Après avoir suivi les américains dans leur plan pour le monde arabe, les responsables politiques européens réaliseraient-ils qu'ils font fausse route maintenant que les islamistes sont à la porte de l'Europe ?
A moins que leur posture ne trahisse l'envie de poursuivre le plan américain ... par une entrée en guerre en Libye !
R.B
Trois ans après BHL, la tentation de l'intervention en Libye
« La guerre obligée » : la une de
l’hebdomadaire italien Panorama, propriété de
Silvio Berlusconi, claque comme un avis de mobilisation générale. C’est de la
Libye qu’il s’agit, juste de l’autre côté de la Méditerranée, et des
djihadistes qui y prennent pied et profèrent des menaces en direction de...
Rome !
En France, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le
Drian, a évoqué dès septembre la
nécessité pour la France d’« agir en Libye », avant de mettre la
pédale douce sur de telles déclarations.
Mais le sujet n’est pas enterré : dans Les Echos, le
20 février, Dominique Moïsi, de l’Institut français des relations
internationales (Ifri), appelait de ses vœux une telle intervention et plus généralement
un « réarmement » de l’Europe (« Libye, Ukraine,
Moyen-Orient : Européens, réveillez-vous ») :
« Faut-il
réintervenir en Libye, trois ans après y avoir renversé le régime du colonel
Kadhafi ? La réponse est sans doute “oui”. Aujourd’hui, il y a urgence,
la menace se rapproche dangereusement de l’Europe et nous ne pouvons nous
permettre d’échouer à nouveau dans notre tentative de concilier volonté de
changement et désir d’ordre et de stabilité. »
Avant de se
précipiter, la fleur au fusil, dans une nouvelle guerre du désert, plongeons
dans les données de ce conflit un temps sorti de nos écrans radar, mais qui
prend désormais des proportions inquiétantes à nos portes.
1
Qui se bat en Libye ?
Souvenez-vous :
c’était en 2011, après la Tunisie et l’Egypte, le souffle du Printemps arabe
gagnait la Libye. A Benghazi, la deuxième ville de la Jamahiriya, les insurgés
anti-Kadhafi étaient sur le point d’être écrasés par l’armée de Kadhafi, quand
surgit ... Bernard-Henri Lévy !
Il l’a
raconté lui-même dans un livre épique, « La Guerre sans l’aimer »
(Grasset, 2011), dans lequel il s’attribue sans hésiter la responsabilité
d’avoir entraîné Nicolas Sarkozy, alors président de la République, et dans la
foulée les pays de l’Otan, dans l’aventure libyenne.
Un voyage
auprès de rebelles dont il ne sait rien, un coup de fil sur une ligne pourrie à
l’Elysée du hall d’un hôtel de Benghazi, un coup de dé déclenché en moins de
temps qu’il ne faut pour le dire, entre un Président qui a « raté »
la Tunisie et veut se refaire, et un intellectuel en quête permanente d’une
place dans l’Histoire...
Dans son
livre, dès 2011 donc, BHL s’exonérait par avance de toute responsabilité
sur ce qui pouvait tourner mal – et ça a mal tourné. Il écrivait dans son
prologue :
« J’ignore
[...] si la Libye de demain tiendra toutes les promesses de son printemps.
Je ne suis,
pas plus que quiconque, capable de prédire avec certitude qui l’emportera des
révolutionnaires et des libéraux de Benghazi, adeptes d’un islam paisible,
fidèle à l’esprit des Lumières, ami du droit et des droits de l’homme – ou de
cette poignée de radicaux que j’ai aussi rencontrés [...].
Ce dont je
suis certain, c’est que l’ordre ancien des choses ne laissait pas le choix
[...]. Aujourd’hui, l’Histoire recommence. Le peuple libyen, et, au-delà de
lui, les peuples arabes, réapprennent les mille et une façons que l’on a de
soupirer, de dire son tourment, d’y remédier.
Un débat
s’instaure, brouillon, discordant, tumulte de paroles gelées et qui fondent au
soleil de la révolte – joyeuse, parfois inquiétante, mais le plus souvent
féconde discorde d’où le pire peut sortir mais aussi, et pour l’heure, un
espoir raisonnable. »
En 2011,
l’heure était à la fête, aux « merci la France », « merci
Sarkozy », d’une Libye débarrassée de son tyran.
Le « puzzle » libyen
Mais
« l’espoir raisonnable » dont parlait BHL a laissé la place au
cauchemar, pour les Libyens d’abord, tandis que l’intérêt du reste du monde
s’estompait pour laisser la place à une grande indifférence. BHL lui-même,
devenu persona non grata à Tripoli, a cessé de s’exprimer sur le pays qu’il
avait contribué à « libérer ».
Des acteurs
de la révolution de 2011, il n’en reste plus beaucoup, cédant la place au règne
des milices, de la division, de la guerre.
Après trois
ans de conflit, et bien plus de victimes que n’en avait faites la guerre pour
se débarrasser de Kadhafi, la Libye a pris l’allure d’un puzzle, partagée en
zones d’influence rivales.
Accrochez-vous :
la Libye est divisée principalement entre :
·
un gouvernement et un Parlement basés près de Tobrouk,
dans l’est du pays, depuis qu’ils ont été chassés de la capitale. Ils sont
issus des dernières élections légales et bénéficient de la reconnaissance
internationale ;
·
un gouvernement basé à Tripoli, la capitale, soutenu
par la coalition de milices islamistes Aube de la Libye ;
·
une zone dans le sud du pays, contrôlée les miliciens
toubous ;
·
une zone dans le sud-ouest du pays, contrôlée par les
miliciens touaregs.
Et,
désormais, les combattants affiliés à l’Etat islamique autoproclamé,
principalement implantés à Derna, fief djihadiste dans l’est de la Libye, mais
désormais aussi présents à Benghazi et plus à l’ouest, à Syrte.
Les zones d’influence en Libye, selon une carte de la BBC (BBC)
Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à
Tripoli, auteur de l’ouvrage « Au cœur de la Libye de Kadhafi », qui
porte un jugement sévère sur l’intervention occidentale de 2011, fait le diagnostic suivant dans
L’Express :
« Aujourd’hui,
la Libye est un pays fracturé, où les habitants se replient sur leur identité
primaire, le village, la tribu. On est dans une spirale autodestructrice, celle
de la guerre de tous contre tous. Daech a réussi à s’inscrire dans ce désordre,
même s’il n’est qu’une petite fraction de la multitude de groupes
locaux. »
Dans ce jeu
d’alliances tribales et politiques, l’émissaire des Nations unies, Bernardino
Leon, tente de rapprocher les deux gouvernements rivaux, premier pas vers une
stabilisation de la situation. Un espoir mince à ce stade.
2
Qui veut intervenir ?
Une fois
leur Kadhafi renversé, en 2011, les Occidentaux, qui ne disposaient pas de
troupes au sol contrairement à l’Irak ou à l’Afghanistan, ont vite disparu,
laissant les Libyens se débrouiller avec l’héritage de 40 ans de non-Etat
révolutionnaire.
Les ingérences
étrangères n’ont pas manqué, en particulier des pays du Golfe, Qatar, Emirats
arabes unis, Arabie saoudite, qui ont des intérêts idéologiques et religieux
importants – et divergents.
L’entrée en
lice des djihadistes de l’EI ont fait monter les enchères. Aujourd’hui, c’est
l’Egypte du maréchal-président Sissi qui se trouve en première ligne parmi les
pays qui veulent aller « pacifier » la Libye, surtout depuis le
brutal assassinat de chrétiens coptes égyptiens par les djihadistes.
L’armée de
l’air égyptienne a mené une première série de raids sur le fief djihadiste de
Derna, dans l’est de la Libye – le jour même où Jean-Yves Le Drian signait au
Caire le contrat de vente de 24 Rafale français à l’Egypte.
Cette
initiative égyptienne a été critiquée pour son manque de coordination avec la
Ligue arabe, et se heurte à l’opposition des deux voisins de l’autre côté de la
Libye, la Tunisie et surtout la l’Algérie, qui voient ces interventions
militaires d’un mauvais œil.
Le conflit
libyen peut-il s’internationaliser avec l’émergence de djihadistes ralliés au
drapeau noir de l’Etat islamique ?
Ces
derniers ont eux-mêmes choisi de défier l’Europe, et en particulier l’Italie,
le territoire européen le plus proche de la Libye, et aussi son ancienne
puissance coloniale.
« Nous arrivons, ô
Rome »
Dans un
texte lyrique publié la semaine dernière sur une plateforme djihadiste, un
partisan de l’EI s’en est pris directement à l’Italie et, au passage, à
François Hollande, qualifié d’« idiot » :
« Sachez
que nous arrivons, ô Rome. Il n’y a rien entre nous et vous, hormis cette mer
étroite. Notre Prophète nous a promis que nous conquerrons Rome, avec l’aide
d’Allah. Alors maintenant, il ne vous reste qu’à attendre votre destin
inexorable. […]
Méfiez-vous
de l’idiot appelé [François] Hollande, de peur qu’il ne vous séduise et vous
entraîne dans une guerre sur notre sol. Ne te laisse pas entraîner, Italie, car
le sol de la Libye est fait de sables mouvants et nous vous noierons dans ses
déserts, ô adorateurs de la croix. »
Ce texte,
ainsi que le hashtag (mot-clé) créé sur Twitter #We-Are-Coming-O-Rome, ont été
tournés en dérision par les internautes italiens, mettant en avant les
embouteillages aux alentours de la capitale italienne...
Pour
autant, les menaces sont prises au sérieux, en particulier parce que le chaos
libyen provoque un afflux de demandeurs d’asile à Lampedusa, que l’Italie a
conservé d’importants liens économiques avec son ancienne colonie, en
particulier l’ENI, la compagnie pétrolière nationale, et que l’Italie redoute
des attentats sur son sol.
« L’Italie est prête à guider en
Libye »
A la mi-février, la ministre italienne de la Défense,
Roberta Pinotti, a déclaré que son
pays était prêt à fournir plusieurs milliers d’hommes à une intervention au sol
en Italie, et ajoutait :
« L’Italie
est prête à guider en Libye une coalition de pays de la région, européens et de
l’Afrique du Nord, pour arrêter la progression du califat qui est parvenu à
350 km de nos côtes. »
Mais elle
s’est fait « recadrer » par le Premier ministre, Matteo Renzi,
beaucoup plus prudent. Pour Marc Lazar, spécialiste de l’Italie et professeur à
Sciences-Po :
« Renzi
est beaucoup plus hésitant. Il sait que c’est une opération très complexe et
risquée. »
Marc Lazar
rappelle que l’Italie avait été furieuse de l’initiative de Sarkozy en Libye en
2011, estimant avoir une « expertise » sur ce pays que les autres
n’ont pas. La suite lui a plutôt donné raison.
Aujourd’hui,
ajoute-t-il, l’Italie se sent « plutôt seule » en Europe alors que la
menace se rapproche de ses côtes, de la même manière que la France se plaint
régulièrement d’être « seule » à intervenir en Afrique.
« Conflit de
civilisation »
Pour
autant, l’Italie n’a pas l’intervention militaire aussi facile que la France,
ne serait-ce qu’à cause du poids de l’histoire, de l’Ethiopie à la Seconde
Guerre mondiale. « Il y a une retenue comparable à celle de
l’Allemagne », selon Marc Lazar.
Néanmoins,
le chaos libyen ne peut laisser l’Italie indifférente, pas plus que les menaces
de l’EI qui alimentent le courant de l’opinion italienne sensible au concept de
« conflit de civilisation ».
Entre
l’Egypte qui est prête à en découdre, et l’Italie qui débat d’une intervention,
la guerre en Libye est-elle devenue « obligée » comme le titre le
magazine Panorama ?
3
Quelle solution pour la
Libye ?
Faire la
guerre en Libye, mais avec quel objectif ? Le bilan des interventions
occidentales dans le monde arabo-musulman depuis bientôt deux décennies est
tellement désastreux qu’il vaut mieux se poser la question avant de faire
chauffer les Rafale...
Certes, la
menace djihadiste est croissante, et la perspective d’avoir une
« filiale » du Califat de l’émir Bagdadi de l’autre côté de la
Méditerranée n’est pas une perspective attirante. A voir l’attrait pour le
djihad en Syrie, on imagine ce que représenterait son pouvoir d’attraction si
près de l’Europe...
Mais
l’expérience de 2011 montre que l’absence de réflexion sur l’après-Kadhafi
a généré un chaos encore plus meurtrier, plus déstabilisant dans toute la
région (la guerre au Mali en est un « produit dérivé »).
Qu’elle
soit régionale avec l’Egypte en tête, ou internationale avec l’Italie et un
mandat de l’ONU, une guerre en Libye ne règlerait aucun des problèmes actuels
de ce pays. Même la restauration de l’autorité du gouvernement reconnu par la
communauté internationale, celui de Tobrouk, ne règlerait rien : sa
légitimité est mince...
Certains rêvent de voir le général Khalifa Haftar, un vieil officier un
temps compagnon de Kadhafi, qui mène actuellement le combat au nom d’une armée
qui n’a de régulière que le nom, devenir le nouvel homme fort de la Libye, une
sorte de « Sissi libyen » qui rétablirait un régime à poigne et
calmerait les ardeurs centrifuges.
Reste les
efforts de l’émissaire onusien pour réconcilier les factions et les amener à
travailler ensemble...
Pour Patrick Haimzadeh,
l’ancien diplomate français à Tripoli, une intervention militaire n’est pas la
solution. Elle ne servirait qu’à « rendre encore plus complexe la
situation » :
« Une
intervention militaire, surtout aérienne, ne permettra pas de freiner Daech.
L’instauration de sanctions ou des opérations militaires ponctuelles ne seront
que des coups d’épée dans l’eau. Non seulement elles ne freineront pas
l’implantation de Daech, mais au contraire, elles serviront sa propagande,
justifieront ses appels à la mobilisation, renforceront l’attrait de la Libye
pour les djihadistes étrangers.
Des frappes aériennes ne serviront qu’à faire obstacle
à la voie du dialogue amorcée par le représentant de l’ONU pour la Libye,
Bernardino Leon. Il faudrait des centaines de milliers d’hommes pour arriver à
reprendre le contrôle de la Libye. Au début du XXe siècle,
l’Italie a mis vingt ans à contrôler le pays (1912-1932), dans un contexte
beaucoup moins complexe qu’aujourd’hui ! On va répéter l’erreur de
2011. »
L’histoire,
les djihadistes la connaissent. Dans leur diatribe contre les « croisés de
Rome », ils la rappellent cruellement :
« Vous
avez déjà connu le djihad [mené] par nos ancêtres. Et si, dans le passé, nous
avions Omar Moukhtar, aujourd’hui, nous en avons des milliers comme lui. Les
combattants étrangers d’aujourd’hui sont des lions, et les combattants locaux
sont coriaces. Nous jurons que nous vous frotterons le nez dans la poussière,
même si cela doit prendre un certain temps… »
Omar
Moukhtar, c’est l’épouvantail agité devant les Italiens pour les faire
réfléchir... Pas sûr que ça change grand-chose à l’équation géopolitique, même
si le souvenir du « lion du désert » a de quoi faire hésiter avant
d’envoyer les troupes de l’autre côté de la Méditerranée.
* Né le 8 avril 1953 à Tunis (Tunisie) Diplômé du Centre de Formation des Journalistes (CFJ), Paris, 1974. -Journaliste à l'Agence France-Presse à partir de 1974. -1976-1980 : correspondant permanent de l'Agence France-Presse en Afrique du Sud. -1981: journaliste à Libération, chargé de la rubrique Afrique. -1988-1993 : journaliste à Libération, chargé de la rubrique diploma