vendredi 29 juin 2012

Le grand hiver du monde arabe


Chaos dans les pays du "Printemps arabe" et en Irak, glaciation politique dans le Golfe, sclérose en Algérie : le monde arabe se marginalise.


Au sud et à l'est de la Méditerranée, aux portes de l'Europe, un grand trou noir stratégique est en formation. Le monde arabe, en proie à d'incontrôlables convulsions ou figé dans une frilosité sclérosante, est en passe de se marginaliser. Les printemps arabes ont débouché sur un chaos généralisé que tentent de contrôler des Frères musulmans experts en agitation mais novices en politique. La transition tunisienne n'en finit pas, l'économie est paralysée, les institutions flageolantes. Les Libyens se livrent à leurs jeux favoris : les affrontements tribaux. Ceux-ci ont déjà fait des centaines de morts. La Syrie est à feu et à sang et l'immense Égypte, tiraillée entre l'armée et le nouveau président islamiste, est au bord du gouffre. L'Irak, pulvérisé par les Américains et de facto amputé du Kurdistan, est désormais dans la sphère d'influence de l'Iran. L'Arabie saoudite est devenue une gérontocratie empêtrée dans les problèmes de succession et incapable de moderniser l'héritage d'Ibn Seoud.
Le royaume wahabite fait la police dans son voisinage : il a dépêché, dans une indifférence planétaire, des troupes à Bahreïn pour y étouffer une contestation qu'il soutient, par ailleurs, en Syrie. Il est vrai que les révoltés bahreïnis ont la mauvaise idée d'être de confession chiite. Il ne faut pas s'y tromper : ce n'est pas un supposé élan démocratique que Riyad appuie en Syrie mais une confrontation des sunnites contre une secte chiite, les Alaouites, qui domine aujourd'hui le pouvoir à Damas. Idem pour le minuscule mais très riche Qatar qui, de surcroît, profite de l'effacement des grands pays arabes pour tenter de jouer un rôle. 

La malédiction de la décadence

L'Algérie politiquement ossifiée par une armée qui tire toujours les ficelles, arc-boutée sur les mythes fondateurs vermoulus de la guerre d'indépendance, traumatisée par les années terribles de la lutte sanglante contre les maquis islamistes, semble figée comme une statue de sel.
Seul le Maroc a amorcé dans le calme les réformes qui s'imposent, mais il reste beaucoup à faire, notamment pour établir une distinction claire entre les finances publiques et celles de la famille royale.
Le monde arabe semble frappé de malédiction. Après les heures glorieuses des califats omeyyade (VIIe, VIIIe siècle) puis abbassides (VIIIe- XIIIe siècle) qui firent successivement de Damas et de Bagdad les capitales d'un immense empire, l'heure du déclin arriva. Bagdad fut prise par les Mongols, puis ce fut au tour des Ottomans et de la Sublime Porte de rayonner sur le monde musulman. La disparition du royaume de Cordoue acheva au XVe siècle d'anéantir les vestiges de la grandeur arabe. Enfin ce fut la colonisation européenne contre laquelle se forgea le nationalisme arabe moderne - idéologiquement influencé par la Turquie de Kemal Atatürk - qui se voulait laïc. Mais les partis qui s'en réclamaient, tels le Baas irakien ou syrien, ont disparu corps et biens. Dans ce désert il ne reste que l'islam politique. C'est-à-dire pas grand-chose.
Click here to find out more!

mercredi 20 juin 2012

La bataille pour l’état civil ne fait que commencer…



Samy Ghorbal est journaliste et écrivain. 
On peut facilement tordre le cou aux textes, surtout quand ils sont ambigus. 

Même s’il représente un « moindre mal » en comparaison de la charia, l’article premier peut-il se transformer en cheval de Troie d’une islamisation rampante des institutions ? Le juge constitutionnel parviendra-t-il à trouver un compromis satisfaisant entre l’islamité de l’Etat et les libertés individuelles, dans leur acception globale ? Oui, mais à condition de le soustraire aux influences partisanes et idéologiques. La partie est loin d’être gagnée.

La charia ne sera pas constitutionnalisée. Ennahda a officiellement renoncé à inscrire une référence explicite à la loi islamique dans le texte de la nouvelle Constitution. Rached Ghannouchi s’est engagé à maintenir inchangé l’article premier de la Constitution de 1959, «fruit de l’alchimie bourguibienne» et socle de l’identité politique moderne de la Tunisie. Il a justifié sa décision en expliquant que cet article suffisait amplement à garantir l’islamité de l’Etat et l’identité arabo-musulmane du pays. Son annonce, intervenue le 25 mars, et avalisée le lendemain par le comité exécutif du parti, a singulièrement contribué à détendre l’atmosphère. Pourtant, les défenseurs du sécularisme tunisien auraient tort de se réjouir trop vite. Car en réalité rien n’est réglé. Le leader islamiste a multiplié les précautions oratoires. Il a observé que le peuple tunisien «n’était pas encore mûr» pour ce grand débat et a admis que le concept de charia «divisait trop». Il a ajouté que la question pourrait être réexaminée «le jour où les citoyens la réclameront»… 


Le recul d’Ennahda s’apparente davantage à un repli tactique qu’à un aggiornamento définitif. Sur le fond, Rached Ghannouchi n’a presque rien lâché. Il campe sur des positions qui ne sont guère éloignées de celles des radicaux de son mouvement. A l’entendre, rien de ce qui sera mentionné dans le texte de la future Constitution ne pourra entrer en contradiction avec l’article 1er, garant du respect de l’identité et des valeurs islamiques. Et il faudra trouver « les mécanismes adéquats et les garanties suffisantes pour préserver l’application de la Constitution ». Une allusion transparente à la mission qui incombera à l’organe chargé de contrôler la conformité des lois à la Constitution : la Cour ou le Tribunal constitutionnel. 



Les ambiguïtés de la solution bourguibienne 



Même s’il représente un « moindre mal » en comparaison de la charia, l’article 1er de la Constitution de 1959 peut-il se transformer en cheval de Troie d’une islamisation rampante des institutions ? Longtemps demeurée théorique, la question d’un détournement possible de l’article 1er par un parti «à référentiel islamique» se pose aujourd’hui concrètement. La formule retenue et imposée par Habib Bourguiba à l’indépendance est ambiguë à souhait. La distinction classique entre « Islam religion d’Etat» et «Islam religion de l’Etat » fait sens aux yeux des constitutionnalistes, formés à l’école européenne. Elle est moins évidente pour certains magistrats, influencés par la pensée zitounienne orthodoxe. Il existe un précédent fâcheux. On s’en souvient, l’article 1er a été invoqué plus d’une fois par les juges pour atténuer la portée des réformes bourguibiennes. Et c’est en son nom que certaines des dispositions les plus audacieuses du Code du statut personnel, l’acte d’émancipation de la femme tunisienne, ont été atténuées et dénaturées, au prétexte de « non-conformité avec la loi religieuse ». Résultat : chassés par la porte (la Constitution), la charia et le fiqh (le corpus juridique musulman traditionnel) sont revenus par la fenêtre (la jurisprudence), et ont eu pour conséquence de vider d’une partie de sa substance un droit étatique d’inspiration séculière et moderniste. Essayons donc d’y voir plus clair et tentons de démêler l’écheveau de l’article 1er. Que signifie-t-il, quelle est sa portée ? 



Sorti de son contexte, il semble suggérer que la Tunisie est un Etat musulman. C’est cette interprétation restrictive, littéraliste, que les défenseurs de l’inscription de la charia dans la Constitution rêvent maintenant de faire prévaloir. Elle est aux antipodes de la conception défendue en son temps par Bourguiba et consacrée par la doctrine. L’article premier énonce certes que la Tunisie est un Etat dont la religion est l’Islam et la langue l’arabe. Mais, ce faisant, il se borne à dresser un constat à valeur sociologique et descriptive : la Tunisie n’est pas un Etat multiconfessionnel, et son peuple est unifié par une même foi et un même idiome. L’article premier s’insère dans un dispositif juridique plus large, le dispositif de l’islamité de l’Etat. Il ne peut pas être pris et lu isolément, mais doit au contraire être envisagé dans sa globalité, aux côtés des autres éléments relevant de ce dispositif. Ces éléments sont le Préambule de la Constitution, l’article 5, l’article 6 et les articles 38 et 40 de la Constitution de 1959. 



Ce dispositif, qui forme la solution bourguibienne, est d’essence libérale. Il consacre la liberté de conscience (article 5), abolit toute forme de discrimination sur la base de la race ou de la religion (article 6), et ne mentionne pas la charia comme source ou fondement du droit. L’article 1er entoure l’Etat tunisien d’une enveloppe d’islamité, mais il s’agit bien d’une enveloppe et non d’un corset. Il a permis de réaliser un tour de force : instaurer un Etat civil et séculier, dégager le droit positif tunisien de la référence religieuse, sans pour autant se couper de l’arabité et de l’Islam. Il a représenté une tentative remarquable pour concilier deux logiques en apparence inconciliables, la logique de l’identité et la logique de la modernité juridique, adossée à la philosophie des droits de l’homme. Il constitue, pour cette raison, la pierre angulaire et le fil rouge de la modernité tunisienne. 



L’Etat, pris au piège de la logique identitaire 



La période que nous traversons est pleine d’incertitude et de confusion. L’équilibre fragile et subtil qui avait prévalu sous Bourguiba s’est rompu, et l’Etat ne sait plus à quelle distance se tenir de la religion. Il est tenté, à chaque crise, à chaque spasme, de privilégier la stratégie de l’accommodement. De multiplier les concessions à la norme néo-salafiste. On l’a vu pendant l’affaire Nadia El Fani. On l’a vu de nouveau pendant l’affaire Nessma. On vient encore de le voir avec l’affaire des «athées de Mahdia». Chaque fois qu’il y a tension, chaque fois qu’il y a conflit de normes, la notion d’islamité de l’Etat prend le dessus et s’impose sur les autres normes et principes fondamentaux (liberté d’expression, de création, de croyance – et d’incroyance). L’Etat n’est plus l’arbitre des conflits politiques et sociaux. Il en devient l’otage. Il oscille en permanence entre deux postures: celle de garant des droits et libertés abstraits, d’inspiration universaliste. Et celle de défenseur de l’authenticité, de gardien de l’identité. Et l’on peut craindre que la nouvelle Constitution, au lieu de réduire ces ambiguïtés, au lieu de clarifier les choses, ne les embrouille encore davantage. Car elle sera nécessairement le fruit d’un compromis laborieux entre des visions du monde (et de l’Etat) diamétralement opposées. 



Tout ceci nous ramène donc à notre point de départ : la centralité du juge constitutionnel. Car c’est lui, et lui seul, qui tranchera le débat. C’est lui qui fixera l’interprétation de l’article 1er. C’est lui qui dira comment il doit être compris, ce qu’il autorise et ce qu’il interdit. C’est lui qui imaginera les formules de compromis entre islamité de l’Etat, d’une part, et libertés individuelles, dans leur acception globale, d’autre part. Parviendra-t-il à trouver un équilibre satisfaisant, une articulation correcte entre authenticité et liberté ? Ou fera-t-il pencher, irrémédiablement, la balance dans le sens de l’islamité de l’Etat ? 



A la vérité, personne n’en sait rien. Tout dépendra des équilibres en son sein. Et de la manière dont ses membres seront nommés. Seront-ils désignés conjointement par l’exécutif et le législatif ? Elus par le Parlement? Choisis par leurs «pairs», par les professionnels et praticiens du droit? Faudra-t-il disposer d’aptitudes et de qualifications particulières pour postuler ? Toutes les options restent envisageables, car nous partons de zéro. La Tunisie ne possède pas de tradition de justice constitutionnelle indépendante. Le défunt Conseil constitutionnel, qui a cessé d’exister quand la précédente Constitution a été abrogée, au lendemain de la Révolution, avait été «institué» par décret présidentiel en 1987. Cet organisme a été historiquement complice de la dictature de Ben Ali en se complaisant dans un rôle d’auxiliaire servile de l’arbitraire étatique. 



L’islamité de l’Etat contre les libertés individuelles ? 



La question du contrôle de constitutionnalité est cruciale pour l’avenir de la démocratie tunisienne. Elle ne semble pas avoir jusqu’à présent retenu l’attention des partis. Les propositions des différentes formations représentées à la Constituantes sont faibles, pour ne pas dire inexistantes. Des idées pertinentes et constructives ont pourtant été avancées par le comité d’experts présidé par Yadh Ben Achour ; elles figurent dans le projet de Constitution soumis le 21 novembre 2011 aux membres de l’Assemblée nouvellement élue. Elles prévoient l’institution d’une Cour constitutionnelle de onze membres choisis pour un mandat de 8 ans non renouvelable parmi les professeurs universitaires et les magistrats ayant une expérience juridique reconnue d’au moins quinze ans » (article 75 du projet). Il leur serait interdit de cumuler cette fonction avec toute autre responsabilité, parlementaire, gouvernementale, partisane, syndicale ou économique. Trois des membres de cette Cour seraient choisis par le président de la République, trois autres par le chef du gouvernement, trois encore par le président de la Chambre des députés, et les deux derniers par le président de la Cour de cassation. Un tel système présente deux avantages, qui se cumulent : le pouvoir de nomination est dilué, et le critère de la compétence juridique et professionnelle est mis en avant. 



La combinaison de ces deux facteurs est censée garantir l’impartialité de l’institution et soustraire ses membres aux influences politiques et partisanes. On ne sait pas quelle suite la Constituante entend donner à ces propositions, rien n’ayant filtré des travaux des commissions. Mais le type de régime politique retenu aura un impact considérable sur l’architecture du contrôle de constitutionnalité et les mécanismes de désignation des juges constitutionnels. 



Pour mieux comprendre, arrêtons-nous un instant sur les propositions — assez succinctes du reste — qui figurent dans le programme en 365 points d’Ennahda, et qui ont été présentées le 14 septembre 2011. Le mouvement islamiste dit vouloir instaurer un régime démocratique de type parlementaire, «basé sur la séparation des pouvoirs et l’indépendance des juges». Mais, en réalité, dans un tel système, tout le pouvoir émane de la chambre, et, dans l’éventualité où un parti disposerait de la majorité absolue, tout le pouvoir émanerait alors en réalité du parti majoritaire. Les institutions deviendraient alors l’otage d’un parti ou d’une faction. A commencer par le Tribunal constitutionnel, dont le président serait élu directement par le Parlement (Cf. points 27 et 30 du programme – il n’est rien dit de ses autres membres, mais on peut supposer, par extrapolation, qu’eux aussi seraient élus). 



Chaque fois qu’elle en a eu l’opportunité, Ennahda a privilégié la logique partisane sur l’esprit du consensus dont elle ne cesse par ailleurs de se réclamer. Cela s’est vu lors de l’élection du rapporteur général de la Constitution, quand Habib Khedr l’a emporté sur le doyen Fadhel Moussa. Cela s’est encore vu à l’occasion des nominations dans l’administration ou les médias publics. 



Partant de là, on a quelque raison de s’inquiéter pour l’indépendance de la future juridiction constitutionnelle. Deux risques seraient alors susceptibles de s’additionner. Le premier serait «le risque de retour en arrière», à savoir un juge constitutionnel inféodé au pouvoir politique. Le deuxième, plus insidieux, et, pour cette raison, plus dangereux, serait «le risque de dérive idéologico-religieuse». C’est le risque que la Cour constitutionnelle ne soit pervertie, et détournée de sa vocation libérale. Qu’elle oublie sa raison d’être primordiale, la défense et la garantie des droits et libertés fondamentaux posés par la Constitution, et qu’elle ne s’enferme dans un rôle de gardienne de l’islamité de l’Etat. Nous n’en sommes pas encore là. Mais ce scénario n’a rien de fantaisiste. C’est alors nos libertés, toutes nos libertés, qui seraient en grand danger…

S.G. 


mardi 19 juin 2012

Pourquoi le monothéisme ?




Par Jean Soler
Heureux les chercheurs qui étudient les dieux grecs ou les dieux égyptiens ! Ils ne risquent pas trop que leurs croyances religieuses infléchissent leur jugement ou que leurs analyses critiques heurtent la foi de leurs lecteurs, car personne, depuis bien longtemps, ne croit plus en Zeus ou en Osiris. Mais il en va autrement pour le dieu que nous appelons « Dieu », qui, lui, a encore trois milliards de fidèles dans le monde. Il semble néanmoins indispensable, dans l’approche scientifique des religions, de ne faire aucune différence entre ces divinités. Les dieux sont des personnages historiques qui apparaissent un jour, qui vivent plus ou moins longtemps – aussi longtemps qu’il existe des hommes qui en sont persuadés – et qui finissent par disparaître ou par se fondre dans d’autres dieux.

            La question qui m’a retenu[1] est celle de comprendre depuis quand et pourquoi les Juifs de l’Antiquité ont admis comme un dogme qu’il n’existe et ne peut exister qu’un dieu, alors que jusque là, dans toutes les sociétés connues de nous, le monde divin se caractérisait par la pluralité et la diversité des êtres surnaturels.

            Poser la question en ces termes suscite des résistances – même dans le milieu universitaire, j’en ai fait l’expérience – parce qu’il est évident aux yeux des croyants que Dieu, ce dieu-là, l’Unique, le seul « vrai Dieu », existe de toute éternité, et que les hommes l’ont toujours su, plus ou moins obscurément. Les adeptes des trois religions monothéistes jugent donc tout à fait normal que Dieu, pour des raisons qui lui appartiennent, se soit révélé à l’un des peuples, celui des Hébreux, et plus précisément à tel ou tel de ses membres, à Abraham d’abord, à Moïse ensuite, comme la Bible en témoigne, pour aider l’humanité à acquérir une connaissance plus claire de son existence et de ses volontés.

            Cette position, qui paraît inattaquable si l’on se place dans l’optique des croyants, n’est plus tenable aujourd’hui, en raison des acquis de la recherche scientifique. Non seulement, en effet, l’existence d’Abraham et de Moïse est remise en cause (les archéologues n’ont trouvé, par exemple, aucune trace du séjour de tout un peuple dans le désert du Sinaï[2]) mais la divinité qui s’est adressée à Abraham et à Moïse n’est pas, d’après le texte hébreu de la Bible lu sans idée préconçue, le Dieu Unique. Il s’agit d’un dieu parmi d’autres nommé « Iahvé » (peu importe comment se prononçait son nom et comment il est transcrit dans nos langues). Ce fait, car c’est un fait, est masqué par l’illusion rétrospective qui projette sur ce passé lointain et largement mythique les convictions qui sont les nôtres sur le Dieu Un, illusion entretenue par le tour de passe-passe qui consiste à escamoter, dans les traductions de la Bible, le mot « Iahvé », pour mettre à sa place les mots « Dieu », « le Seigneur » ou « l’Éternel », termes qui désignent aujourd’hui, sans équivoque, le Dieu de la croyance monothéiste[3].

            Comment s’exprime le récit biblique où ce dieu s’adresse à Abraham, qui s’appelle encore Abram, pour la première fois ? « Iahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple et je te bénirai », Genèse 12, 1-2. D’emblée Abraham est présenté comme l’ancêtre d’un peuple promis à un grand destin : nous l’appelons le « peuple élu ». Et la bénédiction du dieu – qui ne dit à aucun moment qu’il est le seul Dieu véritable – se traduira par l’octroi à des tribus nomades d’un « pays » où ils pourront se sédentariser : la « Terre promise ». C’est la première mention dans la Bible d’un contrat passé entre l’un des dieux et l’un des peuples, d’une « alliance » aux termes de laquelle, si le peuple reste fidèle à ce dieu, le dieu le favorisera par-dessus tous les autres peuples. Ce contrat a été renouvelé, affirme la Bible, quelques siècles plus tard, avec Moïse. Que dit le dieu au prophète quand il s’adresse à lui pour la première fois, du fond d’un buisson qui brûle sans se consumer : « Je suis le dieu de tes ancêtres, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac, le dieu de Jacob », Exode 3, 6. Il est toujours question d’un dieu ethnique, qui révèle à Moïse, comme une marque insigne de faveur, son vrai nom : « Iahvé », et qui se soucie avant tout de sauver son peuple de l’esclavage où il est réduit en Égypte. Ni dans cet épisode ni plus tard, au cours des entretiens que Moïse aura avec Iahvé sur le mont Sinaï, le dieu ne se présente comme l’unique dieu qui existe, un dieu universel qui serait celui de tous les peuples et se préoccuperait du sort de l’humanité. J’ai montré dans La Loi de Moïse que les prescriptions que donne le dieu au prophète, à commencer par les Dix Commandements, ne sont pas les impératifs d’une morale universelle mais des règles de conduite destinées à assurer l’unité et la cohésion du peuple hébreu en vue de sa survie.

            Ce type de religion n’est pas spécifique des Israélites (les descendants de Jacob, surnommé Israël). On le rencontre dans tout le Proche-Orient ancien, bien avant que les Hébreux entrent dans l’Histoire, comme l’attestent les nombreuses inscriptions mises au jour en Mésopotamie. Vers l’an 2025, par exemple – près de huit siècles avant Moïse, si celui-ci a existé et s’il a vécu, comme on l’assure, au milieu du XIIIe siècle - des textes font état d’un peuple jusque là inconnu qui dit vénérer un dieu tout aussi inconnu que lui, « Assur ». Le dieu et le peuple ont conclu une alliance à ce point étroite que le peuple se définit par l’appellation d’« Assyriens » : les fidèles du dieu Assur, et qu’il a donné le nom de son dieu à sa capitale : « Assur ». Un peu plus tard, dans la même région, les Babyloniens adoptent pour dieu protecteur « Marduk ». Or, aussi bien les inscriptions que les vestiges de sanctuaires prouvent que ces deux peuples vénéraient en même temps d’autres divinités. Nous avons affaire à une forme de polythéisme que nous nommons aujourd’hui, d’un terme qui n’est pas encore dans les dictionnaires, la « monolâtrie ». La monolâtrie est le culte rendu à un dieu de préférence aux autres, sans nier pour autant l’existence des autres dieux, dont certains ont un rapport privilégié, eux aussi, avec d’autres peuples. Les Juifs de l’Antiquité n’ont fait qu’imiter ce qu’ils voyaient pratiquer autour d’eux en liant leur sort à un dieu aussi obscur que Marduk ou Assur mais dont ils attendaient la même protection : on espère qu’un dieu inconnu ou marginal pourra se consacrer entièrement à vous, alors qu’un dieu célèbre, sollicité par beaucoup de peuples, risquerait de vous négliger ou de donner sa préférence à d’autres. Un prophète biblique, Michée, qui a vécu à Jérusalem au VIIIe siècle avant notre ère, est très conscient de cette situation : « Tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu, et nous, nous marchons au nom de Iahvé, notre dieu, pour toujours et à jamais », Michée, 4, 5. Il n’empêche que les Israélites, à l’exemple des Assyriens et des Babyloniens, avaient d’autres dieux, notamment Baal, et même une déesse, compagne de Iahvé, Ashéra, comme en témoigne la Bible, si on la lit sans verres déformants, et comme le confirment des inscriptions découvertes récemment en Israël, qui parlent de « Iahvé et son Ashéra »[4].
            Quel que soit le rôle joué par les autres dieux, chaque peuple attribue ses succès, surtout ses succès militaires, au dieu avec lequel il a fait alliance, et il a tendance à penser que son dieu est le plus grand des dieux. On le voit dans les inscriptions mésopotamiennes. On le constate également dans la Bible. Après le passage de la mer Rouge, qui est présenté comme une victoire remportée par les Hébreux sur les Égyptiens grâce à l’intervention miraculeuse de leur dieu, Moïse et le peuple entonnent un cantique de remerciements où ils disent : « Qui est comme toi parmi les dieux [elim, pluriel d’el, « dieu »], Iahvé ? », Exode 15, 11. Cette formulation appartient, sans nul doute, à l’univers polythéiste – pour peu qu’on ne trahisse pas le texte en traduisant : « Qui est comme toi parmi les forts, Éternel ? » (Bible du rabbinat français). Ce passage et bien d’autres prouvent que « Moïse ne croyait pas en Dieu », comme je l’ai écrit, avec un brin de provocation, dans L’Invention du Monothéisme, pour faire comprendre que les textes attribués par la tradition à Moïse – les cinq premiers livres de la Bible que les Juifs appellent la Tora et les chrétiens le Pentateuque – ne sont pas, dans leur presque totalité, monothéistes.
            Dans ces conditions, comment se fait-il que le peuple juif soit à l’origine de la croyance en un Dieu unique ? Si cette dernière ne remonte pas à Moïse, quand est-elle apparue et dans quel environnement ? Pour tâcher de répondre à cette question, nous ne pouvons nous appuyer que sur la Bible, car aucun autre peuple n’a adopté cette religion avant le peuple juif. Le cas du pharaon Akhenaton, qui a régné un siècle avant l’époque où Moïse est supposé avoir vécu, ne constitue pas une exception. D’après les égyptologues d’aujourd’hui, Akhenaton était un roi caractériel qui a voulu imposer un dieu personnel, Aton, dont il serait le seul représentant et le seul interprète, ce qui revenait à écarter le clergé jusqu’alors tout-puissant, surtout celui du dieu Amon à Thèbes. Mais Aton n’est autre qu’Amon, Rê etc., le même dieu suprême du panthéon égyptien, représenté par le Soleil et adoré sous des noms différents selon les lieux, les époques et la course de l’astre pendant le jour et la nuit. Qui plus est, les hymnes à Aton attribués à Akhenaton décalquent de très près des hymnes à Amon ou à Rê nettement antérieurs, y compris dans l’emploi de l’adjectif « unique » servant à qualifier le dieu, pour mettre l’accent sur son caractère exceptionnel, hors du commun, et non pas pour dire qu’il était le seul dieu à exister[5]. Quoi qu’il en soit, le culte institué par Akhenaton n’a pas survécu à la mort du roi. Un siècle après, son souvenir était aboli et ses temples détruits. Moïse n’aurait pas pu entendre parler de lui ni surtout s’inspirer de sa réforme, puisque le prophète hébreu n’était pas monothéiste ! Le monothéisme véritable a été sécrété bien plus tard, au sein du peuple juif, sans aucune influence directe venue d’un autre peuple, et c’est la Bible seule qui peut nous mettre sur la voie de ses raisons d’être.
            Ici, je ferai état d’un autre apport de la recherche contemporaine. La Bible que nous lisons est un écrit presque aussi tardif que le monothéisme, nettement postérieur à ce que laissait croire la tradition et même à ce que pensaient la plupart des spécialistes il y a encore trente ans. L’archéologie israélienne est arrivée à la conclusion que les Hébreux n’ont pas écrit leur langue avant le IXe ou même le VIIIe siècle. Si Iahvé avait écrit de sa main, en hébreu, les Dix Commandements sur deux tables de pierre, les Israélites n’auraient pas pu déchiffrer ce texte avant plusieurs siècles. Quant à Moïse, le scribe de la Tora, non seulement il ne croyait pas en Dieu mais il ne savait pas écrire ! Il est largement admis aujourd’hui que le premier noyau de la Bible, la version initiale du Deutéronome, le cinquième livre du Pentateuque actuel, date du roi Josias qui a régné à Jérusalem dans la deuxième moitié du VIIe siècle, peu avant la prise de la ville par Nabuchodonosor et la déportation des notables en Babylonie. Le travail d’écriture a repris pendant le demi-siècle qu’a duré l’Exil et il s’est poursuivi sur plusieurs générations après le Retour à Jérusalem. Tous les textes rédigés jusqu’alors – jusqu’au Ve siècle y compris, le siècle de Périclès chez les Grecs – parlent de Iahvé comme du dieu national des Israélites et font toujours mention d’une alliance exclusive conclue entre ce dieu et ce peuple. Il faut en déduire qu’au début du IVsiècle encore les Juifs n’étaient pas devenus monothéistes. Alors, que s’est-il passé ?
            La thèse que je soutiens est que la croyance monothéiste est apparue quand l’échec de l’alliance s’est révélé patent et qu’il a fallu trouver une explication crédible à cet échec.
            Les Israélites ont été assurés, en effet, de la supériorité de leur dieu aussi longtemps que Iahvé leur a apporté d’éclatants succès : la sortie d’Égypte malgré l’armée du pharaon lancée à leurs trousses, la conquête de Canaan, la constitution d’un puissant royaume régi par deux grands rois, David puis son fils Salomon. Tels étaient du moins les récits qui avaient été transmis, disait-on, par les ancêtres. En réalité, je l’ai dit plus haut, il n’y a aucune preuve archéologique de la sortie d’Égypte et de l’errance du peuple hébreu pendant quarante ans dans le désert du Sinaï (il n’y a pas non plus de preuve certaine de la guerre de Troie qui aurait eu lieu à la même époque : les Grecs aussi bien que les Juifs ont reconstruit leur passé lointain sur des mythes). Bien plus, les archéologues n’ont pas découvert de traces de la guerre éclair racontée par la Bible pour la conquête de Canaan : l’occupation a été progressive et plutôt pacifique, d’autant plus qu’une partie au moins des Israélites étaient des autochtones. Plus surprenant encore, car nous entrons désormais dans l’Histoire, aucun vestige archéologique, aucun document épigraphique datant à coup sûr du royaume de David et de Salomon n’a été découvert[6]. Certains spécialistes en viennent à douter de l’existence de Salomon et non plus seulement d’Abraham ou de Moïse. En tout état de cause, si Salomon a existé, il faut l’imaginer en chef de village plutôt qu’en souverain d’un important royaume – d’autant plus que les annales des pays voisins ignorent cet État et jusqu’au nom de Salomon. Il n’en reste pas moins que ce personnage a pris une stature emblématique dans la mémoire collective des Hébreux. Or, à lire la Bible – et ce qu’elle dit peut être recoupé, à partir du IXe siècle, par d’autres sources – après le règne de Salomon les Israélites ont connu malheurs sur malheurs. Dès la mort du roi, la plupart des tribus qui s’étaient fédérées – dix sur douze selon la Bible – ne reconnaissent pas son successeur et font sécession en créant un nouvel État, dans le nord du pays, et en se dotant d’une nouvelle capitale, Samarie, pour concurrencer Jérusalem. Sont ainsi face à face deux royaumes rivaux, qui à certains moments se feront la guerre. Pour les auteurs de la Bible, c’est là la première « catastrophe » (shoah en hébreu) subie par le peuple élu. Le plus nombreux, le plus puissant et le plus riche des deux royaumes tombe bientôt sous la coupe des Assyriens qui, vers la fin du VIIIe siècle, s’emparent de Samarie, déportent une  partie de la population et annexent le pays à leur Empire. Ce fut la deuxième catastrophe dans l’histoire des Juifs. Il y en aura une troisième quand les Babyloniens, au début du VIe siècle, mettent fin au royaume du Sud en détruisant Jérusalem et en déportant toute l’élite du pays. Les Israélites ont alors perdu la totalité de la Terre que leur dieu, pensaient-ils, avaient offerte à leurs ancêtres. Ils ont pu espérer, vers la fin du VIe siècle, avec la victoire des Perses sur les Babyloniens, la libération des exilés et le retour d’une partie d’entre eux à Jérusalem, qu’ils allaient pouvoir reconstituer le vaste royaume de Salomon. Les œuvres bibliques datant de l’Exil – en particulier  les prophéties de Jérémie, qui est resté à Jérusalem avant de fuir en Égypte, et celles d’Ézéchiel, déporté à Babylone – témoignent de ce rêve. Mais le rêve ne s’est pas réalisé. Pendant les deux siècles qu’a duré l’Empire perse, les habitants de la Judée n’ont fait que végéter, sans roi, sans armée, sans indépendance, dans un minuscule canton de l’Empire achéménide qui allait de l’Indus au Nil et du golfe Persique à la mer Noire, en englobant une partie du monde grec, avec les cités de Milet ou d’Éphèse. Les inscriptions perses qui énumèrent les différents peuples entrés dans l’Empire mentionnent les Assyriens, les Babyloniens, les Égyptiens et même les Arabes, mais jamais les Juifs. L’historien-ethnologue grec Hérodote qui a séjourné, auVe siècle, en Perse, en Égypte et jusqu’en Phénicie, dans l’actuel Liban, aux portes d’Israël, n’a jamais entendu parler des Juifs, de leur religion ni du temple qu’ils avaient reconstruit à Jérusalem après leur retour de Babylone. C’est pourtant dans cette période, sous la domination des Perses, que les Juifs ont conçu une religion tout à fait nouvelle, le monothéisme.
            Comment le comprendre ? En renonçant d’abord aux notions de Révélation et de Livres sacrés, même si l’on croit en « Dieu ». Les fidèles du Dieu unique ont bien dû admettre, auXVIe siècle, que la terre tourne autour du soleil, et, trois siècles plus tard, que l’homme n’est pas né d’un coup, tel qu’il est aujourd’hui, mais qu’il est issu d’une très longue évolution des espèces, malgré ce qu’assure la Bible. Ils devront s’accommoder aussi, désormais, du fait qu’aucun texte biblique n’affirme que Dieu – l’Unique – s’est fait connaître d’un Israélite, à quelque moment que ce soit, en lui disant : Il n’existe qu’un Dieu, voilà la Vérité en matière de religion. Je te confie la mission de mettre par écrit cette Vérité, d’en convaincre ton peuple et de la diffuser dans le reste de l’humanité. Les quelques versets qui sont habituellement cités pour accréditer cette lecture sont isolés de leur contexte et interprétés à contresens. Il n’y est question, encore et toujours, que d’un dieu particulier qui se préoccupe exclusivement de son peuple, l’ethnie des Israélites. Et c’est – j’en suis convaincu – l’échec répété de cette ethnie, malgré son alliance avec un dieu présenté comme le plus grand des dieux, qui est à l’origine de la révolution monothéiste. Mais revenons en arrière.
La première « catastrophe » dans l’histoire nationale – la scission du royaume de Salomon en deux États rivaux – a été expliquée après-coup par les rédacteurs de la Bible comme la conséquence de l’infidélité du souverain qui aurait toléré, à Jérusalem même, à la fin de sa vie, le culte d’autres divinités (Premier livre des Rois, 11). La deuxième « catastrophe » – la disparition du royaume de Samarie, le plus important des deux États – a été justifiée également par l’infidélité de ses rois qui auraient introduit le culte de dieux étrangers, notamment de Baal, pour concurrencer le dieu des ancêtres. Ainsi, plutôt que de mettre en doute la puissance de Iahvé, on a incriminé son peuple. Cette réaction n’est pas propre aux Hébreux. Nous connaissons, en Mésopotamie, des textes plus anciens où des cités rendent compte des revers qu’elles ont subis par une punition de leur dieu. Personne n’est prompt, peuple ou individu, à mettre son dieu en cause et à l’abandonner. Pour continuer à croire en lui, on préfère lui attribuer les défaites aussi bien que les victoires. Si le « peuple de Iahvé » connaît des malheurs, pensent les auteurs de la Bible, ces malheurs sont l’œuvre de Iahvé. On cherche alors à comprendre quelle faute les anciens ont commise, pour éviter de la commettre à nouveau. C’est sous le règne de Josias, semble-t-il, autour de 620, que l’idée a prévalu, dans l’espoir d’empêcher Jérusalem de subir le sort de Samarie, que Iahvé était un dieu « jaloux » : qui ne tolérait pas de rivaux dans la vénération qu’il exigeait des Israélites – ce qui prouve d’ailleurs que le culte de Iahvé avait cohabité jusqu’alors avec celui d’autres dieux, comme c’était courant, je l’ai signalé, dans la monolâtrie des dieux nationaux au Proche-Orient. La monolâtrie n’est que l’une des modalités de la croyance polythéiste et la réforme de Josias, qui exigeait que le peuple adore le seul Iahvé, en un seul lieu de surcroît, le temple de Jérusalem, n’est qu’une variante apportée à la forme antérieure de monolâtrie. Dater de cette époque la naissance du monothéisme, comme le font certains[7], est une erreur. Ils confondent la monolâtrie et le monothéisme, lequel seul énonce qu’il ne peut exister qu’un dieu.
À la lumière des vues nouvelles apparues au temps de Josias, on a soutenu que Iahvé avait utilisé d’autres peuples – les plus cruels d’entre eux – pour punir les Israélites de leur infidélité. Cette idée présentait le double avantage de maintenir la toute-puissance présumée de Iahvé et de ne pas attribuer les succès des peuples ennemis au pouvoir de leurs dieux. Pour que personne, ni chez les ennemis ni chez les Israélites, ne puisse se tromper en imputant les échecs de ces derniers à d’autres dieux que Iahvé, on a affirmé – Jérémie, par exemple, chapitre 51 – qu’après avoir servi d’instruments entre les mains de Iahvé, ces ennemis seraient châtiés à leur tour pour avoir fait couler le sang de son peuple. Et l’Histoire a paru corroborer cette conviction. En effet, après avoir détruit le royaume de Samarie, les Assyriens ont été écrasés par les Babyloniens. Quant aux Babyloniens, après avoir détruit le royaume de Jérusalem (la Judée), ils ont été défaits et anéantis par le roi des Perses, Cyrus. Mais avec les Perses, tout va changer. Les Perses, sans le vouloir et sans le savoir, vont mettre en défaut l’idéologie biblique.
            Loin de punir les Israélites pour obéir au dessein de Iahvé, les Perses les ont en effet libérés de leur exil à Babylone, en 539. Ils leur ont permis de retourner à Jérusalem et d’y rebâtir leur temple. Mieux même, ils ont financé ces travaux et ils ont exempté d’impôts le clergé. Mieux encore, quelques décennies plus tard, des rois perses ont confié des missions à des Judéens demeurés en exil et proches de la cour pour qu’ils aillent à Jérusalem prêter assistance à la communauté du Retour qui en avait bien besoin, tellement elle était désorganisée et dans la misère. Le propre échanson du roi, Néhémie, a fait deux missions au milieu du Ve siècle. Esdras, un prêtre-scribe, est arrivé probablement au début du IVe siècle. Ce dernier a joué un grand rôle pour fixer par écrit les lois attribuées à Moïse et reconnues par le pouvoir perse pour les affaires concernant les Juifs (ainsi appelle-t-on désormais les Judéens et, plus généralement, les membres de l’ethnie israélite). En un mot, les Perses se sont montrés irréprochables à l’égard des Juifs, au point que Cyrus est appelé dans la Bible le Messie, c’est-à-dire « l’oint de Iahvé »[8], et que les Juifs ont pu croire pendant un certain temps que les Perses se rendraient compte qu’ils devaient leur réussite au dieu des Juifs et qu’ils se rallieraient à lui. Mais rien de tel ne s’est produit. Les Perses se comportaient avec les Juifs comme avec les autres peuples de l’Empire, ni plus ni moins. Ils respectaient la religion ainsi que les coutumes des peuples assujettis. Dans une inscription découverte en 1879 à Babylone sur un cylindre d’argile, il est dit que Marduk lui-même, le dieu national du pays, a chargé Cyrus, un étranger, de punir le roi des Babyloniens de son infidélité en s’emparant de sa capitale. Dans la suite du texte, Cyrus assure vénérer Marduk, qu’il appelle son « Seigneur », et dit qu’il a libéré les populations étrangères qui avaient été déportées – sans faire mention des Juifs[9]. Cette attitude des Perses correspond de près à celle qu’ils ont eue envers les Judéens, au témoignage de la Bible, et à la politique qu’ils ont appliquée à l’égard de l’Égypte, après avoir conquis le pays. Une statue de Darius découverte dans sa capitale iranienne, à Suse, en 1972, porte une inscription en hiéroglyphes où le roi des Perses se présente, à l’image des pharaons, comme le fils de Rê, le dieu suprême des Égyptiens. Mais d’autres inscriptions gravées sur la statue en perse, en élamite et en akkadien, rendent hommage à Ahura-Mazda, « le grand dieu qui a créé cette terre ici, qui a créé ce ciel là-bas, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Darius roi ». Et Darius déclare plus loin : « Qu’Ahura-Mazda me protège, ainsi que ce que j’ai fait »[10]. Il est clair que les Perses rendaient hommage au dieu principal de chacun des peuples entrés dans l’Empire, pour obtenir son concours ou du moins sa neutralité, mais c’est à leur dieu national, Ahura-Mazda, qu’ils attribuaient leurs succès. À ce dieu, ils prêtaient les mêmes pouvoirs – en particulier celui de Créateur – que les Juifs à Iahvé. Mais entre les deux divinités, il y avait une différence considérable. La puissance d’Ahura-Mazda était crédible : on pouvait penser qu’elle avait permis à son peuple de conquérir un immense territoire ; celle de Iahvé était sérieusement sujette à caution : son peuple ne faisait que se morfondre, en obscur vassal, dans un étroit recoin de l’Empire perse.
            Pouvait-on espérer que la domination des Perses ne serait que passagère, comme l’avait été celle des Assyriens et des Babyloniens, et qu’ensuite Iahvé réduirait les Perses à néant pour redonner aux Juifs un grand royaume ? Même cette espérance était fragile. Iahvé avait puni les Assyriens et les Babyloniens, après s’être servi d’eux, parce qu’ils avaient opprimé les Juifs. Mais de quoi Iahvé devrait-il punir les Perses ? Il n’y avait rien à leur reprocher ! Fallait-il alors en conclure que le plus grand des dieux n’était pas Iahvé mais Ahura-Mazda ? L’admettre a pu être une tentation éprouvée par certains. La Bible fait état, dans d’autres circonstances, du ralliement d’Israélites aux dieux des vainqueurs. Un roi de Jérusalem, vers la fin du VIIIe siècle, après avoir été battu par les Araméens, s’est dit : « Puisque les dieux des rois d’Aram les secourent, je leur sacrifierai et ils me secourront », 2 Chroniques 28, 23. Beaucoup de peuples dans le monde – et d’abord dans cette région – ont disparu avec leur religion pour s’être soumis à d’autres peuples et avoir adopté leurs croyances et leurs coutumes. Mais chez les Juifs, alors, religion et identité nationale étaient devenues tellement imbriquées qu’abandonner Iahvé aurait été l’équivalent d’un suicide collectif. Toute leur histoire mythique mise désormais par écrit et toutes les paroles de leurs prophètes ne cessaient de leur répéter qu’ils n’étaient pas comme les autres, qu’ils devaient se tenir à l’écart des nations étrangères (les goyim), parce qu’ils étaient promis par leur dieu à un grand destin. « C’est un peuple qui demeure à part et qui n’est pas compté parmi les nations » : ainsi se décrivent-ils dans la Bible (Nombres, 23, 9). Leurs lois contribuaient elles aussi, et tout particulièrement les interdits alimentaires, à maintenir cette séparation : « C’est moi, Iahvé, votre dieu, qui vous ai séparés des peuples, et ainsi, vous séparerez la bête pure de l’impure, l’oiseau impur du pur, et vous ne vous rendrez pas abominables par la bête, par l’oiseau, par tout ce dont fourmille le sol, bref, par ce que j’ai séparé de vous comme impur », Lévitique 20, 24-25[11]. Renoncer à cette idéologie qui leur avait permis de supporter beaucoup de revers et plusieurs catastrophes aurait été renoncer à être eux-mêmes. Reconnaître qu’ils s’étaient trompés les aurait condamnés à disparaître.
            Pour ne pas en venir là, les guides du peuple avaient cherché depuis longtemps à amender la religion initiale. Ils avaient décrété, sous Josias, que le dieu national ne supportait aucun rival, et on avait chassé les dieux étrangers. Après le retour de Babylone, Esdras avait pensé qu’il fallait épurer l’ethnie pour la rendre digne d’être à nouveau le « peuple de Iahvé » et on avait chassé les femmes étrangères avec leurs enfants, en interdisant strictement désormais les mariages mixtes (Esdras 10 et Néhémie 13). Dans le temple reconstruit, on multipliait les sacrifices expiatoires et les rites de purification pour respecter les innombrables commandements que Iahvé avait prescrits, disait-on, à Moïse et que le prophète avait notés : on disposait maintenant de rouleaux pour enseigner ces lois à tous les Juifs. Que pouvait-on faire d’autre en vue d’obtenir le pardon des fautes commises par les ancêtres, de retrouver grâce auprès de Iahvé et de redevenir le grand peuple à qui Moïse avait dit : « Tu annexeras des nations nombreuses et toi, tu ne seras pas annexé. Iahvé te mettra à la tête et non à la queue ; tu seras uniquement en haut, tu ne seras jamais en bas », Deutéronome 28, 12-13 ? Il fallait bien constater que toutes ces réformes et tous ces efforts étaient restés sans résultats. Rien n’était venu modifier la condition subalterne et insignifiante dans laquelle le peuple vivotait. Les Juifs s’étaient-ils trompés en misant tout sur le seul Iahvé ? Le doute, étalé sur plusieurs générations, a dû être véritable et profond. Un psaume remanié à l’époque perse peut donner une idée de cet état d’esprit : « Tu nous a rejetés et couverts de honte (…) Tu fais de nous la fable des nations (…) Tout cela est arrivé sans que nous t’ayons oublié, sans que nous ayons trahi ton alliance (…) Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? », Psaume 44, 10-24. L’explication par la culpabilité du peuple a épuisé ses effets, des voix osent s’élever maintenant pour mettre en cause Iahvé lui-même. Les interrogations sur le pouvoir réel du dieu étaient d’autant plus inévitables qu’on voyait, au même moment, les Perses triompher sans commettre aucun méfait qui aurait pu attirer sur eux le courroux de Iahvé. Bien plus, le peuple a dû finir par savoir, comme ne l’ignorait pas Néhémie, qui vivait à la cour de Suse, que les Perses attribuaient leurs succès à leur dieu, Ahura-Mazda, avec de bonnes raisons de le faire. Cette situation qui a perduré pendant les deux siècles de l’Empire achéménide a mis en porte-à-faux l’idéologie qui avait permis aux Juifs de l’Antiquité d’expliquer leurs malheurs sans remettre en cause la puissance de leur dieu ni l’alliance qui avait fondé leur identité. Il faut supposer que durant cette période sur laquelle nous n’avons pratiquement aucun document – elle rappelle les « siècles obscurs » qui ont précédé la renaissance, au VIIIe siècle, de la civilisation grecque – une crise intellectuelle a dû se développer et s’accentuer. Pour la surmonter, il n’y avait que deux voies : abandonner la doctrine traditionnelle et sacrifier le passé, ou trouver une idée radicalement neuve capable de sauver, à la fois, le peuple et son dieu. Cette idée a été le monothéisme.
            Il est impossible de savoir quand et par qui cette idée a été formulée pour la première fois. Il en va de même, souvent, dans l’histoire des sciences, quand il s’agit d’identifier le ou les auteurs d’une théorie venue dénouer la crise dans laquelle la recherche s’était enlisée : j’ai avancé ce parallèle en m’aidant des analyses de Thomas S. Kuhn sur les révolutions scientifiques[12]. Il a fallu du temps pour que la théorie monothéiste se fraie un chemin, du temps pour qu’elle gagne des adeptes, du temps pour qu’elle s’impose finalement à tout un peuple, dans la deuxième moitié du IVsiècle, semble-t-il, sinon au début du IIIe, quand les Grecs sont venus supplanter les Perses sans que la situation des Juifs change en quoi que ce soit.
            L’adoption du monothéisme par les Juifs a modifié du tout au tout leur vision du monde. Il n’y avait plus lieu d’interpréter l’Histoire en termes de rivalités entre dieux protégeant et aidant chacun son peuple. Comparer, en particulier, le dieu des Juifs et le dieu des Perses n’avait plus de sens : c’était le même dieu[13], le Dieu Unique, qui favorisait, selon des desseins connus de lui seul, tantôt un peuple et tantôt un autre. Cette évidence nouvelle, véritablement révolutionnaire, perçue par les Juifs et eux seuls, donnait à ces derniers une clef pour expliquer leurs malheurs passés et présents tout en gardant l’espoir de retrouver un jour la faveur de la divinité qui les avait fait sortir d’Égypte et les avait dotés d’un grand pays où ils avaient édifié un puissant royaume. Ce dieu, on cessera peu à peu de l’appeler « Iahvé », comme on faisait du temps où il fallait, grâce à un nom propre, le distinguer des autres dieux. On l’appellera désormais « Dieu » (elohim) ou « Seigneur » (adonaï). Quand la Tora est traduite en grec par des Juifs d’Alexandrie, au IIIe siècle avant notre ère, à l’intention des Juifs d’Égypte qui ne connaissaient plus l’hébreu, la mutation monothéiste est achevée : dans la Septante, « Iahvé » a complètement disparu au profit de théos (« Dieu ») et de kurios (« Seigneur »)[14].
            C’est ainsi que les Juifs ont changé de religion, sans attribuer nulle part cette innovation à une inspiration divine. Ils ont cru (ou laissé croire), pour raccorder le présent au passé, que cette vue nouvelle tenue pour la Vérité remontait au Sinaï. Et ils ont apporté dans ce sens quelques corrections à la Bible : ils ont réécrit, par exemple, le premier chapitre de la Genèse[15]. Néanmoins, ils ont respecté pour l’essentiel un texte déjà fixé et considéré comme sacré parce que dicté par Dieu à Moïse. De ce fait, la Bible hébraïque que nous lisons aujourd’hui est presque entièrement antérieure à l’époque où la croyance en un Dieu unique est devenue un dogme dans la religion des Juifs – un millénaire environ après Moïse, si ce prophète a une réalité historique – dogme qu’ils ont inventé dans le but de tirer Iahvé, et de se tirer eux-mêmes avec lui, du gouffre où ils étaient descendus ensemble.
            Mon hypothèse permet de comprendre que, par la suite, le Dieu unique n’a jamais cessé d’être considéré par les Juifs comme le Dieu des Juifs avant tout et non pas comme celui de tous les peuples. La preuve en est qu’au début de notre ère encore, le temple de Jérusalem, seul lieu où pouvait se célébrer, affirmait-on, le culte du Dieu Un, était réservé aux seuls Juifs. Les archéologues ont mis au jour deux panneaux où il est écrit, en grec et en latin : « Qu’aucun étranger ne pénètre à l’intérieur de la balustrade et de l’enceinte qui entourent le sanctuaire. Celui qui serait pris ne devrait accuser que lui-même de la mort qui serait son châtiment[16].
            Ce sont les premiers chrétiens qui ont coupé les racines ethniques de Dieu. Paul surtout, né Juif, a dit et redit dans ses lettres pastorales : puisqu’il n’existe qu’un Dieu, il est nécessairement le Dieu de tous les peuples et de tous les individus ; et il n’y a dès lors aucune raison de faire des distinctions entre les Juifs et les non-Juifs[17].
            Cependant, à partir du moment, au début du IVe siècle de notre ère, où un empereur romain, Constantin, s’est converti au christianisme, le dieu « Dieu » est devenu progressivement le dieu des Romains, puis des Européens et des peuples qu’ils ont soumis. Il a de nouveau été la marque identitaire, non plus d’une ethnie particulière, comme c’est toujours le cas dans le judaïsme, mais d’un ensemble de nations unies dans le culte du Fils de Dieu. Et l’islam, au VIIe siècle, tout en affirmant très fort son attachement au Dieu unique emprunté aux Juifs et aux chrétiens, a triomphé en fédérant, autour de l’enseignement de Mahomet, des tribus arabes jusqu’alors rivales, et en les entraînant à la conquête d’un vaste empire.
            Le fait que le monothéisme ne puisse se passer, quoi qu’en disent les théologiens, d’un enracinement national explique qu’aujourd’hui encore, des peuples qui affirment vénérer le même Dieu se livrent à des luttes impitoyables pour faire prévaloir leur propre conception du Dieu Un.

             Jean Soler*







lundi 18 juin 2012

Autodafé


Abdelwahab Meddeb revient sur les évènements de La Marsa : Autodafé


Abdelwahab Meddeb revient sur les évènements de La Marsa: Autodafé

En Tunisie la situation gagne en tension. Les salafistes s’attaquent au monde des arts et de la culture. Et les autorités gouvernementales islamistes prétendument modérées renvoient dos à dos ceux qui sèment la terreur et les artistes assimilés à des agents provocateurs extrémistes. Encore une fois se révèle la stratégie du parti islamiste Ennahda qui dirige le pays. Il laisse sévir les salafistes pour condamner ensuite dans le même élan et l’agresseur et la victime. Ainsi les nahdawis espèrent-ils neutraliser les forces séculières et modernistes assimilant leur existence dans la cité  au mal qui motive les fous de Dieu. Après s’être attaqué aux médias (à travers l’affaire Persepolis programmée par Nesmaa), après avoir porté atteinte à l’espace académique (notamment dans la faculté des lettres et des arts de Manouba), est venu le tour du monde des arts. Chaque fois, l’argument est le même : la liberté ne peut s’exercer que dans les limites du sacré. Comme on ne sait pas ce qu’est le sacré, ni où il commence ni où il finit, cette restriction s’avère liberticide.
Dimanche dernier, après leurs menaces diurnes, les salafistes ont pénétré de nuit dans le palais hafside d'El-‘Ibdelliyya à La Marsa qui abritait l’exposition du printemps des arts. Ils y ont profané les œuvres contestées, une dizaine de toiles ont été déchirées, détruites. Par ce vandalisme, ils montrent leur barbarie et leur ignorance.  Prenons l’exemple d’une des œuvres jugée profanatrice alors qu’elle appartient plus que toute autre au sacré tel que nous le définissons. Il s’agit d’une toile qui transcrit la formule rituelle Subhâna Allâh (« Gloire à Dieu », expression figée que les musulmans prononcent en guise d’exclamation pour dire leur admiration ou leur terreur). Un défilé de fourmis en trace les lettres. Et les fourmis de l’aleph par lequel commence le mot Allâh continuent leur chemin jusqu’à pénétrer la tête d’un humain pour faire provision de son cerveau et lui ôter la faculté de juger. Peut-être est-ce ainsi que l’artiste symbolise la lobotomie qui produit un salafiste.
Or cette œuvre est doublement légitimée : par le sacré de l’art comme par le sacré du soufisme. D’abord le recours aux fourmis dérive de l’usage qu’en fait  Salvador Dali dans ses tableaux. On voit chez le surréaliste catalan les ouvrières noires tout à leur ménage sur les touches blanches d’un piano. Cette apparition insolite crée le choc de la vision qui provoque l’émotion. L’artiste tunisien adapte cet élément qui appartient à la mémoire de la peinture à la situation qu’il est en train de vivre dans son pays. Par cet emprunt réorienté, il agit en artiste cosmopolite. Et c'est ce statut  qui choque l’islamiste arcbouté à une identité obsidionale se contentant d'une autarcie stérile.
Ensuite la tradition islamique propose une audace de l’imagination créatrice qui a détourné la formule sainte reprise par l’artiste tunisien. Subhâna Allâh sort transformée de la bouche d’un des premiers maîtres du soufisme Abû Yazid Bistami (mort en 842) : elle se change en  Subhânî :  « Gloire à Dieu » devient « Gloire à moi ». La première personne s'empare d'une expression que le rite conjugue à la troisième personne. Le Dieu absent est rendu présent dans le corps du locuteur. Une telle incarnation est théorisée par le Shat’h, terme appartenant au lexique technique du soufisme qui a été traduit « paradoxe inspiré », « locution théopathique », « dit d’extase », « débord ». Le mot veut dire dans le langage commun la crue du fleuve ou les bris de grains qui fusent de la meule. Cette parole signifie l’excès dionysiaque que connaît l’homme lorsqu’il est ravi par l’extase et qu’il est de toute part investi et débordé par l'Absolu. 
"Gloire à moi" qui se substitue à "Gloire à Dieu" transforme un énoncé (qui est un donné convenu) en une énonciation investie par une subjectivité subversive. Celle-ci exprime l’énergie poétique dramatisée par le mystique lorsque Dieu parle par lui. Le transfert de Dieu à la première personne a été médité pendant plus d’un millénaire ; une immense littérature en langue arabe comme en langue persane s'est penchée sur cette subversion pour l'accommoder au canon et au dogme. Telle reconnaissance paraphe une des formes subversives du sacré au sein de la croyance islamique. Mais ce sacré-là, nous savons que les islamistes le haïssent et le combattent. Ce qui reste de ce sacré dans le soufisme populaire et le culte des saints, ravivé ici par un artiste contemporain, est honni par les salafistes qui ont engagé en Tunisie la démolition des tombes consacrées, offrant des scènes où était théâtralisée la transe. 
De fait, la position islamiste iconoclaste est construite sur le déni de la tradition et de la civilisation islamiques elles-mêmes. Dès lors l’œuvre contestée assimilée au harâm, à la transgression de l’interdit, au kufr, à la mécréance qui, dans la logique des ignorantins salafistes, doit être bannie de la cité, telle œuvre acquiert sa double légitimité sacrée par Dali pour la dignité picturale, et par Bistami en tant que fait de civilisation plus ouvert, plus paradoxal, plus complexe que ne le supportent salafistes et islamistes. Cette double légitimité honore la sainteté de l’Esprit bafouée par la censure islamiste. 
Il faut admettre que l'art comme la poésie sont subversifs ou ne sont pas. Et le jeune artiste tunisien reste loin en subversion si on le compare et au poète qui provient de la tradition islamique (Bistami) et au peintre qui appartient à l'une des révolutions artistiques qu'a connu l'Occident au XXe siècle (Dali).
J’écris ce texte pendant ma résidence à Berlin. Or l’histoire de l’Allemagne propose des séquences capables d’éclairer les événements de Tunisie. Les islamistes d’Ennahda se réclament d’une démocratie islamique analogique à la démocratie chrétienne telle qu’elle est représentée, par exemple, par le parti conservateur CDU d’où émane le gouvernement dirigé par Angela Merkel. Or les démocrates chrétiens ne s’immiscent jamais ni dans la création artistique ni dans les mœurs. Leur conception de la liberté n’est pas limitée par le sacré. Berlin accueille quelque vingt mille artistes du monde entier qui vivent et créent dans la liberté absolue, sans la moindre contrainte morale. Les islamistes et leurs alliés qui invoquent le modèle des démocrates chrétiens doivent savoir que ceux-ci agissent avec une mémoire configurée par l’enseignement kantien cosmopolitique des Lumières dont le premier principe est le respect inconditionnel de l’individu libre.
En outre, j’ai rencontré à Berlin un responsable d’une fondation proche du gouvernement qui s’est spécialisée dans la transition démocratique. L’intégration de l’Allemagne communiste à l'Etat démocratique a apporté une expertise à cette fondation pour la transition du totalitarisme au libéralisme, de l’unanimisme au pluralisme, de la dictature à la démocratie. Et cette fondation s'était mobilisée en faveur de la révolution tunisienne depuis la fuite du dictateur le 14 janvier 2011. Ses responsables étaient prêts à investir pour contribuer à la réussite de la phase transitionnelle. Or l’expert en question m’a transmis l’appréhension de son institution face à ses interlocuteurs nahdawis qui gouvernent la Tunisie. Ceux-ci ne se sentent concernés que par la partie du programme qui efface les vestiges du système déchu ; et ils se révèlent plus que rétifs dès qu’est abordée la mise en place du dispositif qui empêche tout retour à la dictature. C’est comme si les nahdawis laissaient ouverte cette possibilité pour eux-mêmes.
Devant cette ambiguïté qui instaure le soupçon, apparaît la deuxième analogie allemande, celle qui ravive le funeste souvenir du National Socialisme. Celui-ci est parvenu au pouvoir par la voie démocratique pour imposer ensuite sa vision totalitaire. Et l’irrésistible avènement de la dictature a commencé par l’attaque contre la culture, contre les arts. Revenons à l’année 1933. Après leur victoire électorale, les nazis ont procédé au nettoyage de la culture et des arts avant que triomphe à l’échelle de tout un peuple leur idéologie destructrice. Le 10 mai 1933, place de l’Opéra, à Berlin, furent brûlés 20.000 livres décrétés non ou anti allemands. Très vite Berlin si hospitalier pour l’esprit était devenu irrespirable. Quelques semaines avant, dans la pièce de théâtre Schlageter écrite par Johst et créée le 20 avril pour célébrer l’anniversaire du Führer, un des personnages dit : « Quand j’entends le mot « culture », je sors mon revolver », mot d’ordre qu’appliqueront les nazis.
Et, dans le malheureux contexte que vit la Tunisie livrée aux fanatiques, je me souviens d’une autre phrase d’un poète allemand de l’âge romantique, Henrich Heine qui a écrit : « Là où on brûle les livres, on finira par brûler les hommes ». La prémonition de Heine est, hélas ! régulièrement vérifiée par l’histoire. Déjà, dans l’effervescence des mosquées livrées à la discorde, circulent des fetwas condamnant à mort des artistes qui ont exposé à la Marsa. Ainsi rendent-ils licite, comme ils disent, le versement de leur sang à tout candidat au crime. 
D’évidence ces fanatiques qui mettent le pays à feu et à sang estimeront l’intégralité de ce texte (s’ils en prennent connaissance) nul et non avenu de par ses références, en ses tenants et aboutissants comme dans son horizon de pensée. En vérité ce texte donne la part belle à l’universel qui, selon eux, n’est peuplé que de croisés (Dali, Kant), de juifs (Heine), de mécréants hérétiques (Bistami). Et celui-là même qui l’a écrit ajoutera son nom sur la liste des réprouvés. Quoi qu’il en coûte, c’est de cet universel que nous nous réclamons pour résister à la barbarie.       
Abdelwahab Meddeb

dimanche 17 juin 2012

LA CANDIDATURE DE BEJI CAID ESSEBSI

Article paru dans : Kapitalis


Ce samedi 16 Juin 2012 M. Béji Caïd Essebsi a donc lancé son mouvement  «l’Appel de La Tunisie»  et annoncé sa candidature.

Son discours clair met bien en évidence les problèmes qui se posent au pays.
Il a stigmatisé le gouvernement et son laxisme face aux exactions des salafistes, la frange extrémiste du parti qui domine la troïka. Comme il a rappelé la responsabilité de la troïka dans les derniers événements de la Marsa qui ont failli mettre à feu et à sang le pays pour raison d’atteinte au sacré à travers des œuvres artistiques que personne n’a vues ; et pour cause, elles étaient à Dakar  au Sénégal !

Ce qui le fait préciser à ces autoproclamés défenseurs du sacré, que ce n’est pas parce que la Tunisie s’appelait Ifriqiya, qu’ils se croient obligés de régler les problèmes de l’Afrique toute entière !

Il rappelle que ces trois présidents se sont fendus d’un communiqué commun, grave pour dénoncer l’atteinte au sacré ! Il trouve choquant que les chefs de la troïka se soient émus au point de mettre le feu au pays pour une raison fictive ! Il est probable nous dit BCS qu’ils furent trompés par leurs ministres zélés de la culture, de l’intérieur et celui du culte qui ont condamné des œuvres pour atteinte au sacré, qu’ils reconnaissent n’avoir jamais vues ! Même le malin Lotfi Zitoun tentera vainement de trouver une sortie honorable pour ses collègues et sauver la face de Ghannouchi en s’improvisant critique d’art pour trouver dans certaines œuvres exposées de quoi justifier la condamnation pour atteinte au sacré ! Il voit dans certaines œuvres exposées une incitation à la violence envers les "niqabées"; ce qui revient à dire que le niqab est sacré ! Du n'importe quoi !!




Mr BCS attend qu’ils présentent leurs excuses aux tunisiens !


Faut-il rappeler que le prétexte d’atteinte au sacré, n’est pas nouveau. Cette  méthode a déjà été utilisée par Ennahdha à propos du film « Ni dieu ni maître » de Nadia Fani puis pour « Persépolis », un dessin animé diffusé par la chaîne de TV Nessma, pour que Ghannouchi puisse se présenter comme le défenseur du sacré en Tunisie. Ce que BCS conteste en disant que les tunisiens sont musulmans depuis des siècles et n’ont nul besoin de qui que ce soit pour leur dicter leur foi comme ils n’ont mandaté personne pour défendre le sacré ni leur foi !


Ce qui choque BCS, c’est que les symboles sacrés de la nation que sont notre drapeau tunisien et notre hymne national, n’ont pas été défendus par le pouvoir en place qui semble s’en désintéresser.

Il rappelle qu’il est du devoir du gouvernement de veiller à la sécurité du citoyen et de ses biens. Ce à quoi il a manqué en laissant les violences s’installer en n’usant pas de la violence régalienne qui est la sienne, en mobilisant sa police ! Et c’est là, la différence essentielle entre lui et Ennahdha qui domine la troïka. Ces hommes n’aiment pas la nation tunisienne, dit-il ! Ils veulent dissoudre la nation tunisienne dans un dangereux panislamisme pour l’un ou dans un panarabisme aventureux, pour l’autre. Comme ils veulent détruire tous ce que les tunisiens ont construits patiemment ensemble depuis l’indépendance. Au point que notre auguste Zitouna n’est plus reconnaissable : ses imams délaissent le malékisme que d’illustres cheikhs modérés et éclairés ont servi, pour un wahhabisme obscurantiste invasif auquel s’est converti un imam de cette institution puisqu’il appelle au meurtre des mécréants en l’occurrence des artistes !


D’ailleurs BCS trouve grotesque les discours des hommes d’Ennahdha toujours truffés de référant à la révolution comme s’ils voulaient se l’approprier et affirmer qu’ils en étaient les instigateurs ! Ce qui est une supercherie de Ghannouchi et de ses hommes. Alors qu’aucun d’eux n’a fait, ni participé à la révolution tunisienne. Ni aucun parti n’y a participé, et lui non plus, rappelle-t-il !
La révolution n’a pas été faite par les hommes d’Ennahdha ni pour eux ; puisque ce sont les jeunes qui ont été à son origine et pour cela ils n’avaient ni leaders ni programme idéologique ou religieux, mais ils ont été très vite joints par l’UGTT et par l’ordre des avocats. Donc il faut que les islamistes cessent de nous faire croire qu’ils sont les auteurs de cette révolution pour se donner le privilège d’en être les gardiens légitimes. Chevaucher une révolution à laquelle ces hommes n’ont pas participé est une escroquerie intellectuelle.


Pour finir BCS rappelle que la seule légitimité de ce gouvernement provisoire, il la détient des constituants qui ont sorti de leur rang ses membres ; et qu’elle n’est pas illimitée, puisqu’un engagement écrit leur donne un mandat n’excédant pas une année pour rédiger une constitution ! Au-delà, ils n’ont plus aucune légitimité. 
Par ailleurs, BCS rappelle que la légitimité des urnes n’exempte pas les constituants dont les membre du gouvernement provisoire, de toutes critiques ! C’est çà la démocratie rappelle-t-il.


J’ai pris plaisir à écouter BCS. Dans la salle, il a réussi a faire rire et à émouvoir nombre de tunisiens qui ont apprécié qu’il se soit exprimé dans la langue de chez nous, avec des expressions populaires de chez nous. Ils ont retrouvé en lui le style et l’humour qui font le charme de ce pays et de ses habitants loin des discours de haine et de division que l’on a trop souvent entendus ces derniers mois.
En un mot BCS s’est montré un vrai tunisien, soucieux de l’avenir de son pays et de son indépendance. Il est indépendant de toute idéologie étrangère qu’elle soit islamisme ou panarabisme. Il est et veut rester Tunisien !


Les perspectives qu’ouvre BCS me semblent devoir satisfaire beaucoup de Tunisiens soucieux de ne pas voir leur pays s’enfoncer dans la régression économique, sociale et culturelle.


BCS appelle au rassemblement de tous les tunisiens qui partagent les 9 grands principes suivants :
- l’attachement à l’Etat,
- le maintien intégral de l’article premier de la Constitution de 1959,
- le maintien du drapeau national et de l’hymne officiel,
- la préservation des acquis de la nation depuis l’indépendance et notamment le Code du Statut Personnel,
- l’affirmation de la citoyenneté comme mode de vivre ensemble,
- l’affirmation de la démocratie,
- l’instauration de la justice sociale à travers un développement régional équitable,
- la condamnation de la violence et
- le bannissement de toute exclusion.


Aux réserves qui ne manqueront pas de s’exprimer, il faut rappeler aux Tunisiens qu’en politique, l’ « homme parfait » n’existe pas ! Les septiques devraient méditer en ces temps incertains, ce proverbe : « Le mieux est l’ennemi du bien ».
Car à oublier l’essentiel, ils iront une nouvelle fois à l’échec. Si les islamistes sont de nouveau élus en mars 2013 et donc indiscutablement confortés, il faut être conscient qu’ils seront au pouvoir pour des années et qu’ils créeront dans le pays des dommages irréparables.


Que reproche-t-on à BCS ?
On nous dit qu’il est trop âgé et qu’il faut au pouvoir des hommes et des femmes jeunes qui représentent l’avenir. En effet, c’eût été préférable si un homme ou une femme avait pu émerger et unir toutes les forces politiques et la société civile. Force est de constater qu’aucun leader n’est dans cette position et que seul BCS peut, si on favorise son entreprise, faire une large union absolument nécessaire pour battre dans les urnes Ennahdha et ses comparses.
Par ailleurs l’âge de BCS, est plutôt une chance. D’abord parce qu’il a une sagesse certaine comme l’ont montré ces prestations aux débats télévisés auxquels il a participé et surtout parce que, compte tenu de son âge, il n’y a pas de risque qu’il se maintienne au pouvoir. Il assurera seulement la transition. Et lorsque le danger islamiste sera écarté, les hommes politiques pourront reprendre leur combat légitime. Autrement dit, il y a une urgence et une nécessité : éliminer démocratiquement les islamistes du pouvoir ! Et pour cela BCS est indiscutablement le mieux placé.


On lui reproche aussi d’avoir servi sous Bourguiba et d’avoir été un Ministre de l’Intérieur qui aurait utilisé des méthodes contestables à l’égard de ses adversaires.
Cet homme a évolué. Il n' y a que les imbéciles qui ne changent pas. Il n’est plus tributaire d’un chef comme le fut l’autoritaire Habib Bourguiba. Je le crois sincère de vouloir instaurer une réelle démocratie en Tunisie. De toutes les façons ce ne sont pas Ghannouchi et ses hommes qui le feront ! Et malheureusement, face à eux c'est le vide politique d'une opposition dispersée en une multitude de petits partis et de petits egos.
C'est pourquoi je fais confiance au rassembleur et charismatique BCS.


Les partisans d’Ennahdha qui contestaient en petit nombre l’initiative de BCS, manifestaient devant le Palais des Congrès avec pour unique argument : « RCD-istes », lancé comme une insulte.
C’est un argument de circonstance, un slogan ! Car le RCD a bel et bien disparu et il est clair qu’il ne revivra pas. Même ceux des Tunisiens qui ont été, pour des raisons diverses RCD, savent que le retour à la pratique d’un tel parti est impossible. Alors ne nous laissons pas aveugler par cette sorte de chiffon rouge qu’agitent les islamistes et qui est, en réalité, un moyen pour eux de demeurer seuls sur la scène politique. BCS étant contre la punition collective, admet qu’il ne faille exclure personne dés lors que son cas ne relève pas de la justice.
Ce que BCS dit, Ghannouchi le fait puisqu’il a bel et bien intégré dans son parti des anciens du RCD. Alors pourquoi tant d’hypocrisie ?


Les Tunisiens ne toléreront plus le recours aux anciennes méthodes, ce que BCS sait fort bien si, tant est, qu’il ait une telle tentation.
Je dirai même que son expérience ministérielle et celle de premier Ministre sera très utile lorsqu’il faudra lutter contre la résistance aux résultats des élections que ne manqueront pas de susciter Ennahdha et ses acolytes salafistes. Qui peut être assez naïf pour penser qu’il ne faudra pas des hommes à poigne à la tête de l’Etat, décidés à en terminer avec les dérives de tous les obscurantistes ?


L’échéance du 23 Mars 2013 et les prochaines élections sont un moment absolument crucial dans la vie de la Tunisie ; et sans grandiloquence inutile, le destin du pays se jouera à ce moment là.
La Tunisie est à un point de son histoire où elle doit faire un choix fondamental entre l’obscurantisme salafiste et le progrès ! Il faut choisir !
Or tout ce qui peut faire barrage à l'obscurantisme des salafistes-wahhabites est bon à prendre !
Faire la fine bouche devant un tel danger pour ergoter sur le passé de BCS, n'apporte rien sinon que de laisser se propager le cancer salafiste dans toute la Tunisie !
Tout le reste n'est que bavardage stérile.


Le choix sera, en réalité, très simple et très clair : ou bien la Tunisie souhaitera continuer avec Ennahdha et vivre ce qu’elle vit en ce moment, aggravé probablement dans la mesure où les islamistes se verront confortés par le vote ; ou chasser Ennahdha du pouvoir par les urnes pour installer un pouvoir civil, respectueux des libertés et de la démocratie.
Or pour qu’en effet ce choix clair puisse s’effectuer, il faut qu’il existe un très fort rassemblement derrière un nom. L’émiettement des partis et des candidats : on sait où cela a déjà conduit le pays.
Ce rassemblement fort derrière une personnalité, il est clair qu’il ne peut avoir lieu que derrière Béji Caïd Essebsi et que tout autre chemin serait illusoire et très dangereux pour le pays.


Tous les hommes politiques responsables ainsi que la société civile, soucieux de l’avenir de la Tunisie, leurs réflexions les amèneront à accepter ce schéma, seul capable de sortir la Tunisie du danger : se mobiliser derrière Béji Caïd Essebsi.
Que les Tunisiens délaissent donc pour un temps leurs divisions et garantissent leur avenir et celui de leurs enfants. Il sera temps, après cette période cruciale, de reprendre chacun dans son camp les combats politiques.
Les mener maintenant, serait tout simplement suicidaire.


Rachid Barnat




Présentation de l' "Appel de la Tunisie " par Taieb Baccouche