lundi 23 mars 2020

La grippe chinoise : un mal pour un bien ?


Jacques Attali, prophétique ou futurologue, pense que la pandémie du coronavirus (CoVid-19) va bouleverser le rapport des hommes au pouvoir comme le firent d'autres épidémies avant lui; puisqu'après les grandes épidémies, les hommes avaient remis en question le pouvoir de l'église, puis celui de leurs gouvernants.
Ce qui est valable pour l'Europe, ne l'est malheureusement pas pour d'autres peuples et notamment les "arabes", qui n'ont toujours pas fait leur "révolution" vis à vis du pouvoir, ni l'aggiornamento de l'islam ; puisqu'on assiste même à un retour au moyen âge et à son obscurantisme, depuis que les pétromonarques répandent de façon agressive leur wahhabisme dans le monde.
R.B

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Aujourd’hui, rien n’est plus urgent que de maîtriser les deux tsunami, sanitaire et économique, qui s’abattent sur le monde. Il n’est pas assuré qu’on y parvienne. Si on échoue, des années très sombres nous attendent. Le pire n’est pas certain. Et pour l’écarter, il faut regarder loin, en arrière et devant, pour comprendre ce qui se joue ici :

Chaque épidémie majeure, depuis mille ans, a conduit à des changements essentiels dans l’organisation politique des nations, et dans la culture qui sous-tendait cette organisation. Par exemple, (et sans vouloir réduire à néant la complexité de l’Histoire), on peut dire que la Grande Peste du 14ème siècle, (dont on sait qu’elle réduisit d’un tiers la population de l’Europe) a participé à la remise en cause radicale, sur le vieux continent, de la place politique du religieux, et à l’instauration de la police, comme seule forme efficace de protection de la vie des gens. L’Etat moderne, comme l’esprit scientifique, y naissent alors comme des conséquences, des ondes de choc, de cette immense tragédie sanitaire. L’un et l’autre renvoient en fait à la même source : la remise en cause de l’autorité religieuse et politique de l’Eglise, incapable de sauver des vies, et même de donner un sens à la mort. Le policier remplaça le prêtre.

Il en alla de même à la fin du 18ème siècle, quand le médecin remplaça le policier comme le meilleur rempart contre la mort. On est donc passé en quelques siècles d’une autorité fondée sur la foi, à une autorité fondée sur le respect de la force, puis à une autorité plus efficace, fondée sur le respect de l’Etat de droit. On pourrait prendre encore d’autres exemples et on verrait que, à chaque fois qu’une pandémie ravage un continent, elle discrédite le système de croyances et de contrôle, qui n’a su empêcher que meurent d’innombrables gens ; et les survivants se vengent sur leurs maîtres, en bouleversant le rapport à l’autorité.

Aujourd’hui encore, si les pouvoirs en place en Occident se révélaient incapables de maîtriser la tragédie qui commence, c’est tout le système de pouvoir, tous les fondements idéologiques de l’autorité qui seraient remis en cause, pour être remplacés, après une période sombre, par un nouveau modèle fondé sur une autre autorité, et la confiance en un autre système de valeur.

Autrement dit, le système d’autorité fondé sur la protection des droits individuels peut s’effondrer. Et avec lui, les deux mécanismes qu’il a mis en place : le marché et la démocratie, l’un et l’autre des façons de gérer le partage des ressources rares, dans le respect des droits des individus.

Si les systèmes occidentaux échouent, on pourrait voir se mettre en place non seulement des régimes autoritaires de surveillance utilisant très efficacement les technologies de l’intelligence artificielle, mais aussi des régimes autoritaires de répartition des ressources. (Cela commence d’ailleurs dans les lieux les moins préparés et les plus insoupçonnés : A Manhattan, nul, hier n’avait le droit d’acheter plus que deux paquets de riz). Heureusement, une autre leçon de ces crises, est que le désir de vivre est toujours le plus fort ; et que, à la fin, les humains renversent tout ce qui les empêche de jouir des rares moments de leur passage sur la terre.

Aussi, quand l’épidémie s’éloignera, verra-t-on naître, (après un moment de remise en cause très profonde de l’autorité, une phase de régression autoritaire pour tenter de maintenir les chaînes de pouvoir en place, et une phase de lâche soulagement), une nouvelle légitimité de l’autorité ; elle ne sera fondée ni sur la foi, ni sur la force, ni sur la raison (pas non plus, sans doute, sur l’argent, avatar ultime de la raison). Le pouvoir politique appartiendra à ceux qui sauront démontrer le plus d’empathie pour les autres. Les secteurs économiques dominants seront d’ailleurs aussi ceux de l’empathie : la santé, l’hospitalité, l’alimentation, l’éducation, l’écologie. En s’appuyant, bien sûr, sur les grands réseaux de production et de circulation de l’énergie et de l’information, nécessaires dans toute hypothèse.

On cessera d’acheter de façon frénétique des choses inutiles et on reviendra à l’essentiel, qui est de faire le meilleur usage de son temps sur cette planète, qu’on aura appris à reconnaître comme rare et précieux. Notre rôle est de faire en sorte que cette transition soit la plus douce possible, et non un champ de ruines. Plus vite on mettra en œuvre cette stratégie, plus vite on sortira de cette pandémie, et de la terrible crise économique qui s’en suivra.

*****
Pour pouvoir exploiter le monde, 

encore faut-il qu’il y ait un monde.

Le coronavirus a secoué le monde de la finance aussi. Sans santé, les transactions économiques perdent leur sens. Les capitalistes ont pris pour acquises les ressources fournies par l’Etat – l’éducation, la santé, les infrastructures – sans jamais réaliser que les ressources dont ils spoliaient l’Etat les priveraient, au bout du compte, du monde qui rend l’économie possible. L’intérêt public doit redevenir la priorité des politiques publiques. Et les entreprises doivent contribuer à ce bien public, si elles veulent que le marché demeure un cadre possible pour les activités humaines.
Le CoVid-19, rappelle aux hommes qu'ils ne pourront plus empiéter impunément l'espace vital des autres espèces animales. Déjà par le bacilles de l'Anthrax et les virus du chikungunya, d'Ebola, de Zikades grippes aviaires A-H1N1, du Sras-coronavirus, du Mers-coronavirus ... , les animaux avaient mis en garde les hommes pour qu'ils cessent de se croire les maîtres du monde !
R.B
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L’insoutenable légèreté du capitalisme vis-à-vis de notre santé

Dans ce texte brillant, qui souligne le lien étroit entre santé et économie, la grande sociologue franco-israélienne analyse la crise planétaire du coronavirus. Elle dénonce « l’imposture » du néolibéralisme qui, privant l’Etat de ses ressources, a sacrifié le monde dont il se nourrit.

En regardant le film hypnotique de Lars von Trier « Melancholia », le spectateur comprend peu à peu, dans un mélange de terreur et d’impuissance, que le monde est sur le point de disparaître, condamné à entrer en collision avec la planète « Melancholia ». A la fin du film, ce spectateur, à la fois fasciné et paralysé, voit cette planète finir sa course pour s’écraser sur la Terre. D’abord apparue sous la forme d’un point lointain dans le ciel, elle grossit jusqu’à finalement devenir un disque qui envahit tout l’écran, au moment du choc.
Nous sommes tous plongés dans un événement mondial dont nous n’avons pas encore pleinement saisi l’ampleur. Dans ce moment inédit, j’ai tenté de trouver des analogies et je me suis souvenue de cette scène finale du film de Lars von Trier.
Une nouvelle réalité
C’est au cours de la deuxième semaine de janvier que j’ai lu pour la première fois un article au sujet d’un étrange virus ; c’était dans la presse américaine et j’y ai prêté une attention toute particulière parce que mon fils devait partir en Chine. Le virus était encore à distance, comme le point lointain d’une planète menaçante. Mon fils annula son voyage mais le point est devenu disque et a poursuivi sa course inexorable, venant progressivement s’écraser sur nous, en Europe et au Moyen-Orient. Désormais, nous observons tous, tétanisés, les progrès de la pandémie, tandis que le monde que nous connaissions a baissé le rideau.

Le coronavirus est un événement planétaire d’une magnitude que nous peinons à saisir, non seulement en raison de son échelle mondiale, non seulement en raison de la rapidité de la contamination, mais aussi parce que les institutions dont nous n’avions jamais questionné le colossal pouvoir ont été mises à genoux en l’espace de quelques semaines. 

L’univers archaïque des épidémies dévastatrices a brutalement fait irruption dans le monde aseptisé et avancé de la puissance nucléaire, de la chirurgie laser et de la technologie virtuelle. Même en temps de guerre, les cinémas et les bars underground continuaient de fonctionner ; or ici, les villes animées d’Europe que nous aimons sont devenues de sinistres villes fantômes, leurs habitants forcés de se terrer chez eux. Comme l’écrivit Albert Camus dans "la Peste", « tous ces changements, dans un sens, étaient si extraordinaires et s’étaient accomplis si rapidement, qu’il n’était pas facile de les considérer comme normaux et durables. »

Du transport aérien aux musées, c’est le cœur battant de notre civilisation qui a été arrêté. La liberté, la valeur cardinale de la modernité, a été mise entre parenthèses, non pas à cause d’un nouveau tyran mais en raison de la peur, cette émotion qui domine toutes les autres. Du jour au lendemain, le monde est devenu unheimlich, étrangement inquiétant, vidé de sa familiarité. Les gestes les plus réconfortants – se serrer la main, s’embrasser, s’étreindre, manger ensemble – sont devenus sources de danger et d’angoisse. En l’espace de quelques jours, de nouvelles notions ont fait leur apparition pour donner sens à une réalité nouvelle : nous sommes tous devenus spécialistes des différents types de masques et de leur pouvoir filtrant (N95, FPP2, FPP3, etc.), nous savons désormais quelle quantité d’alcool est nécessaire à un lavage de mains efficace, nous connaissons la différence entre la « suppression » et l’« atténuation », entre Saint-Louis et Philadelphie au temps de la grippe espagnole, et bien sûr, nous nous sommes familiarisés, surtout, avec les étranges règles et rituels de la distanciation sociale. En quelques jours en effet, une nouvelle réalité a fait son apparition, avec de nouveaux objets, de nouveaux concepts et de nouvelles pratiques.

Rupture du contrat de l’Etat

Les crises révèlent les structures mentales et politiques et, dans le même temps, elles mettent au défi les structures conventionnelles et la routine. Une structure est habituellement dissimulée au regard, mais les crises n’ont pas leur pareil pour exposer à l’œil nu les structures mentales et sociales tacites.

La santé, selon Michel Foucault, est l’épicentre de la gouvernance moderne (il parlait de « biopouvoir »). A travers la médecine et la santé mentale, affirmait-il, l’Etat gère, surveille et contrôle la population. Dans un langage qu’il n’aurait pas utilisé, nous pourrions dire que le contrat implicite passé entre les Etats modernes et leurs citoyens est fondé sur la capacité des premiers à garantir la sécurité et la santé physiques des seconds.

Cette crise met en lumière deux choses opposées : d’abord le fait que ce contrat, dans de nombreuses parties du monde, a progressivement été rompu par l’Etat, qui a changé de vocation en devenant un acteur économique entièrement préoccupé de réduire les coûts du travail, d’autoriser ou encourager la délocalisation de la production (et, entre autres, celle de médicaments clés), de déréguler les activités bancaires et financières et de subvenir aux besoins des entreprises. Le résultat, intentionnel ou non, a été une érosion extraordinaire du secteur public. Et la deuxième chose, c’est le fait, évident aux yeux de tous, que seul l’Etat peut gérer et surmonter une crise d’une telle ampleur. Même le mammouth Amazon ne peut faire plus qu’expédier des colis postaux, et encore, avec de grandes difficultés.

« Retombées zoonotiques »

Pour Denis Carroll, expert mondial de premier plan en maladies infectieuses, travaillant aux Etats-Unis pour le CDC (Centers for Disease Control and Prevention), l’agence nationale de protection de la santé, nous devons nous attendre à voir ce type de pandémies se répéter plus souvent à l’avenir. Et cela en raison de ce qu’il appelle les « retombées zoonotiques », c’est-à-dire les conséquences d’un contact de plus en plus fréquent entre des agents pathogènes d’origine animale et les hommes – un contact lui-même causé par la présence toujours plus importante des humains dans des écozones qui, jusqu’ici, étaient hors de notre portée. Ces incursions dans les écozones s’expliquent par la surpopulation et par l’exploitation intensive de la terre (en Afrique, par exemple, l’extraction pétrolière ou minière s’est considérablement développée dans des régions qui étaient d’ordinaire peu habitées par les hommes).

Cela fait au moins une décennie que Caroll et de nombreux autres (dont, par exemple, Bill Gates et l’épidémiologiste Larry Brilliant, directeur de la fondation Google.org) nous avertissent que des virus inconnus menaceront toujours plus à l’avenir les êtres humains. Mais personne n’y a prêté attention. La crise actuelle est le prix que nous payons tous pour le manque d’attention de nos politiciens : nos sociétés étaient bien trop occupées à réaliser des bénéfices, sans relâche, et à exploiter la terre et la main d’œuvre, en tout temps et en tous lieux. 

Dans un monde post-Corona, les retombées zoonotiques et les marchés chinois d’animaux vivants devront devenir le souci de la communauté internationale. Si l’arsenal nucléaire de l’Iran est étroitement contrôlé, il n’y a aucune raison de ne pas exiger un contrôle international des sources de retombées zoonotiques. Le milieu des affaires, partout à travers le monde, peut enfin réaliser que pour pouvoir exploiter le monde, il faut encore qu’il y ait un monde.

L’économie ou la vie ? La santé, socle invisible du marché

La peur du public met toujours les institutions en danger (les monstres politiques du XXème siècle ont tous utilisé la peur pour dépouiller la démocratie de ses institutions). Mais l’inédit de cette crise, c’est à quel point elle se montre hantée par l’« économisme ». Le modèle britannique (décrié depuis) a initialement consisté à adopter la méthode d’intervention la moins intrusive possible, soit le modèle de l’auto-immunisation (c’est-à-dire de la contamination) de 60 % de la population – une option qui revenait à sacrifier une partie de cette population au nom du maintien de l’activité économique. L’Allemagne et la France avaient d’abord réagi de la même manière, ignorant la crise tant que cela fut possible. Comme l’a relevé l’essayiste italien Giuliano da Empoli, même la Chine, qui piétine les droits de l’homme, n’a pas utilisé aussi ouvertement que les nations européenne l’« économisme » comme un critère à prendre en considération dans la lutte contre le virus (du moins au début). Le dilemme est sans précédent : sacrifier la vie de nombreuses personnes âgées et vulnérables ou sacrifier la survie économique de beaucoup de jeunes et d’indépendants.

Il n’est pas sans ironie que ce soit le monde de la finance, généralement arrogant et si souvent impénétrable, qui ait été le premier à s’effondrer. Cela a montré que la circulation de l’argent dans le monde repose sur une ressource que nous considérions tous comme acquise : la santé des citoyens. Les marchés se nourrissent de la confiance comme d’une monnaie pour construire le futur, et il s’avère que la confiance se fonde sur l’hypothèse de la santé. Les Etats modernes ont garanti la santé des citoyens : ils ont construit des hôpitaux, formé des médecins, subventionné la recherche médicale et conçu des systèmes de protection sociale. Ce système de santé était le socle invisible qui rendait possible la confiance dans l’avenir qui, à son tour, conditionne les investissements et la spéculation financière. Sans santé, les transactions économiques perdent leur sens.

La santé était donc tenue pour acquise ; et ces dernières décennies, les politiciens, les places financières, les grandes entreprises s’accordèrent tous pour promouvoir des politiques qui réduisaient drastiquement les budgets dévolus aux ressources publiques, de l’éducation aux soins de santé, ignorant ainsi de façon paradoxale à quel point les entreprises avaient pu bénéficier de ces biens publics (éducation, santé, infrastructures), sans rien débourser pour cela. Toutes ces ressources dépendent de l’Etat et conditionnent l’existence même des échanges économiques. Pourtant, en France, 100 000 lits d’hôpitaux ont été supprimés ces vingt dernières années (les soins à domicile ne sauraient compenser des lits en unités de soins intensifs). En juin 2019, les médecins et infirmières urgentistes avaient manifesté contre les coupes budgétaires qui sapent le système de santé français – une référence mondiale – jusqu’à le pousser au bord de l’effondrement.

Au moment même où j’écris ces lignes, un collectif de 600 médecins annoncent porter plainte contre le Premier ministre, Edouard Philippe, et l’ex-ministre de la Santé, Agnès Buzyn, pour leur mauvaise gestion de la crise (jusqu’au 14 mars, aucune mesure n’avait été prise). Aux Etats-Unis, le pays le plus puissant de la planète, les médecins se démènent pour trouver des masques, afin de se protéger eux-mêmes. En Israël, en 2019, le ratio lits d’hôpitaux/population totale était tombé à son plus bas niveau depuis trois décennies, selon un rapport publié par le ministère de la Santé.

La mue indispensable du capitalisme

Netanyahu et ses gouvernements successifs ont négligé le système de santé pour deux raisons : parce que Netanyahu est fondamentalement un néolibéral qui croit en la redistribution de l’argent issu des ressources collectives aux riches sous la forme d’exonérations d’impôts ; et parce qu’il a cédé aux exigences des partis ultra-orthodoxes qui sont ses partenaires de coalition, créant ainsi des pénuries massives dans le système de santé. Le mélange de gravité et d’hystérie avec lequel la crise actuelle a été gérée visait à dissimuler cette stupéfiante impréparation (manque de masques chirurgicaux, de respirateurs artificiels, de combinaisons de protection, de lits, d’unités de soins adéquates, etc.). Netanyahu et des hordes de politiciens partout dans le monde ont traité la santé des citoyens avec une légèreté insupportable, échouant à comprendre l’évidence : sans santé, il ne peut y avoir d’économie. La relation entre notre santé et le marché est désormais devenue douloureusement claire.

Le capitalisme tel que nous l’avons connu doit changer. La pandémie va causer des dommages économiques incommensurables, un chômage massif, une croissance en berne ou négative, et elle affectera le monde entier – les économies asiatiques ayant des chances d’en ressortir les plus fortes. Les banques, les entreprises et les sociétés financières devront supporter la charge, aux côtés de l’Etat, de trouver une issue à cette crise et devenir des partenaires pour la santé collective des citoyens. Elles devront contribuer à la recherche, aux plans de préparation aux urgences nationales, et à l’embauche massive, une fois cette crise terminée. Elles devront porter le fardeau de la reconstruction économique, quand bien même cet effort collectif ne générerait que peu de profits.

Les capitalistes ont pris pour acquises les ressources fournies par l’Etat – l’éducation, la santé, les infrastructures – sans jamais réaliser que les ressources dont ils spoliaient l’Etat les priveraient, au bout du compte, du monde qui rend l’économie possible. Cela doit cesser. Pour que l’économie ait un sens, elle a besoin d’un monde. Et ce monde ne peut être construit que collectivement, grâce à la contribution du secteur privé au bien commun. Si seuls les Etats peuvent gérer une crise d’une telle ampleur, ils ne seront pas suffisamment forts pour nous faire sortir à eux seuls de cette crise : il faudra que les entreprises contribuent au maintien des biens publics, dont elles ont tant bénéficié.

Les élites et les butins de guerre

En Israël, malgré un bilan relativement peu élevé en terme de vies humaines (jusqu’à présent), la crise du coronavirus a profondément ébranlé les institutions du pays. Comme Naomi Klein n’a cessé de le souligner, les catastrophes sont pour les élites des occasions de s’emparer de butins de guerre et d’en tirer le maximum de profits. Israël en fournit un exemple frappant. Netanyahu a de facto suspendu les droits civiques fondamentaux et fermé les tribunaux (se sauvant ainsi in extremis du procès qui l’attendait). Le 16 mars, au milieu de la nuit, le gouvernement israélien a approuvé le recours à des outils technologiques élaborés par les services secrets du Shin Bet pour traquer les terroristes, afin de localiser et identifier les mouvements des porteurs de virus (et de ceux qu’ils auraient pu contaminer). Il a contourné l’approbation de la Knesset, pourtant prévu par la procédure, et adopté des mesures qu’aucun pays n’avait encore prise – y compris les plus autoritaires.

Les citoyens israéliens ont l’habitude d’obéir rapidement et docilement aux ordres qu’ils reçoivent de l’Etat, en particulier lorsque leur sécurité et leur survie sont en jeu. Ils sont accoutumés à considérer la sécurité comme une raison valable d’enfreindre la loi et de porter atteinte à la démocratie. Mais Netanyahu et ses acolytes ne se sont pas arrêtés là : ils ont mis un coup d’arrêt à la formation de commissions parlementaires, menant de facto ce que certains commentateurs et citoyens ont appelé un « coup d’Etat » politique, privant ainsi le Parlement de sa fonction de contre-pouvoir face à l’exécutif, et refusant les résultats des élections, qui les mettaient en situation de minorité. Le 19 mars, une procession légale de voitures munies de drapeaux noirs pour protester contre la fermeture du Parlement a été stoppée de force par la police, pour la seule raison que celle-ci en avait reçu l’ordre.

Thucydide, l’historien grec du Ve siècle avant Jésus-Christ, écrivait ceci au sujet de la peste qui avait ravagé Athènes durant la deuxième année de la guerre du Péloponnèse : « Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir, cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. » Des crises de ce type peuvent générer du chaos et c’est dans ce genre de circonstances que, bien souvent, des tyrans font leur apparition. Les dictateurs prospèrent sur la peur et le chaos. 

En Israël, des commentateurs très respectés voient dans la gestion de la crise par Netanyahu un exemple d’une telle exploitation cynique du chaos et de la peur, dans le but de changer les résultats des élections et de se mettre hors de portée de la loi. Ainsi, Israël traverse une crise qui n’a pas d’équivalent ailleurs : sa crise est à la fois sanitaire, économique et politique. 

Dans des moments comme celui-ci, il est crucial d’avoir confiance dans les personnes occupant les charges publiques ; or, une partie significative de l’opinion publique israélienne est en train de perdre totalement confiance en ses représentants, du ministère de la Santé ou dans les autres branches de l’exécutif.

La bande-annonce de notre futur ?

Ce qui vient redoubler le sentiment de crise, c’est le fait que la pandémie requiert une nouvelle forme de solidaritéà travers la distanciation sociale. C’est une solidarité entre les générations, entre les jeunes et les vieux, entre quelqu’un qui ne sait pas qu’il peut être malade et quelqu’un qui pourrait mourir de ce que le premier ne sait pas, une solidarité entre quelqu’un qui a peut-être perdu son travail et quelqu’un qui pourrait perdre la vie.

Je suis confinée depuis plusieurs semaines maintenant et l’amour dont mes enfants m’ont couverte a consisté à me laisser seule. Cette solidarité exige l’isolement et fragmente le corps social en ses plus petites unités possible, ce qui complique nos organisations, nos rencontres, nos communications – au-delà des innombrables plaisanteries et vidéos échangées sur les réseaux sociaux.

Nous faisons aujourd’hui l’expérience d’une sociabilité de substitution : l’usage d’Internet a plus que doublé ; les réseaux sociaux sont devenus les nouveaux salons ; le nombre de blagues Corona circulant sur les réseaux sociaux à travers les continents est sans précédent ; la consommation de Netflix et de Prime Video a littéralement explosé ; les étudiants du monde entier suivent désormais des cours virtuels à travers « Zoom » – des salles de classe collaboratives. 

En résumé, cette maladie, qui nous oblige à revoir de fond en comble toutes les catégories connues de la sociabilité et du soin, est aussi la grande fête de la technologie virtuelle. Je suis persuadée que dans le monde post-Corona, la vie virtuelle longue distance aura conquis une nouvelle autonomie – maintenant que nous avons été contraints de découvrir son potentiel.

Nous sortirons de cette crise, grâce au travail héroïque des médecins et des infirmières et à la résilience des citoyens. De nombreux pays en sortent déjà. Le défi consistera à gérer l’après-pandémie, en tirant les bonnes conclusions : l’Etat, encore une fois, s’est avéré la seule entité capable de faire face à des crises à si grande échelle. L’imposture du néolibéralisme est désormais exposée, et doit être dénoncée haut et fort. L’époque où tout acteur économique n’était là que pour « s’en mettre plein les poches » doit finir une bonne fois pour toutes. L’intérêt public doit redevenir la priorité des politiques publiques. Et les entreprises doivent contribuer à ce bien public, si elles veulent que le marché demeure un cadre possible pour les activités humaines. 

Cette pandémie est comme une bande-annonce de cinéma qui nous donne un preview, un avant-goût de ce qui peut nous arriver si des virus bien plus dangereux font leur apparition et si le changement climatique rend le monde invivable. Dans des cas pareils, il n’y aura ni intérêt privé ni intérêt public à défendre. Contrairement à ceux qui prédisent une résurgence du nationalisme et un retour des frontières, je crois que seule une réponse internationale coordonnée peut aider à affronter ces risques et périls inédits. Le monde est irrévocablement interdépendant et seule une contribution de ce genre peut nous permettre de faire face à la prochaine crise. Nous aurons besoin d’une coordination et d’une coopération internationales d’un type nouveau, afin d’empêcher de futures retombées zoonotiques, pour étudier les maladies, pour innover dans les domaines de l’équipement médical et de la recherche, et plus que tout, il faudra réinvestir les richesses considérables amassées par les entités privées dans les biens communs. Telle sera la condition pour avoir un monde.

* Sociologue franco-israélienne, considérée comme l’une des plus importantes figures de la pensée mondiale. Directrice d’études à l’EHESS et professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, elle étudie le développement du capitalisme sous l’angle des subjectivités. Elle a récemment publié « Happycratie » (2018), « les Marchandises émotionnelles » (Premier Parallèle, 2019) et, le 6 février 2020, « la Fin de l’amour », aux éditions du Seuil.

dimanche 22 mars 2020

Pan-islamisme & pan-arabisme, prospèrent sur la pauvreté intellectuelle des "arabes"

Voici une analyse de Lahouari Addi qui confirme ce que nous savons des idéologies anticolonialistes que sont le pan-arabisme ou le pan-islamisme. Si elles ont servi pour libérer les pays "arabes" du colonialisme européen, les leaders des pays nouvellement indépendants ont maintenu, pour certains d'entre eux, ces idéologies pour dominer leurs peuples et les soumettre à un néo-colonialisme, américain cette fois-ci !
Par contre, Lahouari Addi se berce d'illusion que de croire que les Frères musulmans évolueront en parti politique à l'instar de partis "démocrates chrétiens" en Europe. Pour cela il faudrait aux Frères musulmans abandonner le wahhabisme pour d'autres obédiences moins obscurantistes et moins violentes. Le pourraient-ils après un siècle de doctrine inspirée par les pires imams de l'islam : Ibn Taymiya, Ibn Hanbal et Ibn Abdelwahhab, qui sont pour une lecture littéraliste du coran et qui excluent la philosophie dont s'est servi Ibn Rochd/Averroès, le précurseur du siècle des Lumières, que cite l'auteur ? 
R.B 
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L’islamisme est l’expression de la pauvreté intellectuelle de nos sociétés 

Dans cet entretien, Lahouari Addi revient sur les limites intellectuelles du nationalisme radical et de l’islamisme, leur responsabilité dans la panne historique des pays du monde arabo-musulmans ainsi que sur la nécessité de refonder l’ordre culturel qui règne dans ces pays en redéfinissant leur rapport à l’individu, à l’Autre, notamment l’Occident, à la religion et aux instances de la modernité que sont la société, l’État de droit et le marché.

Amar Ingrachen : Dans votre dernier livre "Le nationalisme arabe radical et l’islam politique. Produits contradictoires de la modernité" (Barzakh, 2017), vous dites en gros que la démocratisation et le développement des pays arabes et musulmans sont restés otages d’une part, du populisme et, d’autre part, du nationalisme dans ces deux acceptions politique et culturelle (Radicalisme et islamisme). Dans cette équation, quel est l’élément le plus déterminant, l’Homme ou l’Histoire ? Autrement dit, est-ce que la panne historique des sociétés arabo-musulmanes est due aux limites intellectuelles des acteurs qui en sont issus ou aux conditions socio-historiques générales dans lesquelles se trouvent ces mêmes sociétés ?

Lahouari Addi : Il n’y a pas d’un côté l’histoire et de l’autre l’homme. L’homme fait l’histoire dans des conditions culturelles héritées du passé et sous la pression des intérêts de groupe d’individus. Les idéologies se forment pour défendre les intérêts des groupes, mais ces idéologies ont besoin de connaissances intellectuelles pour être efficaces historiquement. Si nous mettons à part le conservatisme traditionnel des monarchies, le monde arabo-musulman a connu au cours du dernier siècle deux idéologies qui ont cherché à rattraper le retard sur l’Occident : le nationalisme arabe radical et l’islam politique. Mais ces deux idéologies sont liées à la culture politique ambiante qui est, pour des raisons historiques, populiste. Le populisme n’est pas la défense du peuple ; il est la dissolution de l’individu et de ses droits dans une image abstraite du peuple. Mais le populisme a été une nécessité idéologique dans le combat anticolonial. Après l’indépendance, il est devenu une ressource pour les régimes autoritaires. 

La question que vous posez a une portée profonde et me permet de souligner la faiblesse intellectuelle du nationalisme arabe radical et de l’islam politique. N’est-il pas surprenant que ni Michel Aflaq, l’idéologue du nationalisme arabe, ni Hassan el Banna, fondateur de l’organisation des Frères Musulmans, n’ont pas compris la nature de l’avance de l’Occident ? 
Si nous ne prenons pas conscience de la nature de notre retard, nous ne pourrions jamais nous développer. 
- Michel Aflaq croyait qu’il suffisait d’être indépendants et de développer l’économie pour que le monde arabe ressuscite (baath) dans l’unité des empires du passé. 
- Hassan al Banna, lui, croyait qu’il suffisait de revenir au vrai islam pour faire renaître la brillante civilisation musulmane qui s’étalait sur trois continents. Ce qu’il ignore, c’est que ce sont Ibn Hanbal et Ibn Taymiya, théologiens dont il se réclame, qui ont détruit la pensée dans la civilisation musulmane. 

Michel Aflaq et Hassan al Banna ne savaient pas en quoi consistait l’avance de l’Occident. Jusqu’aux 16èm-17èm siècles, l’Europe et l’islam partageaient la même métaphysique abrahamo-platonicienne qui avait structuré la culture médiévale autour de la Méditerranée. 

Avec les Lumières, la culture européenne a rompu avec l’essentialisme de Platon, et les musulmans sont restés dans le paradigme néo-platonicien. L’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798 a montré que l’Europe et le monde musulman n’appartenaient plus à la même temporalité intellectuelle. 
Et depuis le 19èm siècle, notre retard s’est approfondi, aggravé par la domination coloniale. Rappelez-vous ce que disait Malek Bennabi : si nous avons été colonisés, c’est parce que nous étions colonisables. 
Nous continuons aujourd’hui d’être colonisés par l’empire américain qui a pris le relais des anciennes puissances européennes.

Amar Ingrachen : Le nationalisme arabe radical et le discours islamiste sont étrangers à la conscience historique des sociétés arabo-musulmanes, écrivez-vous. En Algérie, quels seraient les discours qui ont une configuration dans notre conscience historique ? Les courants politiques qui s’expriment aujourd’hui correspondent-ils à des réalités sociales et culturelles historiquement construites ?

Lahouari Addi : Non, j’ai écrit que le nationalisme arabe et l’islam politique ne connaissent pas le concept de conscience historique. Pour ces deux idéologies, l’homme musulman n’est pas un sujet historique. C’est une essence éternelle. Le sujet est le groupe. Or, à la différence de l’individu, le groupe n’a pas de conscience ; il a des mythes. 
Le concept de conscience, que la culture médiévale ignore, est constitutif de la modernité. 

Nous pouvions attendre plus du nationalisme arabe radical sur le plan intellectuel que de l’islam politique. En réalité, ils montrent les mêmes limites idéologiques. Tous se focalisent sur la libération du groupe perçu comme communauté nationale par le premier et comme communauté religieuse par le second. Mais ils n’ont pas vu que le groupe est composé d’individus. 
Si le nationalisme arabe radical et l’islam politique ne reconnaissent pas les droits de l’Homme, c’est parce que pour eux, l’individu-citoyen est une abstraction. 

C’est pour cela que nous exprimons notre solidarité légitime pour les Palestiniens comme groupe opprimé et nous ne le faisons pas pour les Syriens assassinés par Bachar al Assad. Dans le premier cas, Israël touche à la communauté palestinienne, alors que dans le second Assad tue des individus. L’ordre politique de la modernité ne repose pas sur le groupe, mais sur l’individu dont la vie et les biens sont protégés par la loi.

Amar Ingrachen : Vous pointez du doigt les limites idéologiques de pratiquement tous les mouvements politiques qui ont marqué notre aire géographique durant les deux derniers siècles. Selon vous, quel est l’horizon historique auquel devraient tendre raisonnablement les mouvements politiques, notamment démocratiques, dans le monde arabo-musulman et,  particulièrement en Algérie ?

Lahouari Addi : De mon point de vue, la culture dominante dans le monde musulman est une culture médiévale. Pour dépasser cette situation, il faut renforcer l’enseignement de la philosophie et des sciences sociales dans le système de l’éducation. La philosophie et les sciences sociales sont déterminantes dans l’élévation du niveau de la culture scientifique de la population. Elles aident à détruire les mythologies et les mystifications. 

Est-il étonnant que le monde arabe avec ses centaines d’universités n’ait pas un seul philosophe de dimension internationale ? Pourtant dans le passé, notre culture a donné naissance à Al Farabi, Ibn Roshd, etc. 
C’est de la culture moderne que naissent les démocraties.

Amar Ingrachen : En Algérie, certains citent Avril 80 comme moment fondateur et porteur de perspectives démocratiques, d’autres citent Octobre 88 en lui attribuant les vertus d’un moment fondateur dans l’histoire de la démocratie en Algérie. 
Qu’en est-il selon vous ?

Lahouari Addi : Avril 1980 a mis en lumière les limites du populisme unanimiste qui se construit sur la négation de la diversité sociologique et linguistique. Face à la domination coloniale, il fallait insister sur l’homogénéité de la société. Une fois l’indépendance acquise, cette tâche a perdu de sa pertinence et de sa réalité. L’Algérien n’est pas un être abstrait ; il est Oranais, Chaoui, Targui, Kabyle… avec les particularités locales. 
Avril 1980 a été une révolte du concret local contre l’abstrait national. Si cela s’est manifesté en Kabylie, c’est parce que là, la langue maternelle était niée. 

Octobre 1988 a été une révolte d’une autre nature. Les protestataires sentaient de façon confuse que l’Etat était coupé de la société et qu’il était entre les mains d’une caste préoccupée par ses intérêts. Pour s’en sortir, le régime a permis la critique du pouvoir formel et a mis le pouvoir réel sous protection. 
L’idée est que le président et les ministres sont responsables de la situation du pays mais pas ceux qui les désignent.

Amar Ingrachen : Vous expliquez l’échec des mouvements politiques post-coloniaux par leur propension à nier le conflit social, à combattre le marché et à sous-estimer la dimension culturelle du développement. On constate, aujourd’hui encore, que toute la classe politique algérienne, qu’elle soit dans l’opposition ou dans le pouvoir,  est dans ce schéma. 
Que faire, selon vous, pour briser ce consensus populiste qui empêche l’Histoire d’avancer ?

Lahouari Addi : Le nationalisme arabe radical a été révolutionnaire dans le combat anticolonial avec Michel Aflaq, Nasser, Boumédiène, Assad… Mais son échec à construire la modernité s’explique par son opposition obsessionnelle à la formation d’une société civile. Les régimes de Nasser, Boumédiène… voulaient insérer le pays dans la modernité mais ils ne percevaient pas qu’ils combattaient la modernité en refusant le marché, la société civile et l’Etat de droit. 

Tout comme l’islamisme, le nationalisme arabe radical est une synthèse de culture médiévale et d’aspirations à la modernité.

Amar Ingrachen :Où est-ce que vous situez la responsabilité des hommes dans ce cas de figure ?

Lahouari Addi : La responsabilité des hommes s’inscrit dans les conditions historiques qui sont les leurs. En Algérie, il y avait des hommes qui auraient pu moderniser le pays. Je pense à Ferhat Abbas, mais il n’avait pas de soutien populaire. Les élites de la révolution ont préféré suivre Ben Bella et Boumédiène dont le populisme était en rapport avec la culture dominante. Les masses populaires ne se reconnaissaient pas dans le programme de Ferhat Abbas. Les masses populaires sont actrices de l’histoire et pas toujours dans le bon sens.

Amar Ingrachen : Vous parlez d’une « bourgeoisie monétaire antilibérale et opposée à la démocratie » en Algérie et en Egypte notamment. Or, partout, c’est souvent la bourgeoisie qui pousse vers des ruptures pro-libérales. Qu’est-ce qui fait la particularité de la « bourgeoisie algérienne » ?

Lahouari Addi : Si l’on se réfère à l’expérience de l’Europe, la bourgeoisie n’est pas seulement une classe qui a de l’argent, sinon quelle serait la différence avec l’aristocratie de la féodalité. La bourgeoisie est une classe sociale qui détient du capital qui crée des richesses en exploitant le travail. Elle a combattu en Europe le pouvoir féodal qui vivait de la rente foncière et a imposé des limites institutionnelles au pouvoir exécutif pour créer les conditions de la concurrence et de l’accumulation. 

Or, la bourgeoisie algérienne ne crée pas des richesses ; au contraire, sa richesse provient des pratiques spéculatives, aidée par un personnel d’Etat qu’elle corrompt pour avoir une part de la rente pétrolière. Dominée par les importateurs et les entrepreneurs de bâtiments qui vivent des demandes de l’Etat, la bourgeoisie algérienne n’aime ni la concurrence, ni l’autonomie de la justice et encore moins la démocratie. 
Evidemment le régime algérien préfère ce type de bourgeoisie parce qu’elle ne cherche pas à poser des limites institutionnelles au pouvoir exécutif. Elle obtient ce qu’elle veut par la corruption.

Amar Ingrachen : « Vers le post-islamisme ? » écrivez-vous. Les pays de la région sont-ils condamnés à conjuguer leur avenir avec l’Islam ?

Lahouari Addi : Vous semblez avoir peur de l’islam. Vous avez tort. Il faudrait avoir peur de l’interprétation médiévale de la religion, pas de la religion en soi. L’islamisme est l’interprétation médiévale de l’islam mélangée à des revendications légitimes face à des régimes autoritaires. Mais l’islamisme est condamné à évoluer comme c’est le cas avec le Wassat égyptien, Nahda en Tunisie ou l’AKP en Turquie. Le leader tunisien de la Nahda dit qu’il n’est pas islamiste mais démocrate musulman. Le premier ministre marocain Saad Othmani affirme que l’islam ne sépare pas politique et religion mais les distingue. 
Ce sont des évolutions notables. 

Il y aura dans le futur des partis islamistes ou musulmans qui rappelleront les partis chrétiens-démocrates de l’Europe. Il ne faut pas oublier que les islamistes, je veux dire les leaders, n’ont pas une connaissance de la riche tradition des débats dans l’islam classique. Si vous lisez Qutb ou Mawdudi, vous avez l’impression que ce sont des enfants de 15 ans qui commentent des versets du Coran. Ils présentent Dieu comme un être méchant prêt à punir, alors que tous les versets du Coran parlent d’un Dieu miséricordieux (rahim). Les islamistes appauvrissent spirituellement et intellectuellement l’islam, si on les compare à Al Ash’ari, Al Ghazali qui citaient Platon, Aristote, Pythagore… 
L’islamisme est l’expression de la pauvreté intellectuelle de nos sociétés.

Amar Ingrachen : Dans la dernière partie de votre livre, vous plaidez pour la non-diabolisation de l’Occidental par les Musulmans en expliquant que les guerres et les conflits dans le monde sont dus au caractère belliqueux de l’Homme et non à la méchanceté des uns et la bonté des autres.  Un musulman cosmopolite est-il possible dans les conditions actuelles de notre monde ?

Lahouari Addi : Les élites nationalistes et islamistes ne connaissent pas l’Occident et le réduisent à un système de domination. Pour nous Algériens, nous réduisons souvent la France aux criminels Bugeaud et Bigeard. Mais la France c’est aussi Descartes, Montesquieu, Pasteur… C’est ce qu’avait essayé de dire Ferhat Abbas mais il n’a pas été écouté. 

L’Allemagne de Kant, qui affirmait que l’homme est une fin en soi et non un moyen, a donné naissance à Hitler, un monstre à forme humaine. 

Le Bien et le Mal font partie de l’anthropologie de l’homme. L’Occident, c’est la traite des esclaves, l’extermination des Indiens d’Amérique, les guerres coloniales, les première et deuxième guerres mondiales, etc. Mais c’est aussi l’Etat de droit, la liberté de conscience, la séparation des pouvoirs, Kant, Marx, Shakespeare, Rousseau, Zola, etc. 

Les pays musulmans, en tant que pays du Tiers Monde, ont un différend politique et non ontologique avec l’Occident. S’il faut avoir du mépris pour Donald Trump, qui incarne ce qu’il y a de plus égoïste et de plus laid dans l’homme, il faut avoir du respect pour Bernie Sanders soutenu par une grande partie de l’électorat américain. Sanders est un ami des peuples du Tiers Monde, et nos pays doivent établir des relations avec le courant humaniste qu’il représente pour établir un droit international fondé sur la justice et la paix.

Amar Ingrachen : Vous dédiez votre livre à Hocine Ait Ahmed et à Mohamed Benahmed, en disant qu’ils ont essayé à leur manière de surmonter les limites idéologiques du nationalisme populiste. Pouvez-vous nous en dire plus ? 
Ait Ahmed et Benahmed seraient-ils deux uniques acteurs à inscrire leur engagement politique dans cette perspective ?

Lahouari Addi : Il y eu des leaders dans le mouvement national qui avaient le sens des perspectives historiques et qui savaient ce qu’est un Etat de droit. Parmi eux, je citerais Hocine Aït Ahmed et Mohamed Benahmed connu sous le nom de Commandant Moussa. 

J’ai eu la chance de les rencontrer plusieurs fois et de discuter avec eux. J’ai été épaté par leur culture et leur attachement à leur société. 

Quand je parlais avec Aït Ahmed, j’avais l’impression de discuter avec un collègue professeur d’université, tant ses connaissances en science politique, en sociologie, en histoire, en droit… étaient immenses. Et dire que ce monsieur est l’un des pères de l’ALN en sa qualité d’ancien responsable de l’OS. Son projet pour le pays était un Etat de droit, une culture sécularisée avec le respect pour l’islam, une économie développée et la dignité pour chaque Algérien quelle que soit sa condition. 

Quant au Commandant Moussa, c’est un nationaliste hors du commun. Il a été instituteur en 1939 dans la région d’Oran, et a démissionné parce qu’il ne supportait pas la façon dont était enseignée l’histoire de l’Algérie à l’école. Il avait une vaste culture classique allant de Sophocle à Chateaubriand en passant par Omar Khayyam. 
En 1961, il s’est désolidarisé de Boumédiène en 1961 à la suite du différend avec le GPRA. Je lui ai posé la question pourquoi il n’a pas suivi le colonel Boumédiène dont il était un des bras droits à l’Etat-Major ? Il m’a lancé un regard furieux en disant : « Nous 6, sommes des militaires et en tant que tels, nous obéissons aux autorités civiles légitimes. Et le GPRA était l’institution légale détenant sa légitimité du CNRA ». 
Pour donner une telle réponse, il faut avoir une culture moderne que ni Boumédiène ni Ben Bella ne possédaient. 

L’Algérie a raté l’opportunité de se développer et de se moderniser avec des hommes comme Ferhat Abbas, Aït Ahmed, Commandant Moussa… qui offraient une vision pour surmonter les obstacles idéologiques du nationalisme arabe radical. Il faut maintenir vivantes leurs pensées qui instruiront les générations futures.



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