourien (constitutionnaliste) qui, sous la houlette du « père de la nation », Habib Bourguiba, et ses compagnons, avait conduit la Tunisie à l’indépendance nationale.

Si Ben Ali a fui le 14 janvier 2011 en Arabie saoudite avec sa famille, poussé au départ par une rue en révolte, M. Ghariani, lui, est resté à Tunis, où il a payé de vingt-huit mois de prison son passé de hiérarque de l’ancien régime. Malgré la difficulté de l’épreuve, il porte un jugement nuancé sur ce que la révolution a fait subir aux symboles de la dictature : « Il n’y a pas eu de chasse aux sorcières, souligne-t-il, mais il y avait en 2011 une ambiance de peur. Il y avait un discours de haine qui, il faut le reconnaître, a aujourd’hui disparu. »

« J’ai intégré la dynamique de changement »

C’est peu dire que cette « haine » a disparu. Les temps sont redevenus bienveillants à l’égard des anciens proscrits de 2011. Le temps qui a passé, charriant bien des désillusions sur le bilan de la révolution, et l’absence de véritables représailles politiques – un projet de loi d’exclusion de la vie politique des cadres de l’ancien régime a été abandonné en 2014 – ont autorisé leur retour progressif sur la scène publique. M. Ghariani a rejoint à sa sortie de prison Nidaa Tounès, le parti fondé par l’actuel chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, très accueillant envers les « ex ». Puis il a rallié une autre formation, plus modeste : Al-Moubadara (« l’initiative »), créée par Kamel Morjane, ancien ministre de Ben Ali aux affaires étrangères et à la défense. Mohamed Ghariani affirme ne pas mener un combat d’arrière-garde, ne pas souhaiter de revanche. « J’ai intégré la dynamique de changement, dit-il. Il y a eu une révolution en 2011. La politique, c’est la capacité de s’adapter. J’estime que la période actuelle est l’occasion d’achever le projet de Bourguiba : l’Etat de droit. »

Depuis peu, ce retour s’est accéléré au point de jeter l’émoi parmi les héritiers de 2011. En septembre 2017, un remaniement du gouvernement Youssef Chahed, choisi un an plus tôt au poste de premier ministre par le président Essebsi, a fait la part belle aux « ex ». Ces derniers sont au nombre de 18 sur les 43 ministres et secrétaires d’Etat, soit un taux de 40 %. Ils avaient été ministres sous Ben Ali, occupaient des responsabilités au sein du RCD ou étaient connus pour leur proximité avec l’ancien parti unique.
Parmi les plus en vue figurent le ministre de l’éducation, Hatem Ben Salem, et celui des finances, Ridha Chalghoum, qui étaient chargés des mêmes portefeuilles à la veille de la révolution. Face aux critiques, les défenseurs de cette ouverture élargie à des figures de l’ancien régime objectent que la Tunisie, plongée dans le marasme social et économique et en butte à des défis sécuritaires aigus, n’a pas d’autre choix que de solliciter des « compétences » ayant une solide expérience de l’Etat. A les entendre, l’affaire ne serait que « technocratique » et non « politique ».

« RCDisation » accélérée de Nidaa Tounès

Le problème est que nombre de ces ministres ne sont pas que des techniciens de l’Etat mais ont aussi été des propagandistes de l’ancien régime. Hatem Ben Salem, qui fut ambassadeur de la Tunisie auprès des Nations unies à Genève entre 2000 et 2002, défendait âprement le bilan de Ben Ali en matière de droits humains. « Il n’existe pas de torture en Tunisie », déclarait-il alors. Quant au nouveau ministre de la culture, Mohamed Zin El-Abidine, un ancien du RCD, il avait publié un article dans le quotidien tunisien La Presse, dans lequel il louait l’œuvre de Ben Ali qui, écrivait-il, « s’est toujours battu pour une République de justice et de vérités publiques ».

Ces « ex » de retour prétendent tous s’inscrire dans le processus de transition démocratique. Toutefois, leur nombre croissant dans les hautes fonctions exécutives ne risque-t-il pas d’éroder l’esprit de 2011 ? « Ces ministres sont certes compétents, mais ils ont été formés dans un système fermé, prédéterminé par la tutelle de Ben Ali, observe Youssef Cherif, analyste indépendant. Si leur nombre continue d’augmenter et si l’on ne diversifie pas davantage les profils, le risque existe qu’ils usent de méthodes du passé et que le système devienne progressivement de plus en plus autoritaire. »

Ce retour des « ex » au gouvernement répond au souci du président Essebsi de remettre sur pied un Etat affaibli par les secousses post-révolutionnaires. Il est aussi le produit d’une « RCDisation » accélérée de Nidaa Tounès, le parti fondé par le chef de l’État qui domine la coalition gouvernementale – en association avec le parti islamiste Ennahdha – et constitue à ce titre le principal vivier du personnel gouvernemental. Lors de sa naissance en 2012, Nidaa Tounès était censé regrouper les « modernistes » et « laïcs » face à la menace que faisait peser l’essor de l’islamisme sur le réformisme sociétal (notamment les droits des femmes) hérité de l’ère bourguibienne.

Quatre courants cohabitaient en son sein : la gauche, les syndicalistes, les indépendants et les destouriens. Or dès que l’hypothèque d’une exclusion des ex-RCDistes de la vie politique a été levée en 2014, ces derniers ont massivement investi les instances dirigeantes de Nidaa Tounès. « On les a subitement vus débarquer à ce moment-là. Ils nous ont foutus dehors », se souvient un expert de sensibilité « centriste » chargé de travailler sur le programme du parti. « Nidaa Tounès a joué comme une formidable machine à reconversion », résume un observateur.

De la confrontation à l’accommodement

Cette « reconversion » devrait même s’approfondir alors qu’approchent les élections municipales, prévues en mai. Les réseaux locaux de l’ex-RCD, qui avait tissé au tréfonds de la Tunisie un maillage très serré de contrôle social, sont en passe d’être réactivés après être entrés en sommeil dans la foulée de la révolution. Nidaa Tounès s’y emploie sous la houlette de son directeur exécutif, Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l’Etat, dont l’entourage est dominé par d’ex-RCDistes. « Hafedh Caïd Essebsi joue beaucoup sur les barons territoriaux de la machine de l’ex-RCD », ajoute l’observateur. D’autres formations concurrentes, telles Machrou Tounès de Mohsen Marzouk ou Al-Moubadara de Kamel Morjane, se livrent à la même entreprise de séduction. Les ex-RCDistes, prisés pour leur implantation locale, sont « dragués » de toutes parts.

Le retour en grâce des cadres de l’ex-RCD au sommet de l’Etat n’est toutefois pas seulement le fait de Nidaa Tounès. Il doit aussi beaucoup à la bonne volonté du parti islamiste Ennahdha qui dominait la coalition gouvernementale (la « troïka ») de la fin 2011 au début 2014. Déstabilisé par la montée de l’hostilité à l’islam politique à partir de l’été 2013 – autant dans les pays environnants qu’en Tunisie même – Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha, a effectué un virage à 180 degrés. Il est passé de la confrontation à l’accommodement à l’égard des héritiers de l’ancien régime. Les islamistes tunisiens, qui avaient pourtant durement souffert de la répression sous Ben Ali, sont devenus subitement des adeptes de la « réconciliation ». Ainsi M. Ghannouchi a-t-il pesé de tout son poids en 2014 pour imposer à sa base militante, récalcitrante, l’enterrement du projet d’exclusion de la vie politique des ex-RCDistes, dont son parti était pourtant l’initiateur.

« Dès lors qu’il s’agit de les aider à rallier le nouvel ordre démocratique post-2011, ce n’est pas un problème pour nous », explique Saïd Ferjani, membre du bureau politique d’Ennahdha. En face, nombre de ces « ex » louent la bonne disposition des islamistes. « J’ai rencontré M. Ghannouchi et on a convenu d’oublier le passé, raconte Mohamed Ghariani, l’ex-secrétaire général du RCD. Cela a permis de faciliter la réconciliation. Le discours d’exclusion contre nous demeure maintenant circonscrit à l’extrême gauche. »

Capitalisation sur le désenchantement

Les politesses entre M. Ghariani et les islamistes d’Ennahdha n’ont toutefois pas été du goût d’autres franges de la « famille destourienne » – comme les ex-RCDistes préfèrent s’appeler – qui y voient une forfaiture. C’est le cas du Parti destourien libre (PDL), la frange la plus dure de la mouvance qui n’a jamais admis la réalité de la révolution de 2011. « Il y a eu des tensions sociales légitimes à l’époque, mais cela ne suffit pas à en faire une révolution, explique Abir Moussi, la présidente du PDL. Pour nous, il s’agit d’une manipulation intérieure et peut-être d’un complot étranger. » Aux yeux de Mme Moussi, avocate qui défendit les intérêts du RCD après sa dissolution, ses anciens amis partisans d’un dialogue avec Ennahdha ne sont que des « traîtres ».

« Ils ne sont que des opportunistes qui cherchent à se refaire une virginité en se faisant l’avocat des islamistes », dénonce-t-elle. Le PDL de Mme Moussi, qui revendique 20 000 membres, assure être la seule formation à « défendre les fondamentaux de l’Etat bourguibien tout en restant ouvert sur l’avenir ». La famille destourienne est aujourd’hui éclatée, mais sa nouvelle assurance sur la scène politique, capitalisant sur le désenchantement socio-économique ambiant, ne manquera pas d’avoir un impact sur l’air du temps en Tunisie. L’effet s’en fait d’ailleurs déjà sentir.


Si le nouvel arsenal législatif a permis de réduire considérablement les pratiques répressives du régime de Ben Ali, les mauvais traitements sont encore courants.

C’est un jeune d’un quartier populaire du Grand-Tunis, silhouette longiligne vêtu d’un sweat-shirt sportif. Il a l’avant-bras plâtré et l’on devine à une bosse sur l’attelle que le poignet a dû déboîter. Appelons-le Ahmed, un nom d’emprunt car le jeune homme de 23 ans préfère rester anonyme, prudence oblige. « Je suis sous le choc, soupire-t-ille regard encore étonné. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi ils m’ont frappé aussi violemment, comme si j’étais un terroriste. »

C’était début janvier. Ahmed avait été interpellé au petit matin par une patrouille de police qui le soupçonnait d’avoir commis un larcin. Il reconnaît d’emblée les faits. Oui, il a bien brisé la vitre d’une voiture et subtilisé ce qu’il y a trouvé à l’intérieur : un cric et les papiers du véhicule. Les policiers lui enjoignent de les conduire à l’endroit où il a caché les objets volés. Ahmed les amène au bord d’une voie ferrée. Le petit butin est retrouvé. Et là, le passage à tabac commence. « Je hurlais de douleur, je pleurais, l’os de mon poignet s’était déboîté mais ils continuaient à me frapper, à coups de poing, à coups de pied. » Puis ils l’embarquent au poste. Les coups pleuvent à nouveau dans le fourgon. Et les violences se poursuivent dans les locaux du commissariat. L’un des agents le frappe avec un bâton et quand celui-ci se brise sur l’épaule d’Ahmed, il va chercher le manche d’une pelle.

« C’est le quotidien »

« C’est le quotidien dans les quartiers populaires », soupire Ahmed. Finalement, le jeune homme passera trois semaines en détention préventive avant d’être relâché, le tribunal l’ayant condamné à six mois de prison avec sursis. Maintenant, il cherche à obtenir justice. Il veut porter plainte contre les policiers qui se sont ainsi acharnés sur lui. Au regard des autres dossiers de ce type déposés auprès de la justice, restés lettres mortes, les chances d’Ahmed sont plutôt maigres mais il y croit.

C’est l’une des ombres de la transition démocratique tunisienne : la permanence de l’arbitraire policier sept ans après la révolution. C’est surtout un sujet sensible, éminemment délicat, dont l’évocation suscite agacement et gêne chez nombre d’interlocuteurs institutionnels. Dans un pays si soucieux de son « image » à l’étranger, où certains médias locaux s’offusquent promptement de tout ce qui peut « entacher » la réputation de la Tunisie, – par ailleurs excellente sur la scène internationale – les militants de droits de l’homme enquêtant sur le bilan contrasté en matière d’Etat de droit n’ont souvent pas bonne presse. Depuis la sanglante année 2015, marquée par une série d’attaques aussi spectaculaires que meurtrières (musée du Bardo, plage de Sousse, bus de la garde présidentielle) revendiquées par l’organisation Etat islamique, la montée du discours sécuritaire – dans les institutions comme dans l’opinion – a rendu plus difficile la tâche de ceux qui continuent de documenter les excès et abus des forces de l’ordre.

Car ces derniers n’ont pas disparu comme par enchantement avec la révolution. Le fossé reste grand entre les textes et la pratique. Depuis 2011, bien des progrès ont été réalisés dans l’arsenal législatif. L’un de ces acquis a été la mention, dans la Constitution de 2014, de l’« imprescriptibilité » du crime de torture. Un autre a été l’adoption en février 2016 d’une loi amendant le Code de procédure pénale pour imposer la présence d’un avocat dès le début d’une garde à vue, une réforme louée par le bureau tunisien de Human Rights Watch comme « une avancée significative ». D’autres organisations des droits humains à Tunis avaient aussi applaudi. La mesure était d’autant plus attendue que nombre des mauvais traitements sont commis dans les commissariats dès les premières heures de la garde à vue.

« Excès de zèle »

L’assaut subi par Ahmed dans son quartier du Grand-Tunis montre pourtant que les pratiques policières n’ont pas évolué aussi vite que la loi. Et l’affaire est loin d’être anecdotique. Les chiffres sont difficiles à obtenir en matière de tortures et de mauvais traitements mais les organisations des droits de l’homme les estiment à « plusieurs centaines de cas » depuis la révolution. « On ne peut plus parler de politique d’Etat, de politique systématique comme sous le régime de Ben Ali, explique Camille Henry, la responsable du plaidoyer au bureau de Tunis de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). Il s’agit toutefois des pratiques persistantes avec une tendance à l’arbitraire. »

A défaut d’un « système », obéissant à une logique politique et visant des groupes cibles – comme pouvaient l’être les militants d’Ennahdha (parti « islamiste ») sous Ben Ali – c’est plutôt une « culture » qui perdure dans les commissariats, un atavisme d’une corporation policière peu habituée à rendre des comptes à d’autres que ses propres chefs. En haut lieu, on minimise le phénomène en évoquant des « cas isolés » à mettre sur le compte d’un « héritage de la dictature » qui se résorbera au fil du temps. Quant aux syndicats policiers, ils insistent sur la difficulté des conditions de travail des agents sécuritaires alors que la menace terroriste reste vive en Tunisie. Le décès d’un policier, le 2 novembre 2017, poignardé par un islamiste radical devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), avait soulevé une profonde émotion, confortant les partisans d’un durcissement des dispositifs sécuritaires. Dans ce contexte, l’attention portée aux victimes des violences policières rencontre un écho très assourdi. « S’il y a des abus, il ne s’agit que d’excès de zèle personnels mais rien de plus », résume le responsable d’un syndicat policier.

Dans ce contexte, les plaintes déposées par les victimes aboutissent très rarement. « L’impunité persiste », se désole Halim Meddeb, avocat et expert auprès du bureau de Tunis d’Avocats sans frontières (ASF). Depuis la révolution, une seule condamnation pour torture a été prononcée, le 25 mars 2017, à l’encontre de quatre agents dans une affaire remontant à 2004. La victime ayant finalement accordé son pardon, les policiers ont bénéficié durant l’appel d’une réduction de leur peine à deux ans d’emprisonnement avec sursis. Dans son survêtement sportif, le jeune Ahmed, lui, entend bien se battre. Il n’est pas prêt d’oublier cet instant où, dans les locaux du commissariat de son quartier du Grand-Tunis, son bourreau est allé chercher un manche de pelle pour poursuivre son œuvre.

La démocratie locale en chantier


Les premières élections municipales depuis la révolution de 2011 sont censées se tenir au printemps. Elles doivent permettre de concrétiser la transition démocratique.

Hafaoua Maaloul balaie du regard la rue qui mène à la mosquée, minaret dressé vers un ciel bleu d’hiver. « Regardez dans quel état est la voirie », déplore-t-elle. Fonctionnaire du ministère des affaires religieuses, Mme Maaloul est surtout une « citoyenne » engagée dans la vie locale, une battante de l’amélioration du cadre de vie de sa commune de Menzel Jemil, située aux confins de Bizerte (nord).
La voilà qui pointe d’un index désolé les brèches dans l’asphalte, les traînées de cailloux nappant la chaussée et les bords défoncés, véritable champ miné pour les véhicules. Et quand il pleut, c’est tout ce pâté de maisons autour de la rue d'Italie qui se transforme en déversoir d’eau boueuse. « J’ai obtenu que la commune s’en occupe », se réjouit Mme Maaloul. Lors des travaux du « budget participatif », séance du conseil municipal à laquelle la population est conviée à émettre des suggestions, elle a réussi à convaincre les responsables locaux d’inclure le quartier de la rue d’Italie dans leur programme de réhabilitation urbaine.

Le chantier de la démocratie locale en est à ses balbutiements en Tunisie. Les élections municipales prévues le 6 mai, les premières depuis la révolution de 2011, devraient permettre de donner une dimension communale à une transition démocratique parfois un peu abstraite. Après deux scrutins parlementaires (en 2011 et 2014) et un scrutin présidentiel (en 2014), l’électorat va enfin se prononcer sur des enjeux de proximité. « Cela permettra d’enraciner la démocratie », se félicite Nouredine Taïeb, un collègue de Hafaoua Maaloul. La consultation portera sur 350 municipalités. Du scrutin de liste émergeront 7 212 élus. Le paysage politique en Tunisie en sera nécessairement bouleversé.

Depuis la révolution, la vie locale était saisie de torpeur. Des « délégations spéciales » composées de citoyens non-élus et dirigées par un sous-préfet – le « délégué » – ont remplacé les conseils municipaux élus sous l’ex-dictature de Ben Ali mais dissous après la révolution. Dépourvues de légitimité populaire et installées à titre provisoire, ces délégations sont bien incapables d’imprimer une dynamique au développement local.
« Elles s’occupent surtout du quotidien : le nettoyage, l’éclairage public, la voirie », résume Mourad Ben Amira, un ingénieur en télécommunication qui s’apprête à constituer une liste pour le scrutin du 6 mai. Et quand elles engagent des investissements, elles le font sur une séquence annuelle alors que les plans sont d’ordinaire quinquennaux.

 

Urgence d’encourager des projets économiques


En théorie, le scrutin du 6 mai devrait permettre de s’arracher à ce long sommeil municipal. A l’heure où la question sociale, et en particulier le chômage des jeunes, est explosive en Tunisie, les attentes de la population se cristallisent autour de l’urgence d’encourager des projets économiques. « Cette démocratie locale devrait motiver les gens », espère Mohamed Rebai, un militant associatif. Elle devrait surtout étoffer les ressources de municipalités aujourd’hui bridées dans leurs capacités de financements. « Une fois les conseils dotés d’une légitimité démocratique, ils pourront plus facilement percevoir des taxes locales », insiste Mohamed Ben Jeddou, le délégué de Menzel Jemil.

Bien des hypothèques demeurent néanmoins. Le code des collectivités locales, qui fixe la répartition des pouvoirs entre l’Etat, les communes et les régions (celles-ci seront mises en place à une date ultérieure), n’a pas encore été adopté par l’Assemblée des représentants du peuple. Or il constitue un préalable.

La transparence du processus électoral est une autre source d’interrogation. L’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), qui avait supervisé avec succès le double scrutin législatif et présidentiel de 2014, sort à peine d’une crise qui l’a profondément déstabilisée. En mai 2017, son président, Chafik Sarsar, un professeur de droit très respecté pour son intégrité, a démissionné, invoquant des conflits internes « touchant aux valeurs et aux principes sur lesquels se fonde la démocratie ».
Deux autres dirigeants de l’instance l’avaient alors suivi dans sa décision. Selon une source proche des démissionnaires, des forces partisanes – non précisées – ont mené « une tentative de déstabilisation pour mettre la main sur l’ISIE ». Six mois après le choc de sa démission, M. Sarsar a confié au Monde que « des forces cherchent à remettre en cause les acquis de la révolution ».

A ces tentatives d’OPA politique sur l’instance s’ajoutent de nombreux dysfonctionnements de type administratif. Des agents de l’ISIE étaient en grève mardi 30 janvier pour défendre leurs droits statutaires qu’ils estiment malmenés par la direction. Dans de telles conditions, l’instance pourra-t-elle vraiment superviser la transparence du scrutin du 6 mai ? Pourra-t-elle se porter garante de la sincérité du vote ?

 

« Il n’y a pas d’avenir ici »


Ce climat de manœuvres plus ou moins obscures pèse déjà sur l’état d’esprit de l’électorat. Quatre ans après le double scrutin présidentiel et législatif de 2014, le marasme social et économique persistant, à rebours des belles promesses de campagne, nourrit au sein d’une frange de la population un profond cynisme à l’égard de l’exercice démocratique. « Moi, je n’irai pas voter, ils sont tous des menteurs », clame Driss Ben Saber, le gérant d’un café de Menzel Jemil.

Cheveux gris frisottés, lunettes calées sur le front, le quinquagénaire peste contre le bilan de sept ans de révolution. « Le peuple est fatigué, gronde-t-il. Mes deux filles diplômées sont au chômage. Les prix flambent. Il n’y a pas d’avenir ici. Regardez, la moitié de la population de Menzel Jemil a déjà migré à l’étranger. » Mais la démocratie ? Il se gausse : « Ce n’est pas avec un kilo de démocratie que je pourrai faire mes courses. » 
Il faut prendre très au sérieux les propos définitifs de Driss Ben Saber. 

Le chantier de la démocratie locale s’annonçait déjà ardu. Une éventuelle abstention massive au scrutin du 6 mai le compliquerait davantage.




L’émergence d’une société civile combative est l’un des acquis les plus précieux de la révolution de 2011. L’Etat est tenté de reprendre la main mais doit opérer avec prudence.

C’est la jeunesse universelle au cœur de Tunis. Un sous-sol où l’on gratte la guitare, bonnet de laine couleur rasta et volutes de fumée. Un escalier aux murs ornés de photos de James Dean, de Marylin Monroe ou des Beatles. Un rez-de-chaussée où les serveurs chaloupent entre grappes de copains attablés, cheveux libres pour les filles, barbe bohème pour les garçons. Et sur le trottoir aux menues tables bancales, il y a Mohamed Guediri, Ghassene Yahyaoui et Hamdi Toukabri, trois jeunes tunisiens qui ont accepté de parler des rêves de leur âge, de leurs inquiétudes aussi.

Le Ben’s est logé juste en face de la grande synagogue du quartier Lafayette, l’un des plus affairés du centre de la capitale. C’est la fin de l’après-midi. On entend la sirène du tramway, les cris des potaches à la sortie des écoles et bien sûr, s’échappant du soupirail du Ben’s, les vocalises des musiciens du sous-sol. « La jeunesse, c’est l’atout de la Tunisie » sourit Mohamed Guediri. « Toute cette imagination, cette inspiration, cet espoir… Je suis hyper optimiste. »

Foudroyé par une balle de sniper

Cheveux ras et joues mangées d’une fine barbe, le jeune homme de 27 ans n’a pourtant rien d’un candide. Avoir vu un ami foudroyé à ses côtés par une balle de sniper le 13 janvier 2011, la veille de la chute de l’ex-dictateur Ben Ali, l’a définitivement vacciné contre l’ingénuité. Mohamed était alors un rappeur révolutionnaire, aux avant-postes de l’agitation. Sept ans après, il est un militant de la société civile de cette jeune Tunisie démocratique. « Mon engagement, dit-il, c’est pour rendre hommage à mon ami tué en 2011 ».

Cité’Ness, l’association qu’il préside, mutliplie les projets d’activités sociales, culturelles et économiques au sein de la jeunesse. Parmi ceux-ci : un atelier de formation au court-métrage pour des jeunes en difficultés dans le quartier populaire de Douar Hicher ; ou des prestations de théâtre de rue sur l’avenue Bourguiba, la principale artère de Tunis qui court de la Médina au bord de mer.
C’est là une des forces de cette Tunisie qui, entre percées audacieuses et tentations du recul, éprouve sa liberté fraîchement conquise. Avec un vivier de près de 20 000 associations – dont 5 000 seulement sont réellement actives – la société civile tunisienne est d’un dynamisme qui n’en finit pas d’étonner les observateurs de passage. Elle est l’une des heureuses nouvelles de la révolution de 2011. « Les temps ont changé, insiste Mohamed.Regardez cette liberté d’expression ! Sous Ben Ali, nous n’aurions pas pu ainsi discuter dans un endroit public. »

Aspirations déçues

Aux côtés de Mohamed sur la terrasse du Ben’s, Hamdi Toukabri, alias « Ryder », est coiffé d’une gigantesque casquette et porte une barbe de hipster. Il est DJ, l’un de fondateurs de Downtown Vibes, un « collectif » qui a commencé à se produire sur les toits d’immeuble, mêlée musicale sous les étoiles, avant de se faire une place dans les boîtes. Le troisième de la bande, Ghassène Yahyaoui, alias « Gaston », bonnet gris enfoncé jusqu’aux oreilles, est aussi un des animateurs de Downtown Vibes.

Le trio porte un jugement plutôt pondéré sur l’évolution de leur pays. Ils brûlent de mille aspirations souvent déçues, sur la question de l’emploi par exemple, mais ils font la part des choses. « Après plus de cinquante ans de dictature, l’arrivée de la démocratie a été un choc, explique Ghassène-Gaston. C’est parti dans tous les sens. Il faut être patient, cela prend du temps. » Mohamed Guediri opine : « Construire quelque chose de solide ne se fait pas du jour au lendemain. » Sont-ils inquiets des fâcheux signaux, ici et là, qui semblent trahir l’intention de certains pans de l’appareil d’Etat de resserrer les vis ? Ces signaux-là ne leur plaisent guère, eux qui bénéficient au premier chef de ces espaces de liberté arrachés après 2011, mais ils ne croient pas au risque d’un retour à l’ancien régime. « Il n’y aura pas de retour en arrière, s’exclame Ghassène-Gaston. Le peuple tunisien s’est réveillé, il n’acceptera jamais un retour de la dictature. »

Reprendre la main sur la société civile

Ces fâcheux signaux, Mohamed les perçoit bien dans la vie associative. Si Cité’Ness ne rencontre aucune difficulté dans ses activités, il revient à ses oreilles qu’il devient de plus en plus difficile de créer de nouvelles associations. « Les candidats se voient objecter par l’administration que d’autres associations travaillent déjà sur le même secteur. » Le climat s’est légèrement brouillé. Depuis deux ans, le gouvernement explore la possibilité d’amender dans un sens restrictif le décret-loi 88 datant de 2011 qui a libéré l’espace associatif en Tunisie. Officiellement, il s’agit de mieux détecter, et donc d’interdire, les associations pouvant servir de canal de financement du terrorisme, une préoccupation qui a gagné en acuité à la suite de la sanglante année 2015 marquée par de nombreux assauts jihadistes.

« Le gouvernement reconnaît que la société civile est une richesse pour la pérennité du processus démocratique, rassure Mehdi Ben Gharbia, le ministre en charge des relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et les organisations des droits de l’homme. Mais il existe des craintes sur des financements étrangers. Nous demandons juste qu’ils soient rendus publics, nous demandons la transparence. »

Repli tactique

L’argument ne rassure pas complètement les associations, notamment celles qui jouent un rôle de lanceurs d’alerte. A leurs yeux, le projet de réforme du décret-loi 88 semble avant tout motivé par le souci de l’Etat, ou en tout cas de certaines de ses structures, de reprendre la main sur une société civile devenue trop incisive. « Cette histoire de financement du terrorisme est une fausse excuse car il existe déjà des lois contre le blanchiment d’argent, affirme Selim Kharat, président d’Al-Bawsala, une organisation qui milite pour plus de transparence dans la vie publique. Le fond du problème, c’est que cette société civile a pris trop de place aux yeux de certains. »

Face à la levée de bouclier d’une partie du monde associatif, le gouvernement a opéré un repli tactique. La réforme du décret-loi 88 est provisoirement mise sous le boisseau. « Il faut prendre le temps, y aller doucement pour convaincre les plus réticents », indique Mehdi Ben Gharbia.

Sur la terrasse du Ben’s, le trio de copains est maintenant rejoint par Wissal Bettaibi, chevelure de jais lui roulant dans le cou. Professeure d’anglais dans une école privée, Wissal sort juste d’un cours, un peu essoufflée. Quand on l’interroge sur son état d’esprit face à l’évolution de la Tunisie, elle répond : « Optimiste hésitante ». Hésitante ? « L’énergie de la jeunesse tunisienne me donne beaucoup d’espoir, explique-t-elle. Mais la politique m’inquiète. Les choses ne sont pas très claires. » Et il y a ce chômage des jeunes, persistant. « J’ai des amis qui sont au chômage depuis dix ans, précise-t-elle. Il y a eu tant de fausses promesses ». Malgré tout, elle continue d’« y croire ». La preuve : elle avait une occasion de terminer ses études – un master d’anglais – au Canada mais elle a préféré rester au pays. « On est bien ici malgré toutes les difficultés. Et en plus, elle est belle notre Tunisie. »