On assiste depuis quelques décennies à
l’irruption du religieux dans des conflits essentiellement politiques,
géopolitiques et économiques. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce un
phénomène nouveau dû à la défaite des idéologies, ou la reproduction d’une imposture
vieille comme l’Histoire, dont on a eu un exemple flagrant avec les
croisades ?
Georges Corm C’est le retour
d’une vieille imposture, l’instrumentalisation du religieux à des fins de
puissance profane pour étendre une hégémonie, de quelque nature qu’elle
soit : militaire, économique, politique, sociale. La génération à la
quelle Régis et moi-même appartenons a vécu des décennies qui ont été plus
laïques à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais, comme je le montre dans
mon dernier ouvrage, cela a duré ce que durent les roses… Puis on est revenu à
l’instrumentalisation des minorités ethniques, religieuses, à la défense de
valeurs religieuses et morales pour justifier l’hostilité et légitimer des
conflits. C’est ainsi que l’Occident se définit aujourd’hui comme porteur d’un
héritage judéo-chrétien et de ses prétendues valeurs, après des siècles où il
invoquait son patrimoine gréco-romain pour définir son identité !
Evidemment, en face se trouve un Orient
qui se définit comme arabo-musulman et dont les Etats se sont regroupés dans la
création de la Conférence des États islamiques en 1969. Il s’agit d’une
aberration dans l’ordre international où l’on voit les États se regrouper sur
les bases d’affiliations religieuses et qui ont l’insupportable prétention de
parler au nom d’une religion transnationale. La déclaration de Balfour en 1917,
qui invente le concept du « foyer national juif », concept inconnu du
droit international, s’inscrit dans le même ordre. Or, les quelques progrès
dans la régulation de la vie internationale pour faire reculer les violences
les plus repoussantes se sont faits sur les fondements même de l’esprit
républicain. Celui qui affirme que tous les hommes sont égaux et doivent tous
vivre dans la dignité. À partir du moment où on emprisonne à nouveau les hommes
dans leur sous-identité ethnique ou religieuse, on peut tout se permettre. Et
cela ne s’arrête pas. Les États-Unis de Reagan ont parlé de « l’axe du
mal » pour désigner l’Union soviétique, puis Bush fils a inventé le
concept « islamo-fasciste » qui menacerait militairement l’Occident
et l’Otan. Cela a justifié le déploiement des armées américaines et nombre
d’armées européennes de par le monde.
L’argument religieux et communautaire est
aujourd’hui ce qu’il y a de plus simple et de plus facile à manier, amplifié
par les médias et les recherches académiques. Il désarme la critique, car il
est l’argument émotionnel par excellence. Les intellectuels qui veulent rester
critiques ont beaucoup de mal à être entendus et se font marginaliser.
Il faut dénoncer l’imposture de cette
instrumentalisation de l’émotion ethnico-religieuse, culturelle ou
civilisationnelle. Je parle souvent du « fanatisme civilisationnel »
qui a remplacé le fanatisme nationaliste laïc à l’européenne né au xixe siècle. Nous avons
aussi assisté à l’effondrement complet du langage laïc du Mouvement des
non-alignés mis en place durant la phase de décolonisation et de construction
de ce mouvement. Il a été battu en brèche par celui de la Conférence des États
islamiques, qui a véhiculé son langage de valeurs religieuses spécifiques pour
résister aux progrès faits en matière de droits de l’homme et, plus
particulièrement ceux en matière de l’égalité homme-femme.
Régis Debray Dénoncer n’est pas
expliquer. Sur le diagnostic, on est d’accord. Il existe une série
d’insurrections identitaires dont beaucoup sont des résurrections
fantasmatiques : elles inventent ou recréent des origines mythiques. Mais
c’est le rôle traditionnel de la mythologie dans l’Histoire. Il n’y a que des
mytho-histoires de part et d’autre, et c’est cela qui met les peuples en
mouvement.
Aujourd’hui, la Chine revient à Confucius,
la Russie retrouve ses sources orthodoxes, le shintoïsme au Japon se porte
plutôt bien, l’Amérique arbore son « In God we trust » sur
tous les dollars. Quelle est la cause de ce phénomène universel ? Celle
d’une faillite du politique et celle d’une faillite de l’homme nouveau fantasmé
par saint Paul d’abord, Lénine ensuite. (Rires) Cet homme nouveau, qu’a
incarné, au siècle dernier le projet communiste, s’est effondré, et comme
l’Histoire tout autant que la nature a horreur du vide, chaque peuple a dû
retrouver ses marques et ses repères. Chaque communauté a besoin d’un
adversaire. Et puisqu’on ne se pose qu’en s’opposant, il a fallu se trouver des
ennemis. Là-dessus les religions sont très bonnes, d’autant qu’elles se sont
fondées les unes contre les autres : le christianisme s’est construit contre le
judaïsme et le paganisme, le bouddhisme contre l’hindouisme, etc.
Le problème n’est pas Dieu :
contrairement à ce que pense Georges Corm, je me passe fort bien de Dieu. Il
est venu très tard dans l’histoire du monde. Dieu a 5 000 ans, Homo
sapiens50 000 ans. L’homo sapiens vit dans le symbolique
depuis qu’il y a des sépultures. Pour un Chinois, Dieu ça n’a pas grand sens,
pour un hindou ou un animiste non plus… Bien sûr, le monothéisme a un dossier
assez lourd, mais Dieu n’est pas responsable d’une compulsion symbolique qui
l’a précédée et qui lui survivra.
Je ne suis donc pas étonné par ce qui se
passe ; je dirai même que je l’avais prévu. Il y a trente ans, dans un
livre, Critique de la raison politique, où j’avançais l’idée qu’il
n’y a pas de cohésion sans un point de transcendance qui est toujours un point
de fuite logé en avant ou en arrière, un âge d’or ou un millénarisme,
disons : un horizon d’attente. Toute organisation politique implique un
mythe fondateur. Surtout, j’ai tenté d’expliquer comment la mondialisation
techno-économique produit la balkanisation politico-culturelle. C’était très
mal vu de dire cela il y a trente ans, car tout le monde prétendait que, quand
tous les gars du monde auront un ordinateur, ils se donneront tous la main. Que
ce serait le village global et la fin des idéologies ! Je soutenais le
contraire : que plus le monde se resserrera, plus il suscitera des
différences, parce que l’uniformatisation technique créera un tel vide
d’appartenance, une telle perte de repères identitaires avec la prolifération
de l’interchangeable que chacun aura envie de dire : moi je suis différent
de vous. La mondialisation poussée à l’extrême par l’homogénéité technique et
scientifique a produit ce retour fantasmatique à des marqueurs identitaires que
la religion procure mieux que d’autres, vu qu’elle est plus ancienne que les
idéologies. En somme : modernisation égale archaïsme. Le retour de
l’archaïsme est inscrit dans la modernisation galopante : plus vous mettez
de Coca-cola dans un pays, plus vous récolterez d’ayatollahs.
Je suis athée, mais j’ai fondé l’Institut
européen en sciences des religions parce qu’il m’a semblé que c’est un lieu
névralgique et qu’on ne peut penser le monde sans aborder l’univers des
croyances. Reste à définir ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas. Le mot
religion est un latinisme que les chrétiens ont exporté dans le monde entier,
mais vous pouvez lire aussi bien l’Ancien que le Nouveau Testament, vous ne
trouverez pas ce mot. Dans la littérature grecque, il n’existe pas, pas plus
que dans la littérature hébraïque et islamique. Un clergé, des dogmes sacrés,
une théologie, tout ça ne concerne ni l’Afrique ni l’Asie. Ne soyons pas
obnubilés par ce terme ethnocentrique. Pour ma part, je parle de communion, de
ce qui fait qu’une communauté doit s’inscrire dans une lignée pour concevoir un
projet. Je ne crois donc pas qu’il faille être paniqué par ce que vous appelez
l’« irruption du religieux ».
Les djihadistes les plus extrémistes sont
souvent des scientifiques, travaillant dans les domaines de pointe…
R. D. J’avais noté ce
point quand j’étais dans les pays du Sud : on y trouvait beaucoup plus de
fondamentalistes du côté des universités scientifiques et techniques que du
côté des universités des lettres. On caricature toujours les islamistes avec
des galoches, des abayas comme si c’étaient des bouseux, alors que ce sont des
informaticiens, des matheux, des ingénieurs… Aujourd’hui, quel est le centre de
l’hindouisme ? Bombay, la capitale de l’informatique en Inde. Quel est le
lieu des mystiques les plus folles ? La Silicon Valley. Les scientifiques et
techniciens ont besoin de se donner une appartenance, une personnalité, une
singularité ethnique dont la science objective les dépossède.
Encore une fois, je me sentais beaucoup
mieux dans l’universalisme rationaliste. Toutefois je constate qu’il n’a pas
tenu ses promesses et nous vivons le contrecoup, non de sa faillite, mais d’une
promesse non tenue.
G. C. Je partage le
diagnostic sur les effets de la mondialisation et de la globalisation qui se
sont développées à partir des échecs des grands nationalismes laïcs à
l’européenne exportés dans le monde entier, ce qui a produit des guerres. Je
l’avais déjà analysé dans des ouvrages antérieurs. Les rétractations
identitaires peuvent aussi venir de l’appel du vide. Mais là où je différerais
un peu de l’analyse de Régis Debray, c’est quand je parle
d’instrumentalisation. Car il s’agit bien d’un mouvement qui n’avait rien de
spontané dans la mesure où il a été très « aidé » par l’action des
Etats-Unis et de ses alliés religieux ou communautaires (Arabie saoudite,
Pakistan, Israël). Le néolibéralisme lui-même a amplifié ces rétractations
identitaires en décrivant ce que certains théoriciens anglo-saxons ont appelé
un marché mondial des religions et des ethnismes. Il s’est ainsi créé le
spectacle permanent de l’exhibitionnisme religieux ou ethnique, qui se vend
très bien auprès des médias. De même s’est créé l’« ethnic business »
(viande halal ou casher par exemple) qui est un énorme marché. Dans les
universités, le thème est devenu un business académique. On y
est sur-spécialisé sur les maronites, les druzes, les tatares, les chiites…
etc. C’est un fonds de commerce pour les chercheurs et ça marche très bien dans
ce nouveau cadre néolibéral dans lequel nous vivons. Le retour aux archaïsmes
décrit par Régis Debray est savamment entretenu par les systèmes de pouvoir en
place. Tout cela a commencé par la lutte contre le communisme, où l’islam et le
judaïsme ont été fortement mobilisés, de même que le catholicisme.
Avant le communisme, c’est peut-être pour
lutter contre les « nationalismes arabes » que les pouvoirs ont
mobilisé la religion…
G. C. Bien sûr, si le
nationalisme arabe était resté dans le giron de la France ou de la
Grande-Bretagne, on n’aurait pas eu l’expédition de Suez en 1956, et on
n’aurait pas eu une Égypte qui se serait rapprochée de l’Union soviétique. Le
nationalisme laïc tiers-mondiste, celui de Tito en Yougoslavie, de Nehru en
Inde, de Mossadegh en Iran, a été vu comme une menace par les intérêts
occidentaux. C’est pourquoi, les Etats européens ont fait feu de tout bois pour
le contrer, notamment dans une alliance contre nature entre démocraties dites
occidentales, qui ont produit l’universalisme de type républicain, mais qui
entrent en connivence avec les éléments les plus conservateurs des sociétés
arabes et, de façon plus générale, des sociétés musulmanes, et tout cela dans
une débauche de moyens financiers et culturels.
Il faut lire l’ouvrage Qui mène la
danse. La CIA et la guerre froide culturelle, écrit par Frances Stonor
Saunders (Denoël, 2003), qui décrit comment la plupart des prix littéraires,
décorations qu’on a donnés à des écrivains, des chefs d’orchestre… ont été
attribués pour lutter contre le communisme, et comment la vie culturelle a
totalement été investie par des réseaux qui se sont constitués dans
l’antisoviétisme. Il y a bel et bien eu une instrumentalisation, c’est pour
cela que je me méfie toujours quand on dit qu’il faut étudier le phénomène
religieux. Parce qu’à ce moment-là, on oublie l’instrumentalisation et l’on est
amené à penser qu’il s’agit d’un phénomène sui generis de nature essentialiste
…
Est-ce un hasard si les plus solides
alliés de l’Occident au Moyen-Orient se recrutent parmi les régimes les plus
théocratiques au monde – à part l’Iran qui est devenu « le grand
Satan » ? Du coup, les ennemis ciblés par l’Occident sont les chefs
d’État qui se définissent, à tort ou à raison, comme républicains et
souverainistes : Mossadegh, Nasser, Saddam et bien d’autres.
G. C. Il y a beaucoup de
différence entre les personnes que vous citez, on ne peut pas les mettre sur le
même plan, Nasser n’est pas Saddam Hussein. Mais réglons votre question
implicite : celle du prix des dictatures. Celles-ci ont toujours un prix
politique élevé lorsqu’elles durent longtemps, ainsi que le montre les leçons
de l’effondrement du régime soviétique ou celles du nazisme, spécifique dans sa
cruauté criminelle. Le régime syrien – même s’il y a de nombreuses nuances à
apporter - a été une dictature installée depuis plus de trente ans qui s’est
transformée de plus en république monarchique où le fils a hérité du pouvoir du
père à son décès. Moubarak en Egypte a tenté de faire de même, ainsi que Saddam
Hussein. Il y a évidemment quelque chose de choquant dans ces évolutions, et on
est contraint d’en payer un prix…
Mais l’animosité contre ces monarchies
dans le monde arabe n’est pas la même…
G. C. On peut faire le même
constat dans les années 1950 et 1960 : pour faire échec au
nationalisme arabe laïque incarné dans le nassérisme et le baasisme et qui
enflammaient une grande partie du monde arabe, les grandes démocraties dites
occidentales se sont alliées avec les éléments les plus réactionnaires de la
péninsule arabique. On a tendance à oublier que cette période révolutionnaire a
été déclenchée suite à la première guerre israélo-arabe de 1948 et surtout
suite à l’attaque franco-israélienne et britannique de 1956 contre l’Egypte
nassérienne. Par la suite, les pétromonarchies de la péninsule Arabique ont
soutenu et financé les éléments les plus réactionnaires de la société
égyptienne, dénoncés déjà à l’époque comme hostiles à la révolution. Il s’agissait
de l’alliance entre les anciens féodaux gros propriétaires terriens, la très
grande bourgeoisie liée par des intérêts commerciaux avec l’Occident, et les
éléments religieux conservateurs du style Frères musulmans. Ils se sont tous
opposés à la vague de fond du nationalisme arabe, qui a été aussi puissante que
la vague récente de protestations socio-économiques et politiques à partir de
fin 2010, début 2011. On y retrouve exactement la même constellation…
J’ai vu à la télévision (Arte, chaîne
franco-allemande) des reportages très détaillés où l’on interviewait d’anciens
agents de la CIA sur cette alliance contre nature avec des éléments islamiques
radicaux. Leur avis est unanime, comme celui de Zbigniew Brzezinski (artisan
majeur de la politique étrangère étasunienne sous Carter, de 1977-1981, ndlr).
Il affirme que « notre alliance avec les Modjahedine »,
notamment dans la guerre en Afghanistan, a été un élément clé de l’effondrement
de l’URSS, malgré toutes ces retombées négatives. Nous n’avons pas à le
regretter, dit-il, même s’il y a des dommages collatéraux, comme l’apparition
d’Al-Qaïda. Des « détails » selon lui.
D’un autre côté, je rejoins l’analyse de
Régis Debray lorsque je considère les facteurs internes à la région. Ces
éléments ultra-conservateurs et religieux, nostalgiques de la suppression du
califat par la Turquie kémaliste, ont trouvé un point de ralliement avec la
prise de pouvoir de la famille des Saoud, alliée à la famille des descendants
de Mohammad Abdel Wahab qui ont créé un nouvel islam très rigoriste… C’est une
autre religion, ce n’est pas l’islam. Chaque fois que j’écoute les prêches
wahhabites, je me demande si ces prédicateurs ont bien lu le Coran où Dieu est
toujours qualifié de miséricordieux. L’Arabie saoudite est en fait un État
surpuissant qui appuie partout dans le monde arabe et musulman les mouvances
islamiques fondamentalistes, avec des moyens financiers extraordinaires. Ceci
s’accompagne de la bénédiction de la « communauté internationale »
qui ne conçoit pas que l’allié saoudien puisse nuire. Pourtant, les nombreux
prédicateurs wahhabistes qui viennent prôner leur idéologie en Europe
déstabilisent les communautés musulmanes d’Europe qui sont dans la marginalité
économique, sociale.
C’est un mélange explosif et pourtant, il
est très difficile de sensibiliser les décideurs, ou même les médias, sur cette
question. Du coup, on préfère diaboliser l’Iran, on a tendance à lui coller
tout événement violent sur le dos, c’est tellement facile ! Comme vous
l’avez mentionné, l’« empire du mal » aujourd’hui, c’est le régime
iranien et ses alliés du régime syrien et du Hezbollah, et la victime
expiatoire, la communauté chiite partout où elle existe ! On a mis en
place des analyses tout à fait superficielles, hors de toute la complexité des
réalités, selon lesquelles il y aurait un axe chiite voulant absolument abattre
les sunnites et leurs alliés occidentaux. On est dans le délire total !
On est dans un monde de l’instrumentalité
qui, c’est vrai, résulte d’un vide identitaire. Régis Debray a raison quand il
dit que tout est métahistoire et histoire mythologique, en parlant du temps
très long. Mais cela est un peu facile. Il faut contextualiser dans le
contemporain. Souvent, en réponse à l’idéologie huntingtonienne du choc des
civilisations, je dis qu’il y a des chocs de mémoires historiques, et je dis
les mémoires historiques sont aussi des mémoires instrumentalisées et ne sont
guère des phénomènes spontanés.
R. D. Je donne raison à
Georges Corm : le religieux a été instrumentalisé par les puissances
coloniales, mais cela fait 2 500 ans que ça dure. Quand Jules César arrive
en Gaule, il dresse les Arvernes contre d’autres tribus gauloises. Que fait
l’Angleterre en Inde ? Elle oppose les hindouistes et les musulmans. Qu’a
fait la France en Algérie ? En Syrie ? Au Liban ? Cela s’appelle
diviser pour régner, et il se trouve que les lignes de découpage
ethno-confessionnelles sont ce qui s’offre à première vue comme étant le plus
rentable. C’est lié à la constante impériale qui dit que le fort cherche à
diviser le faible. Mais attention : instrumentaliser n’est pas inventer.
Il y avait des clivages confessionnels bien antérieurs à l’arrivée de la France
au Proche-Orient ou de l’Angleterre en Inde. Instrumentaliser n’est pas faire
naître ex nihilo des découpages baroques, artificiels, c’est
accentuer des clivages qui existaient déjà.
Et si vous reprenez les choses d’un peu
plus loin, sur les millénaires, qui instrumentalise qui ? On peut se
demander si ce n’est pas les religions qui instrumentalisent les politiques. Si
les modes premiers d’organisation de groupes humains, qui sont de types religieux,
ne sont pas en train d’instrumentaliser les rivalités inter-impérialistes d’une
façon très cynique ou très politique pour faire avancer chacun ses pions. Et ce
qui vaut pour un individu vaut pour les sociétés. En période de crise
psychique, toutes les structures les plus récentes développées dans le cortex
s’effondrent et les instincts liés au cerveau reptilien réapparaissent. Quand
disparaissent les structures superficielles à l’occasion d’une guerre civile,
d’une crise économique, etc., les structures les plus archaïques prennent le
commandement.
Je me demande comment George Corm peut
expliquer aujourd’hui ce qui se passe dans tout le Proche et le Moyen-Orient
indépendamment du clivage entre les chiites et les sunnites… Il n’y a certes
pas des bons et des méchants, ni de définition essentialiste des civilisations,
mais les civilisations, cela existe. Elles évoluent, elles se métamorphosent en
se frottant l’une contre l’autre. Mais enfin, la rivalité entre les Perses et
les Arabes, ce n’est pas d’aujourd’hui…
G. C. C’était l’argument de
Saddam Hussein.
R. D. Ce n’est pas parce
que Saddam Hussein l’a dit que c’est faux… Entre 1540 à 1640, nous avons connu
100 ans de guerres civiles religieuses terribles en Europe entre les
protestants et les catholiques.
G. C. il y avait des enjeux
très profanes à cette guerre.
R. D. Pourquoi n’y
aurait-il pas aujourd’hui des guerres de religion avec ces enjeux profanes
entre les chiites et les sunnites ?
Dans les années 1950-1960, le régime du
shah, qui est chiite, avait signé avec les wahhabites ce qu’on a appelé le
pacte islamique. Il était dirigé contre Nasser et tous les autres régimes de la
région.
R. D. Le shah mélangeait
le mazdéisme, le modernisme et le pétrole…
G. C. Mais non…
R. D. Aujourd’hui chacun
a retrouvé ses marques et vous n’allez pas me dire que les chiites et les
sunnites n’ont pas de contentieux historique, ça remonte à loin me semble-t-il.
Prenons l’exemple syrien : au lieu de dire, comme on fait en France, qu’il
y a d’un côté l’horrible dictateur et de l’autre de sublimes démocrates, on
devrait constater des partages ethno-confessionnels. Cela me paraît donner une
certaine logique à cette guerre civile apparemment folle. Je ne dis pas que
c’est la seule explication, mais c’est une clé de compréhension qui semble
beaucoup plus opérationnelle que la lecture de nos intellectuels d’ici qui ne
voient que deux camps : les bons partisans des droits de l'homme et les
horribles répresseurs du peuple.
Inutile de préciser que tout cela est très
déplaisant pour un laïc, car je serais furieux si, un jour, il fallait mettre
sa religion sur sa carte d’identité en France.
Dans l’Histoire, l’Égypte a été chiite
convertie au sunnisme, l’Iran n’est chiite que depuis trois siècles… Est-ce que
ces communautés sont bien fondées ?
R. D. Je ne dis pas que
les cultures sont des monoblocs, installées dans l’éternité. Tout cela est un
matériau très fluide. Cependant, il y a quand même des lignes de partage. La
tribu, ça nous déplaît, d’accord, mais je constate qu’elle est une formation
d’avenir, on va le découvrir bientôt. La tribu est très rétrograde par rapport
à la nation, et ce n’est pas rassurant du tout. Mais écoutez Maurice Godelier,
qui est très bon sur cette question.
Si vous me demandez de refaire le monde,
je serais pour l’effacement des tribus et le remplacement par la nation
universaliste et laïque inventée par les Français dans les conditions
historiques bien précises en 1789 et 1792. Seulement, même si le
monde réel ne me plaît pas, et si je ne veux pas faire de la magie verbale ou
de l’exorcisme, je suis bien forcé d’analyser ce qui existe.
G. C. C’est la différence
entre un intellectuel parisien de très haut vol et l’enfant que je suis de la
diversité des communautés, vécue de l’intérieur, et qui donc a une autre vision
de ces « tribus » et communautés religieuses. À partir de
ce vécu, il y a beaucoup de séquences que je ne trouve pas opératoires
dans l’analyse que vous faites de l’importance du fait religieux et que vous
faites remonter à 50 000 ans en arrière. En revanche, il est intéressant
de voir qu’on ne peut pas mettre toutes les religions dans le même sac. Le
monothéisme est le plus dangereux, car on l’instrumentalise plus facilement
avec ce paradoxe que l’islam est la religion de la compassion et de la miséricorde,
le christianisme de l’amour, du pacifisme et de l’universalisme.
Vous parlez des religions comme si c’était
des entités vivant par elles-mêmes. Ce sont les hommes qui font les religions.
La pratique des premiers siècles du christianisme est complètement différente
de celle de l’Empire byzantin, laquelle est différente du christianisme
des xviiie et xixe siècles en Europe.
Pareil pour l’islam. Ce que je vis et j’observe dans les milieux communautaire,
c’est la grande diversité d’opinion et de comportement à l’intérieur de chacune
d’elle … C’est pourquoi je trouve peu opératoire le concept de communauté comme
entité compacte, dont tous les membres auraient la même psychologie et le même
comportement. Aussi parler aujourd’hui dans l’abstrait de
« sunnites » et de « chiites » comme clé d’explication des
conflits ne me paraît guère pertinent. Ce sont les Turcs et les Perses qui ont
un énorme contentieux et non pas les Arabes et les Perses. Car ce qui a épuisé
ces deux grands empires musulmans (l’Ottoman et le Séfévide), ce sont les
guerres qu’ils se sont faites entre eux. L’Empire séfévide a fait venir au XVIè
siècle des hommes de religion chiites du Liban pour aider à développer le
chiisme afin d’essayer d’arrêter l’expansion de l’Empire ottoman. Les Arabes –
toutes tribus et toutes confessions religieuses confondues - n’ont rien à voir
là-dedans : ils sont sortis de l’Histoire à peu près au xe siècle et sont
toujours dehors. Aussi analyser la politique de l’Iran à travers le prisme
sunnite-chiite ou le prisme Arabes et perses ne fait guère de sens.
R. D. Vous avez eu le
malheur d’avoir mis votre Renaissance avant le Moyen Âge, nous avons fait
l’inverse.
G. C. Mais l’Europe, et
même le christianisme européen, a pu effectuer cette renaissance parce qu’elle
avait importé la philosophie arabo-grecque… Par contre, des constantes
historiques et géographiques ont fait que les hauts plateaux anatoliens et
iraniens ont toujours produit des empires. La politique de Khomeiny n’a pas
changé d’un iota par rapport à la politique du shah. Il mène une même politique
de puissance régionale avec des instruments idéologiques nouveaux.
Par contre, j’ai beaucoup aimé ce que vous
avez écrit sur le cérémonial soviétique qui reproduisait le cérémonial de
l’Église chrétienne. Il y a un archétype biblique dont on n’arrive pas à se débarrasser
et qui revit aujourd’hui. Même les grands nationalismes européens laïques
fonctionnaient à l’archétype biblique, avec l’idée d’un « peuple
élu » parce que supérieur aux autres, des prophètes que sont ses grands
hommes de lettres et ses théoriciens, et sa mission civilisatrice pour le reste
de l’humanité. Nos sociétés monothéistes sont en permanence menacées par cet
archétype. Je pense qu’il faut réagir, ne pas se taire.
On a parfois le sentiment que votre
génération de républicains convaincus est en voie de disparition Les idéaux
laïcs sont-ils à mettre à la poubelle de l’Histoire ou ont-ils un avenir ?
Quel est le projet républicain ?
R. D. la France
républicaine est-elle exportable ? La laïcité n’est-elle pas une idée
catho-laïque reposant sur le fameux « Rendons à César ce qui est à César
et à Dieu ce qui est à Dieu », fondé sur la constitution d’un clergé
autonome par rapport au pouvoir civil ? Cela a engendré une tradition d’un
pouvoir, non pas séculier, mais dont la légitimité était divine… Est-ce que
cette formule, qui coupe l’idée de citoyenneté de l’idée d’origine, d’ethnie,
de race, de nationalité, est transposable ?
Je constate une chose : là où l’État
central s’affaiblit, les clergés, les banquiers, les mafias se renforcent. Donc
les Occidentaux ont joué contre leur camp en affaiblissant systématiquement les
États-nations du Tiers-Monde, en combattant Nasser et le nassérisme, Mossadegh
et tout ce qui tendait à constituer un pouvoir régulateur central fort. La
disparition d’un pouvoir national séculier a suscité un contrecoup, la remontée
de tous les ethnicismes, les séparatismes, et les cléricalismes qu’on a eus ici
et là.
Pour moi, l’État-nation reste le principal
barrage contre la remontée des identités meurtrières, d’où l’éloge des frontières.
C’est pourquoi je suis contre les interventions militaires occidentales dans
les pays du Tiers-Monde, car l’enfer est pavé de bonnes intentions – à supposer
qu’elles puissent être bonnes.
G. C. Nous sommes
d’accord sur l’effondrement de la structure mentale laïque. Mais je pense qu’il
n’y aurait pas eu la résurgence des ethnismes et des communautarismes si les
États issus de la décolonisation, et même les États développés, avaient su
assurer l’avenir socio-économique de façon à peu près égalitaire, ou donner à
tout le monde sa chance. Cette résurgence est liée aux échecs des États à bien
intégrer leurs populations, dans un processus de modernisation économique et
sociale.
Au Liban ou en Yougoslavie, que je connais
bien, j’ai assisté au fait que certaines régions plus riches que les autres
disaient : « On en a assez de payer des impôts pour qu’ils soient
dépensés par les régions pauvres. S’ils sont pauvres, c’est parce que leurs
communautés sont paresseuses. », Bref, on a eu droit à tous les clichés
de type raciste, ce que l’on redit aujourd’hui pour la Grèce. Il faut rétablir
de nouveau l’analyse de l’évolution des facteurs socio-économiques pour
comprendre toutes ces évolutions identitaires. À Bahreïn, les gens se sont
révoltés non pas parce qu’ils sont chiites, mais parce qu’ils sont pauvres et
marginalisés dans la gestion du pays.
Comment peut-on réactiver l’idéologie
républicaine universaliste ?
R. D. En sauvegardant le
principe de puissance publique responsable de l’intérêt général sans rentrer
dans les clivages ethnicistes. C’est fondamental d’essayer d’établir un pouvoir
démocratique fort. Regardons les guerres de religion du passé pour éclairer le
présent : qu’est-ce qui a mis fin à la terrible guerre exterminatrice
entre catholiques et protestants en France ? Henri IV, c’est-à-dire
l’établissement d’une monarchie rigoureuse, dite absolue, autrement dit
l’affirmation de l’État. C’est vrai, on est allé trop loin avec « l’État
c’est moi », il a fallu en finir avec la féodalité. On est alors au xvie siècle et on en
finit avec les moines assassins, la commande épiscopale, l’ingérence du pape
dans les affaires nationales en créant un État de droit – autant que possible à
l’époque. Et je rappelle cela car, aujourd’hui, tout le néo-libéralisme milite
pour la destruction des autorités politiques.
Au nom des droits de l’homme et de la
démocratie…
R. D. Restituer à
l’autorité politique sa capacité d’arbitrage me semble fondamental. Après, il
faudrait aller pays par pays, mais je ne suis ni médecin ni pharmacien, je n’ai
pas de recette.
G. C. Vous avez tout à
fait raison. Comme Libanais, arabe, musulman ou méditerranéen, il faut revenir
à cette lecture étonnante des Lumières initiée par Tahtawi quand il est venu en
France en 1826. Il a établi une longue tradition de ce qui s’est appelé
l’« islam des Lumières », mais cela a été enterré. Toute une culture
a été chassée par le déferlement du wahhabisme. C’est donc aux intellectuels
arabes, méditerranéens, musulmans de faire leur travail. Mais beaucoup ont une
fascination du pouvoir et de l’Empire américain et s’inscrivent dans la
politique que nous avons décrite.
Cette fascination n’est pas spécifique aux
intellectuels du Sud, c’est aussi le cas en Europe…
G. C. Oui, mais chacun doit faire son travail. Je ne
vais pas dicter aux intellectuels européens
ce qu’ils doivent faire. De nombreux intellectuels arabes musulmans restent
dans le sillage de la pensée critique, de l’esprit de la religion musulmane qui
se définit comme une religion du juste milieu, mais ils sont totalement ignorés
par les courants académiques et médiatiques, au profit des auteurs
fondamentalistes, tel Sayyed Qotb. Malgré tout, ils sont très lus. Les ouvrages
de l’auteur syrien Mohammad Chahrour, qui mènent à des relectures
révolutionnaires du Coran, ont fait des tirages inimaginables pour le monde
arabe : 100 000, 200 000 exemplaires. Signalons aussi La
Pensée religieuse en islam contemporain, de Ziad Hafez, paru aux
Éditions Geuthner cette année.
Il est intéressant de noter que dans
l’évolution des révoltes arabes, le public a été intimidé par le raz-de-marée
des forces islamiques. Aujourd’hui néanmoins, il a tendance à vouloir se
défendre, à ne pas se taire et nous allons assister à des batailles à la fois
d’idées et d’influences politiques tout à fait passionnantes.
Adonis, le grand poète et intellectuel du
monde arabe menacé de mort par une fatwa, a aussi lancé un manifeste pour la
laïcité.
G. C. Oui, mais cela
n’empêche pas Adonis d’être un intellectuel de poids dans le monde arabe. Je
suis moi-même parfois étonné de constater que mes livres ont un large public
qui a un fort potentiel républicain et universaliste laïc. Mais évidemment il
est étouffé par le système actuel des alliances entre l’Occident et les
pétromonarchies, Arabie saoudite en tête.
L’ex-président Sarkozy avait fait
comprendre au chef de l’Église maronite que la nouvelle doctrine de la France
ne se fondait plus sur la protection supposée des communautés chrétiennes, mais
sur des droits individuels, la démocratie, etc. Il avait reproché aux chrétiens
d’Orient leur loyalisme au régime syrien…
R. D. L’ironie de l’Histoire,
c’est que G. W. Bush, leader d’un pays chrétien, a vidé l’Irak de sa population
chrétienne et a mis en très mauvaise situation partout ailleurs les populations
chrétiennes de la région. Cela prouve à quel point il faut se méfier des
croisés. Les chrétiens d’Orient sont une minorité ambivalente à la fois à la
pointe de la modernité et très conservatrice, relevant hélas d’une vision
beaucoup plus communautariste qu’évangélique. On est partagé devant eux entre
l’estime et l’effroi.
Que faut-il comprendre de l’invitation du
président français François Hollande au premier ministre israélien
Netanyahou pour participer à l’hommage de la France aux victimes
françaises juives assassinées à Toulouse?
R. D. Cela signale un phénomène
consternant, qui est l’aval donné par la République française au
communautarisme le moins républicain.