Comme il fallait s'y
attendre, le choix du régime retenu par les constituants dominés par les Frères
musulmans, montre ses faiblesses, par ailleurs prévisibles : un régime bâtard
voulu par les islamistes pour empêcher le pays d’avancer ! Il s'en est suivi
un chaos généralisé sur la scène politique, rendant le tunisien méfiant
vis vis de toutes les formations politiques, d'autant qu'aucune n'affiche
clairement ses principes ni son projet, toute s'étant laissée infiltrer par les
islamistes.
Que faire de la
démocratie quand un peuple est paupérisé ? Car la stratégie des Frères
musulmans sera payante tôt ou tard pour en finir avec la République :
- ruiner le pays,
paupériser les classes moyennes et pousser à la misère les classes pauvres.
- détruire l'économie,
tous secteurs confondus; en premier celui du tourisme.
- infiltrer les
administrations d'Etat, pour les paralyser et les détruire de l'intérieur.
- parasiter
l'enseignement et lui privilégier l'école coranique, productrice d'obscurantisme.
- répandre le
wahhabisme qui fonde tous les islamisme, propice à la domination des peuples ...
Ce que d'ailleurs
constatent les tunisiens depuis que Ghannouchi est rentré de Londres et s'est
accaparé le pouvoir ! Au bout du compte que restera-t-il de la République, de ses
institutions, de son Administration .... : Rien, que des coquilles vides ! C'en
sera fini de la Tunisie
de Bourguiba, leur ultime objectif ! Alors ils pourront passer au stade d'après
: réaliser leur projet
de Califat.
Il faut savoir que les
Frères musulmans jouent la carte TEMPS ! Ce que fait le FIS (branche des Frères
musulmans) en Algérie, où il prend son temps pour mieux s'installer dans la
société algérienne et sur la scène politique.
Il faut espérer que ce
chaos soit créateur d'une nouvelle
donne où les anciens des
partis uniques, tirant les leçons de la révolte du 14 janvier 2011, mais aussi
des sept années de gestion catastrophique, dominée par l'islamisme, sauront
contribuer à remettre la
Tunisie en marche et parfaire l'œuvre de Habib
Bourguiba.
R.B
Sept
ans après la révolution de jasmin qui mit fin au régime dictatorial de Ben Ali,
de plus en plus de Tunisiens redoutent le blocage de la transition
démocratique.
La transition démocratique tunisienne, tant
célébrée à l’étranger comme un « modèle », est-elle en train de
s’enrayer ? Sur la seule sphère politique, on ne compte plus les
retards, les ratés, les faux pas, voire les régressions. Parmi les plus
notables : un Parlement infantilisé, une Cour constitutionnelle dans les
limbes, une Commission électorale affaiblie, une décentralisation à la peine,
une justice contestée, un arbitraire policier qui perdure. Et puis,
il y a cette nouvelle petite musique qui fait entendre la nostalgie
d’un ordre à poigne tout en démonétisant la révolution du printemps de 2011.
Un
dépit évident
Cette
question surgit inévitablement alors que l’inventaire de la transition
démocratique en Tunisie, sept ans après la révolution de 2011, quatre ans après
l’adoption d’une Constitution éminemment progressiste, dévoile un chantier
non seulement inachevé mais à la dynamique grippée. L’élan printanier de 2011,
ce nouveau pacte civique scellé autour de la démocratie et de la justice
sociale, s’est comme enlisé. Comparé au désastre des autres printemps arabes
– Egypte, Syrie ou Libye – le cas tunisien
pourrait sembler bénin. A cette aune-là, la Tunisie demeure un exemple
roboratif. Mais au regard de ses propres espoirs de changement exprimés
en 2011, le dépit est évident.
Le Monde Afrique tente
de faire la photographie du moment politique périlleux que traverse
le pays, de l’état du consensus qui prévaut depuis 2015 à la tentation
présidentialiste, en passant par le retour des bénalistes, le chaînon encore
manquant de la démocratie locale, l’arbitraire policier qui ne
veut céder et la vitalité du monde associatif, sous haute
surveillance de l’Etat, mais qui représente malgré tout un espoir pour l’avenir.
L’alliance
entre les « modernistes » et les « islamistes » a permis de
préserver la paix. Mais elle a un coût : le retour du conservatisme.
C’est
un paradoxe amer, un dégât collatéral de la stabilisation politique de la Tunisie. La démocratie
a besoin de paix pour s’épanouir mais quand celle-ci vire au consensus opaque,
à l’arrangement à huis clos, la concorde apparente ne devient-elle pas un
masque, le faux nez d’un pouvoir confisqué ? Cette question, un
nombre croissant de Tunisiens attachés à la transition démocratique de leur
pays, célébrée à l’étranger comme un « modèle »
dans le monde arabo-musulman, se la posent avec inquiétude.
Le
consensus partisan qui prévaut depuis 2015 entre Nidaa Tounès
(« moderniste ») et Ennahdha (« islamiste »), les deux
mouvements alliés dans une coalition gouvernementale après s’être violemment
combattus en 2012-2013, ne s’est-il pas dégradé – au-delà de la vertu du
calme recouvré – en étouffoir ? En machine à tout neutraliser ? En
chambre secrète de transactions entre états-majors se partageant les positons
d’influence ? En compromis conservateur tenant en suspicion tout
contre-pouvoir ?
L’interrogation
n’est pas qu’académique. Elle surgit inévitablement alors que l’inventaire de
la transition démocratique en Tunisie, sept ans après la révolution de 2011,
quatre ans après l’adoption d’une Constitution éminemment progressiste,
dévoile un chantier non seulement inachevé – ce qui est compréhensible –
mais à la dynamique enrayée. L’élan printanier de 2011, ce nouveau pacte
civique scellé autour de la démocratie et de la justice sociale, s’est
comme enlisé. Comparé au désastre des autres printemps arabes –
Egypte, Syrie ou Libye – le grippage tunisien
pourrait sembler bénin. A cette aune-là, la Tunisie demeure un exemple
roboratif. Mais au regard de ses propres espoirs de changement exprimés
en 2011, le
dépit est évident.
« Rente
démocratique »
Sur la
seule sphère politique – et en mettant de côté la scène sociale où la
désaffection est encore plus crue comme l’ont montré les récentes protestations – on
ne compte plus les retards, les ratés, les faux pas, voire les régressions.
Parmi les plus notables : un Parlement infantilisé, une Cour
constitutionnelle dans les limbes, une commission électorale indépendante
affaiblie, une décentralisation à la peine, une justice transitionnelle
contestée, un arbitraire policier rémanent. Et puis, il y a ce nouvel air du
temps, cette petite musique distillée par des gramophones réactivés qui
entonnent la nostalgie d’un ordre à poigne tout en démonétisant la rupture de
2011, une sorte de révisionnisme de la révolution.
Tous
ces signes ne suffisent pas à accréditer la thèse d’une contre-révolution
en marche, d’un retour programmé à l’ancien régime du type Ben Ali. Les choses
ne sont pas aussi simples. La « rente démocratique », qui est à la Tunisie ce que
le pétrole est à l’Algérie, interdit d’emblée toute restauration qui
coûterait aux autorités de Tunis la
bienveillance internationale –
en tout cas occidentale – garante de précieux soutiens financiers en ces temps
de diète économique. Un exemple parmi d’autres de cette cote diplomatique
toujours très élevée : le retrait sans difficulté de la Tunisie, mardi
23 janvier, de la liste des paradis fiscaux établie début décembre par
l’Union Européenne (UE). « Il faut sauver le soldat
Tunisie », unique rescapé de la vague des printemps arabes, est un peu
le mot d’ordre des bailleurs de fonds, tel le Fonds
monétaire international (FMI). Ce crédit moral est forcément lié à
l’expérience démocratique en cours et nul dirigeant à Tunis ne le sacrifierait.
Le risque existe pourtant que cet ordre démocratique,
à préserver dans sa forme, soit vidé d’une partie de sa substance au
fil d’insidieux renoncements.
Etait-ce
le prix à payer pour cette prouesse politico-diplomatique qui évita à
la Tunisie
de basculer en 2013 dans les abysses de la guerre civile ?
Car la configuration actuelle, produit d’une magistrale opération de sauvetage,
activement encouragée par les Occidentaux (surtout les Américains et les
Allemands), a permis de résorber la fracture qui ne cessait de
s’ouvrir depuis la révolution entre deux camps irréductibles. D’un côté, les
tenants de l’islam politique regroupés autour d’Ennahdha qui dominait la
coalition gouvernementale (la « troïka ») au pouvoir à partir de
la fin 2011. De l’autre, les « modernistes » et les
« laïcs » gravitant autour de Nidaa Tounès, éventail s’étirant de
l’extrême gauche jusqu’aux anciens soutiens de Ben Ali. Ces derniers sont
farouchement hostiles à l’islamisation d’une société tunisienne dont une grande
partie demeure attachée au réformisme sociétal – notamment les droits des
femmes – inauguré dès l’indépendance de 1956 par Habib Bourguiba, le
« père de la nation ».
En
cette terrible année 2013, la tension fut à son comble entre les deux camps à
la suite de l’assassinat de deux figures de l’opposition laïque (Chokri Belaïd
en février et Mohamed Brahmi en juillet). La rue s’enfiévra. Début août, des
manifestations monstres réclamèrent le départ du pouvoir d’Ennahdha, dénoncé
comme responsable de la montée de la violence islamiste.
C’est
dans une suite de l’hôtel Le Bristol, à Paris, que la
réconciliation a été amorcée
le 14 août 2013. Ce jour-là, Béji Caïd Essebsi, ex-lieutenant de Bourguiba
et fondateur de Nidaa Tounès, rencontra Rached Ghannouchi, le
« cheikh » d’Ennahdha revenu à Tunis dès la chute de Ben Ali après 22
ans d’exil. Le
pacte qui s’esquissa à ce moment-là déboucha sur une coalition
gouvernementale au lendemain
des élections législatives et présidentielle de la fin 2014 gagnée par le parti
de Béji Caïd Essebsi, lequel tendit une main magnanime à des islamistes soudain
accommodants après avoir été conquérants. Depuis lors, la Tunisie est dirigée par ce
condominium qui a sans nul doute sauvé la Tunisie du chaos, mais dont la logique profonde,
celle d’une cooptation entre élites politiques (l’établie et l’émergente),
manque cruellement de transparence.
Il
n’est pas anodin que cette rencontre au Bristol ait eu lieu un peu
plus d’un mois après le coup d’Etat du 3 juillet 2013 en Egypte contre le
président d’alors, Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans. A distance,
l’événement a traumatisé les islamistes tunisiens, réveillant chez eux la
crainte d’une répression à domicile dont ils avaient durement souffert à partir
des années 1990 : 22 000 arrestations, torture dans les prisons,
familles entières ostracisées. Cette mémoire de l’ « éradication »
continue de hanter les islamistes tunisiens et l’on ne
peut comprendre leur revirement de l’été 2013 qu’à cette lumière-là.
« Oui, cette angoisse existentielle a beaucoup joué », admet
sous le sceau de l’anonymat un dirigeant d’Ennahdha. Ce dernier ajoute qu’une
telle réaction de survie a concerné la direction plus que la base, laquelle a
toutefois fini par se rallier au virage pragmatique.
Un
pacte scellé à l’hôtel Le Bristol
Quels
furent les termes de ce fameux pacte du Bristol ? Evidemment, il n’y a pas
eu de document. A en juger par le scénario qui s’est ensuite mis en
place, on peut sans grand risque résumer ainsi le marché conclu.
Un : Ennahdha aida Béji Caïd Essebsi à accéder à la magistrature
suprême. Deux : le chef de Nidaa Tounès s’engagea en contrepartie
à protéger Ennahdha des ardeurs d’éradication des faucons de son
propre camp. Le premier acte se réalisa très vite avec l’abandon par Ennahdha
– qui domine toujours alors la « troïka » au pouvoir – d’un projet de
loi visant à exclure de la vie politique les titulaires de fonction
sous la dictature passée, ainsi que sa renonciation à un article
du projet de Constitution imposant une limite d’âge à un candidat à
la présidence de la
République. Cette double hypothèque levée, Béji Caïd Essebsi,
né en 1926 et qui fut ministre sous Bourguiba et président du Parlement
sous Ben Ali, put se présenter à l’élection présidentielle de
décembre 2014. Il la remporta avec l’évidente complicité d’Ennahdha.
Le
deuxième acte se joua ensuite avec la formation du gouvernement de
coalition début 2015. Même confiné à une participation minimale dans
l’exécutif, Ennahdha se sentit rassuré face au risque d’un retour de bâton
répressif à un moment critique où soufflait le vent de la contre-révolution en
Libye, en Egypte et en Syrie. Son assurance grandit même alors que les
scissions successives au sein de Nidaa Tounès, plongé dans une violente guerre
de clans, rétrogradèrent ce parti en deuxième position à l’Assemblée. Ennahdha
devint mécaniquement et à son insu le premier groupe parlementaire.
En
dépit de ce rapport de forces qui évolue de facto en sa
faveur, le parti islamiste ne se dépare pourtant pas de l’attitude conciliante,
discrète, coopérative qui est sa nouvelle option stratégique. Ironie de
l’histoire, ses dirigeants s’inquiètent même de la crise interne au sein de
Nidaa Tounès dont le nouveau chef, Hafedh Caïd Essebsi, fils du chef de l’Etat,
est entouré de partisans de l’alliance avec Ennahdha. « Cette alliance
est dans notre intérêt commun, c’est l’intérêt du pays », déclarait
Hafedh Caïd Essebsi au Monde le 4 mars 2016.
Ennahdha
privilégie la stabilité
Cette
occasion historique d’isoler les éradicateurs au sein de la mouvance dite « moderniste »,
Ennahdha ne veut pas la rater. Il lui faut donc éviter que le Nidaa
Tounès de Hafedh Caïd Essebsi ne s’affaiblisse trop. Le mantra du parti
devient : « Il faut préserver le rapport de force électoral de
2014 [Nidaa Tounès en numéro un et Ennahdha en numéro deux] »,
résume Saïd Ferjani, membre du bureau politique d’Ennahdha
et conseiller du chef du parti, Rached Ghannouchi. « Nous
devons aider Nidaa Tounès », ajoute-t-il. « Nous
n’avons aucun intérêt à redevenir dominant, précise un autre dirigeant
du parti islamiste. Cela réveillerait la polarité de 2014. » Or
Ennahdha redoute par-dessus tout une résurgence de cette polarité dans
l’actuel contexte géopolitique régional hostile aux Frères
musulmans. « Nous n’avons pas vocation à être réprimés et
à entrer en conflit avec l’Etat, souligne-t-il. Notre
intérêt est dans la stabilité. »
Tel est
le décor où va se déployer le fameux consensus tunisien qui produit aujourd’hui ses effets
pervers. Au nom de la sacro-sainte « stabilité » à préserver à tout prix, Ennahdha avalise
sans broncher toute une série de mesures initiées par la présidence
de la République
ou Nidaa Tounès, lesquels ont recyclé de nombreux réseaux issus du
Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’ex-parti unique sous Ben
Ali. La plus emblématique de ces mesures a été l’adoption à l’automne 2017 de
la loi dite de « réconciliation administrative » qui permet d’amnistier
les cadres de l’Etat ayant prêté leur concours aux malversations de
l’ancien régime. « La connivence entre Nidaa Tounès et Ennahdha
est malsaine, déplore Selim Kharat, le
président d’Al-Bawsala, une association qui milite pour une plus grande
transparence dans la vie publique. Elle ne fait
que renforcer le statu quo. »
Formé à l’école du « père de la nation » Habib Bourguiba, l’actuel
président, âgé de 91 ans, se pose en champion du « prestige » de
l’Etat. Au risque d’affaiblir l’inspiration parlementaire de la Constitution
post-révolution.
Elle
trône, superbe, conquérante, en surplomb des terrasses de cafés de l’avenue qui
porte son nom. La statue équestre de Habib Bourguiba a regagné en mai 2016
le cœur de Tunis et le « père de la nation », tout de bronze coulé,
pointe à nouveau son bras vers la
Médina toute proche. La symbolique de ce retour au bercail du
héros de l’indépendance n’a pas fini de faire sentir ses effets sur
la scène politique tunisienne.
Quand
Béji Caïd Essebsi, l’actuel chef de l’Etat, a pris cette initiative, la plupart
des observateurs n’y ont vu qu’une juste réparation. Il ne s’agissait rien tant
que de laver l’affront qu’avait infligé au « commandant
suprême » son héritier infidèle, Zine El-Abidine Ben Ali, qui avait exilé
en 1988 – un an après son « coup d’Etat médical » contre un
Bourguiba vieillissant – l’auguste icône au port de la Goulette, au nord de
Tunis. Depuis la révolution de 2011, qui avait mis à bas le dictateur Ben Ali,
il n’était que temps de réhabiliter le fondateur de la Tunisie moderne dans tout
son panache.
L’affaire pourtant ne se résumait pas à de la simple muséographie urbaine.
Au-delà de la statue elle-même, elle signalait le retour d’une certaine
conception du pouvoir qui constitue le logiciel historique
de Béji Caïd Essebsi, élu à la présidence de la République à la fin
2014 avec pour mandat de restaurer le « prestige » d’un
Etat affaibli par les turbulences postrévolutionnaires.
Associé
aux sphères du pouvoir d’avant 2011
Agé
de 91 ans, M. Essebsi, avocat de formation, fut dans sa jeunesse un
militant du Néo-Destour, l’avant-garde du mouvement national tunisien, avant
de débuter une carrière dans l’appareil sécuritaire du nouvel Etat
tunisien formé au lendemain de l’indépendance en 1956. Habib Bourguiba,
auquel il consacra plus tard une biographie (Habib Bourguiba : le bon
grain et l’ivraie, Sud Editions, 2009), est son héros, sa référence.
Il mûrit à son école, gravissant tous les échelons d’une brillante
carrière : directeur de la sûreté nationale, ministre de l’intérieur,
ministre de la défense, ministre des affaires étrangères. Et cette
école-là n’est pas celle de la démocratie. Elle est celle du culte du pouvoir
personnel, elle est celle de la cour et de ses intrigues. Au lendemain de
l’éviction en 1987 de Bourguiba par Ben Ali, qui incarne alors la jeunesse
et l’ouverture avant de se dévoyer dans l’autocratie mafieuse,
M. Essebsi prend du champ, dépité par les offenses répétées à l’héritage
bourguibiste. Loin de rejoindre l’opposition démocratique, il reste
toutefois associé aux sphères du pouvoir d’avant 2011.
Tel est l’homme qui aujourd’hui préside aux destinées de la Tunisie. Il fait
partie de cette frange de l’élite traditionnelle qui, pas trop compromise avec
le proche entourage de Ben Ali, a habilement surfé sur la révolution de
2011 pour en canaliser le cours, lui éviter les
chambardements radicaux. Les démocrates tunisiens inquiets de la poussée
islamiste l’ont soutenu quand il a
fondé en 2012 le parti Nidaa Tounès, point de ralliement des laïcs et
modernistes soucieux de défendre le progressisme sociétal – en
particulier les droits des femmes – hérité de l’ère bourguibienne.
Mais
voilà que ces mêmes démocrates s’alarment aujourd’hui, comme en témoigne cet
« Appel
du 17 décembre 2017 » diffusé à l’occasion du septième anniversaire du
déclenchement de la révolution à Sidi-Bouzid et dans lequel un millier de signataires
dénonçaient l’« offensive antidémocratique et réactionnaire »
du pouvoir actuel. Certes, cet Appel visait avant tout le condominium dirigeant
formé par l’alliance entre Nidaa Tounès (« moderniste ») et Ennahdha
(« islamiste »), réconciliés après s’être âprement combattus, mais
Béji Caïd Essebsi était clairement ciblé dans le texte. Il lui est reproché sa
tentation d’un « retour au présidentialisme ».
Il y
a là comme une anomalie, une bizarrerie. Depuis l’adoption en janvier 2014
de la nouvelle Constitution de la
Tunisie postrévolutionnaire – votée dans une vive émotion à
la quasi-unanimité de l’Assemblée constituante d’alors –, il était largement
admis que la Tunisie
venait de clore ses querelles institutionnelles, centrées notamment sur la
place de l’islam dans l’Etat, pour s’attaquer enfin aux immenses défis
économiques et sociaux en souffrance : la fracture socio-territoriale
entre le littoral et l’arrière-pays, le chômage des jeunes, etc.
Etait-ce un malentendu ? Au vu des actes et des propos du président
Essebsi, il apparaît en effet que la question institutionnelle n’est pas
soldée. Le chef de l’Etat continue de la poser. Il ne s’agit pas à ses
yeux de remettre en cause le compromis historique sur les relations
entre Etat et religion – affaire réglée autour de la préservation de l’« Etat
civil » – mais d’interroger l’équilibre entre inspirations
parlementaire et présidentielles du texte fondamental. Et c’est là que sa
filiation avec le bourguibisme prend tout son sens.
Frustration
à l’égard de la
Constitution
De
toute évidence, la
Constitution de 2014 ne plaît pas au chef de l’Etat. Il
trahit d’ailleurs à intervalles réguliers sa frustration. Dans un entretien
accordé le 6 septembre 2017 au quotidien francophone La Presse, il
s’en était pris avec virulence à un certain nombre de contre-pouvoirs – les « instances
indépendantes » prévues par la Constitution pour
s’occuper des élections, de la justice transitionnelle, de la lutte
anti-corruption etc. – qui abusent à ses yeux de leurs prérogatives au point
de « menacer l’existence de l’Etat ». Sans
la nommer expressément, le chef de l’Etat visait surtout l’Instance
vérité et dignité, chargée de la justice transitionnelle dont il n’a jamais
apprécié le travail de divulgation des abus et des crimes des régimes
autoritaires passés.
Au-delà,
il était allé jusqu’à exhorter à « revoir la nature du
système politique » et à « rectifier les
insuffisances du système constitutionnel » sources de « paralysie », ce
que les commentateurs avaient interprété comme un appel à une révision
constitutionnelle. Devant l’émotion soulevée par ses propos, le chef de l’Etat
avait ensuite rectifié le tir. « On ne change pas de Constitution
tous les quatre matins », avait-il déclaré au Monde le
18 décembre 2017. Mais il exprimait clairement sa
préférence : « Je suis pour un système présidentiel bien
contrôlé pour éviter la dérive présidentialiste que nous avons connue sous
Bourguiba et Ben Ali. »
Le problème est que la
Constitution de 2014 n’a pas instauré un « système
présidentiel », mais un régime mixte dont la dimension
parlementaire est très marquée. Selon la lettre, le chef de gouvernement est
doté de très larges pouvoirs, supérieurs même à ceux du chef de l’Etat. Or,
dans la pratique quotidienne, la hiérarchie est inversée : le président de
la République,
qui tire sa légitimité de son élection au suffrage universel, exerce un
ascendant indubitable sur le premier ministre. Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution, les
titulaires de cette fonction n’ont jamais été des poids lourds politiques,
handicap qui a facilité les empiétements présidentiels. Autant Habib Essid (janvier 2015-août 2016)
que son successeur, Youssef Chahed, sont des technocrates, non élus, peu
enclins à défendre l’intégralité de leurs prérogatives constitutionnelles.
Et
s’ils ont essayé – et parfois réussi – de préserver leur autonomie
face aux exigences de Nidaa Tounès, le parti arrivé en tête des législatives de
2014, ils ont dû s’incliner à chaque fois qu’un conflit les a opposés au palais
de Carthage, le siège de la présidence de la République situé au
nord de Tunis. Du reste, c’est le chef de l’Etat lui-même qui choisit les
premiers ministres avant de les pousser à la sortie, comme cela avait
été le cas avec Habib Essid, coupable de lui avoir trop résisté.
Quant à Youssef Chahed, le palais de Carthage ne manque pas de lui rappeler,
dès qu’une tension se manifeste, à qui il doit son poste. « C’est
le président qui a créé M. Chahed », glisse un proche de M.
Essebsi. Dès lors, comment un tel chef de gouvernement pourrait-il avoir
l’outrecuidance de s’émanciper ?
« Tout
chamboulé »
« Ce
qui se passe est ahurissant, s’inquiète Hatem M’rad,
professeur de sciences politiques. M. Essebsi a tout
chamboulé pour tout ramener à lui. Il y a une Constitution formelle
et il y a une autre Constitution politique sur le terrain. » L’un des
exemples de ce déplacement du centre de gravité politique de la Kasbah (le siège du
gouvernement au centre de Tunis) à Carthage est la formation
en 2017 sous l’autorité du chef de l’Etat d’un Conseil national de
sécurité s’occupant non seulement de questions régaliennes – prérogatives
incontestables du président de la
République – mais aussi plus étrangement de la santé, de
l’éducation, de l’environnement… Faut-il y voir un
« gouvernement bis » ?
A
Carthage, on justifie cette présidentialisation de la géographie du pouvoir par
l’urgence de régler des problèmes brûlants : lutte contre le
terrorisme, relance de l’économie, etc. « Au tout début,
en 2015, on a laissé faire le gouvernement, confie un proche du
chef de l’Etat. Mais cela n’a pas marché. Face aux problèmes qui
s’accumulaient, les gens disaient : “Mais où est donc le président ?”
Nous avons dû intervenir par défaut. Il fallait remplir un
vide. » Présidentialisation contrainte ? Ou
plutôt culture du pouvoir héritée du passé de M. Essebsi ?
Cette théorie de la présidentialisation « par défaut », imposée
par la prétendue incurie des autres institutions, serait toutefois plus
convaincante si Carthage avait vraiment laissé s’épanouir les autres pôles de
pouvoir. Quand l’entourage du président s’indigne de la « faillite » du « régime
des partis », qui risquerait de précipiter « la
chute de la démocratie », il oublie de préciser que
l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) n’a jamais été en état
de travailler correctement. « Il y a une volonté
politique évidente d’empêcher que l’Assemblée exerce véritablement son rôle de
contrôle de l’exécutif et d’initiateur de la loi », s’alarme un
analyste. L’ARP n’est ainsi toujours pas dotée de son autonomie administrative
et financière, pourtant prévue par la Constitution. Ce
déficit de volonté politique d’organiser la séparation des pouvoirs se confirme
par ailleurs dans les blocages entravant la mise en place de la Cour constitutionnelle.
Face
à un bloc exécutif qui a du mal à se départir d’une conception
traditionnelle du pouvoir, les députés commencent à se rebiffer. Ils
cherchent ainsi à créer des commissions d’enquête autant qu’il
est possible, comme l’illustre le récent projet d’un élu d’examiner
les dégâts de l’industrie extractive. Et ils interpellent de plus en plus
le gouvernement. En l’espace d’un an, ils lui ont adressé deux fois plus de
questions orales et écrites. Jusqu’où ira cette résistance parlementaire ?
Parviendra-t-elle à donner raison aux optimistes qui n’ont vu dans le
retour de Bourguiba sur son cheval au cœur de Tunis qu’un simple symbole de
fierté nationale, et rien de plus ?
En
septembre 2017, 18 cadres de la dictature de Ben Ali sont entrés au
gouvernement Chahed. Mais le « recyclage » de personnalités jusque-là
ostracisées va bien au-delà.
Quand
on rencontre Mohamed Ghariani attablé à un salon de thé de La Marsa, banlieue
résidentielle du nord de Tunis, on a du mal à réaliser que ce
quinquagénaire à la voix doucereuse a été l’un des hommes les plus puissants de
l’ex-dictature de Zine El-Abidine Ben Ali. « Oui, je l’admets, j’ai participé à un système qui a fait beaucoup de
choses de mal », lâche-t-il en sirotant un café face à
une mer opaline. « Et j’ai présenté
mes excuses au peuple tunisien pour cela », ajoute-t-il. A la
veille de la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier 2011, M. Ghariani
était le secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique
(RCD), le parti-Etat de l’époque, avatar dévoyé du mouvement destourien
(constitutionnaliste) qui, sous la houlette du « père de la nation »,
Habib Bourguiba, et ses compagnons, avait conduit la Tunisie à
l’indépendance nationale.
Si
Ben Ali a fui le 14 janvier 2011 en Arabie saoudite avec sa famille,
poussé au départ par une rue en révolte, M. Ghariani, lui, est resté à
Tunis, où il a payé de vingt-huit mois de prison son passé de hiérarque de
l’ancien régime. Malgré la difficulté de l’épreuve, il porte un jugement nuancé
sur ce que la révolution a fait subir aux symboles de la dictature :
« Il n’y a pas eu de chasse aux
sorcières, souligne-t-il, mais
il y avait en 2011 une ambiance de peur. Il y avait un discours de haine
qui, il faut le reconnaître, a aujourd’hui disparu. »
« J’ai intégré la dynamique de changement »
C’est
peu dire que cette « haine » a
disparu. Les temps sont redevenus bienveillants à l’égard des anciens proscrits
de 2011. Le temps qui a passé, charriant bien des désillusions sur le bilan de
la révolution, et l’absence de véritables représailles politiques – un
projet de loi d’exclusion de la vie politique des cadres de
l’ancien régime a été abandonné en 2014 – ont autorisé leur retour
progressif sur la scène publique. M. Ghariani a rejoint à sa sortie de
prison Nidaa Tounès, le parti fondé par l’actuel chef de l’Etat, Béji Caïd
Essebsi, très accueillant envers les « ex ». Puis il a rallié une
autre formation, plus modeste : Al-Moubadara (« l’initiative »),
créée par Kamel Morjane, ancien ministre de Ben Ali aux affaires
étrangères et à la défense. Mohamed Ghariani affirme ne pas mener un
combat d’arrière-garde, ne pas souhaiter de revanche. « J’ai intégré la dynamique de changement, dit-il. Il y a eu une révolution en 2011. La
politique, c’est la capacité de s’adapter. J’estime que la période actuelle est
l’occasion d’achever le projet de Bourguiba : l’Etat de droit. »
Depuis
peu, ce retour s’est accéléré au point de jeter l’émoi parmi les héritiers
de 2011. En septembre 2017, un remaniement du gouvernement Youssef Chahed,
choisi un an plus tôt au poste de premier ministre par le président Essebsi, a
fait la part belle aux « ex ». Ces derniers sont au nombre de 18 sur
les 43 ministres et secrétaires d’Etat, soit un taux de 40 %. Ils avaient
été ministres sous Ben Ali, occupaient des responsabilités au sein du RCD ou
étaient connus pour leur proximité avec l’ancien parti unique.
Parmi
les plus en vue figurent le ministre de l’éducation, Hatem Ben Salem, et celui
des finances, Ridha Chalghoum, qui étaient chargés des mêmes portefeuilles à la
veille de la révolution. Face aux critiques, les défenseurs de cette ouverture
élargie à des figures de l’ancien régime objectent que la Tunisie, plongée dans le
marasme social et économique et en butte à des défis sécuritaires aigus,
n’a pas d’autre choix que de solliciter des « compétences »
ayant une solide expérience de l’Etat. A les entendre, l’affaire ne serait que
« technocratique » et
non « politique ».
« RCDisation » accélérée de Nidaa Tounès
Le
problème est que nombre de ces ministres ne sont pas que des techniciens de
l’Etat mais ont aussi été des propagandistes de l’ancien régime. Hatem Ben
Salem, qui fut ambassadeur de la
Tunisie auprès des Nations unies à Genève entre 2000 et 2002,
défendait âprement le bilan de Ben Ali en matière de droits humains. « Il n’existe pas de torture en Tunisie »,
déclarait-il alors. Quant au nouveau ministre de la culture, Mohamed Zin
El-Abidine, un ancien du RCD, il avait publié un article dans le quotidien
tunisien La Presse, dans lequel il louait l’œuvre de
Ben Ali qui, écrivait-il, « s’est
toujours battu pour une République de justice et de vérités
publiques ».
Ces
« ex » de retour prétendent tous s’inscrire dans le processus de
transition démocratique. Toutefois, leur nombre croissant dans les hautes
fonctions exécutives ne risque-t-il pas d’éroder l’esprit de 2011 ?
« Ces ministres sont certes
compétents, mais ils ont été formés dans un système fermé, prédéterminé par la tutelle de Ben Ali,
observe Youssef Cherif, analyste indépendant.
Si leur nombre continue d’augmenter et si l’on ne diversifie pas davantage les
profils, le risque existe qu’ils usent de méthodes du passé et que le système
devienne progressivement de plus en plus autoritaire. »
Ce
retour des « ex » au gouvernement répond au souci du président
Essebsi de remettre sur pied un Etat affaibli par les secousses
post-révolutionnaires. Il est aussi le produit d’une « RCDisation »
accélérée de Nidaa Tounès, le parti fondé par le chef de l’État qui domine la
coalition gouvernementale – en association avec le parti islamiste
Ennahdha – et constitue à ce titre le
principal vivier du personnel gouvernemental. Lors de sa naissance
en 2012, Nidaa Tounès était censé regrouper les « modernistes » et « laïcs » face à la menace
que faisait peser l’essor de l’islamisme sur le réformisme sociétal
(notamment les droits des femmes) hérité de l’ère bourguibienne.
Quatre
courants cohabitaient en son sein : la gauche, les syndicalistes, les
indépendants et les destouriens. Or dès que l’hypothèque d’une exclusion des
ex-RCDistes de la vie politique a été levée en 2014, ces derniers ont
massivement investi les instances dirigeantes de Nidaa Tounès. « On les a subitement vus débarquer à ce
moment-là. Ils nous ont
foutus dehors », se souvient un expert de sensibilité
« centriste » chargé de travailler sur le programme du
parti. « Nidaa Tounès a joué
comme une formidable machine à reconversion », résume un observateur.
De la confrontation à l’accommodement
Cette
« reconversion » devrait même s’approfondir alors qu’approchent les
élections municipales, prévues en mai. Les réseaux locaux de l’ex-RCD, qui
avait tissé au tréfonds de la
Tunisie un maillage très serré de contrôle social, sont en
passe d’être réactivés après être entrés en sommeil dans la foulée de la
révolution. Nidaa Tounès s’y emploie sous la houlette de son directeur
exécutif, Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l’Etat, dont l’entourage est
dominé par d’ex-RCDistes. « Hafedh
Caïd Essebsi joue beaucoup sur les barons territoriaux de la machine de
l’ex-RCD », ajoute l’observateur. D’autres formations
concurrentes, telles Machrou Tounès de Mohsen Marzouk ou Al-Moubadara de Kamel
Morjane, se livrent à la même entreprise de séduction. Les ex-RCDistes, prisés
pour leur implantation locale, sont « dragués » de toutes parts.
Le
retour en grâce des cadres de l’ex-RCD au sommet de l’Etat n’est toutefois pas
seulement le fait de Nidaa Tounès. Il doit aussi beaucoup à la bonne volonté du
parti islamiste Ennahdha qui dominait la coalition gouvernementale (la
« troïka ») de la fin 2011 au début 2014. Déstabilisé par la montée
de l’hostilité à l’islam politique à partir de l’été 2013 – autant
dans les pays environnants qu’en Tunisie même – Rached Ghannouchi, le président
d’Ennahdha, a effectué un virage à 180 degrés. Il est passé de la confrontation
à l’accommodement à l’égard des héritiers de l’ancien régime. Les islamistes
tunisiens, qui avaient pourtant durement souffert de la répression sous Ben
Ali, sont devenus subitement des adeptes de la « réconciliation ». Ainsi M. Ghannouchi a-t-il pesé
de tout son poids en 2014 pour imposer à sa base militante,
récalcitrante, l’enterrement du projet d’exclusion de la vie politique des
ex-RCDistes, dont son parti était pourtant l’initiateur.
« Dès lors qu’il s’agit de les aider à
rallier le nouvel ordre démocratique post-2011, ce n’est pas un problème
pour nous », explique Saïd Ferjani, membre du bureau politique
d’Ennahdha. En face, nombre de ces « ex » louent la bonne disposition
des islamistes. « J’ai rencontré
M. Ghannouchi et on a convenu d’oublier le passé, raconte
Mohamed Ghariani, l’ex-secrétaire général du RCD. Cela a permis de faciliter la réconciliation. Le discours
d’exclusion contre nous demeure maintenant circonscrit à l’extrême
gauche. »
Capitalisation sur le désenchantement
Les
politesses entre M. Ghariani et les islamistes d’Ennahdha n’ont toutefois pas
été du goût d’autres franges de la « famille destourienne » – comme
les ex-RCDistes préfèrent s’appeler – qui y voient une forfaiture. C’est le cas
du Parti destourien libre (PDL), la frange la plus dure de la mouvance qui n’a
jamais admis la réalité de la révolution de 2011. « Il y a eu des tensions sociales légitimes à l’époque,
mais cela ne suffit pas à en faire une révolution, explique Abir
Moussi, la présidente du PDL. Pour
nous, il s’agit d’une manipulation intérieure et peut-être d’un complot
étranger. » Aux yeux de Mme Moussi, avocate qui
défendit les intérêts du RCD après sa dissolution, ses anciens amis partisans
d’un dialogue avec Ennahdha ne sont que des « traîtres ».
« Ils ne sont que des opportunistes qui cherchent à se
refaire une virginité en se faisant l’avocat des islamistes »,
dénonce-t-elle. Le PDL de Mme Moussi, qui revendique 20 000 membres,
assure être la seule formation à « défendre
les fondamentaux de l’Etat bourguibien tout en restant ouvert sur
l’avenir ». La famille destourienne est aujourd’hui éclatée,
mais sa nouvelle assurance sur la scène politique, capitalisant sur le
désenchantement socio-économique ambiant, ne manquera pas d’avoir un impact sur
l’air du temps en Tunisie. L’effet s’en fait d’ailleurs déjà sentir.
Si le
nouvel arsenal législatif a permis de réduire considérablement les pratiques
répressives du régime de Ben Ali, les mauvais traitements sont encore courants.
C’est
un jeune d’un quartier populaire du Grand-Tunis, silhouette longiligne vêtu
d’un sweat-shirt sportif. Il a l’avant-bras plâtré et l’on devine à une bosse
sur l’attelle que le poignet a dû déboîter. Appelons-le Ahmed, un nom d’emprunt
car le jeune homme de 23 ans préfère rester anonyme, prudence
oblige. « Je suis sous le choc, soupire-t-il, le regard encore étonné. Je n’arrive toujours pas à
comprendre pourquoi ils m’ont frappé aussi violemment, comme si j’étais un
terroriste. »
C’était
début janvier. Ahmed avait été interpellé au petit matin par une patrouille de
police qui le soupçonnait d’avoir commis un larcin. Il reconnaît d’emblée
les faits. Oui, il a bien brisé la vitre d’une voiture et subtilisé
ce qu’il y a trouvé à l’intérieur : un cric et les papiers du véhicule.
Les policiers lui enjoignent de les conduire à l’endroit où il a
caché les objets volés. Ahmed les amène au bord d’une voie ferrée. Le petit
butin est retrouvé. Et là, le passage à tabac commence. « Je hurlais de douleur, je pleurais, l’os de mon
poignet s’était déboîté mais ils continuaient à me frapper, à coups de poing, à
coups de pied. » Puis ils l’embarquent au poste. Les coups
pleuvent à nouveau dans le fourgon. Et les violences se poursuivent dans les
locaux du commissariat. L’un des agents le frappe avec un bâton et quand
celui-ci se brise sur l’épaule d’Ahmed, il va chercher le manche
d’une pelle.
« C’est le quotidien »
« C’est le quotidien dans les quartiers
populaires », soupire Ahmed. Finalement, le jeune homme
passera trois semaines en détention préventive avant d’être relâché, le tribunal
l’ayant condamné à six mois de prison avec sursis. Maintenant, il cherche
à obtenir justice. Il veut porter plainte contre les
policiers qui se sont ainsi acharnés sur lui. Au regard des autres dossiers de
ce type déposés auprès de la justice, restés lettres mortes, les chances
d’Ahmed sont plutôt maigres mais il y croit.
C’est
l’une des ombres de la transition démocratique tunisienne : la permanence
de l’arbitraire policier sept ans après la révolution. C’est surtout un sujet
sensible, éminemment délicat, dont l’évocation suscite agacement et gêne chez
nombre d’interlocuteurs institutionnels. Dans un pays si soucieux de son
« image » à
l’étranger, où certains médias locaux s’offusquent promptement de
tout ce qui peut « entacher »
la réputation de la Tunisie, – par ailleurs excellente sur la scène
internationale – les militants de droits de l’homme enquêtant sur le bilan
contrasté en matière d’Etat de droit n’ont souvent pas bonne presse. Depuis la
sanglante année 2015, marquée par une série d’attaques aussi spectaculaires que
meurtrières (musée du Bardo, plage de Sousse, bus de la garde présidentielle)
revendiquées par l’organisation Etat islamique, la montée du discours
sécuritaire – dans les institutions comme dans l’opinion – a rendu plus difficile
la tâche de ceux qui continuent de documenter les excès et abus des
forces de l’ordre.
Car
ces derniers n’ont pas disparu comme par enchantement avec la révolution. Le
fossé reste grand entre les textes et la pratique. Depuis 2011, bien des
progrès ont été réalisés dans l’arsenal législatif. L’un de ces acquis a été la
mention, dans la
Constitution de 2014, de l’« imprescriptibilité » du crime de torture. Un
autre a été l’adoption en février 2016 d’une loi amendant le Code de
procédure pénale pour imposer la présence d’un avocat dès le début d’une
garde à vue, une réforme louée par le bureau tunisien de Human Rights Watch
comme « une avancée
significative ». D’autres organisations des droits humains à
Tunis avaient aussi applaudi. La mesure était d’autant plus attendue que nombre
des mauvais traitements sont commis dans les commissariats dès les premières
heures de la garde à vue.
« Excès de zèle »
L’assaut
subi par Ahmed dans son quartier du Grand-Tunis montre pourtant que les
pratiques policières n’ont pas évolué aussi vite que la loi. Et l’affaire est
loin d’être anecdotique. Les chiffres sont difficiles à obtenir en matière de
tortures et de mauvais traitements mais les organisations des droits de l’homme
les estiment à « plusieurs
centaines de cas » depuis la révolution. « On ne peut
plus parler de politique d’Etat,
de politique systématique comme sous le régime de Ben Ali, explique
Camille Henry, la responsable du plaidoyer au bureau de Tunis de l’Organisation
mondiale contre la torture (OMCT). Il s’agit
toutefois des pratiques persistantes avec une tendance à l’arbitraire. »
A
défaut d’un « système »,
obéissant à une logique politique et visant des groupes cibles – comme
pouvaient l’être les militants d’Ennahdha (parti « islamiste »)
sous Ben Ali – c’est plutôt une « culture » qui
perdure dans les commissariats, un atavisme d’une corporation policière peu
habituée à rendre des comptes à d’autres que ses propres chefs. En
haut lieu, on minimise le phénomène en évoquant des « cas isolés » à mettre sur
le compte d’un « héritage de la
dictature » qui se résorbera au fil du temps. Quant aux
syndicats policiers, ils insistent sur la difficulté des conditions de
travail des agents sécuritaires alors que la menace terroriste reste vive
en Tunisie. Le décès d’un policier, le 2 novembre 2017, poignardé par un
islamiste radical devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), avait
soulevé une profonde émotion, confortant les partisans d’un durcissement des
dispositifs sécuritaires. Dans ce contexte, l’attention portée aux
victimes des violences policières rencontre un écho très assourdi. « S’il y a des abus, il ne s’agit que d’excès de
zèle personnels mais rien de plus », résume le responsable
d’un syndicat policier.
Dans
ce contexte, les plaintes déposées par les victimes aboutissent très
rarement. « L’impunité
persiste », se désole Halim Meddeb, avocat et expert
auprès du bureau de Tunis d’Avocats sans frontières (ASF). Depuis la
révolution, une seule condamnation pour torture a été prononcée, le
25 mars 2017, à l’encontre de quatre agents dans une affaire remontant à
2004. La victime ayant finalement accordé son pardon, les policiers ont
bénéficié durant l’appel d’une réduction de leur peine à deux ans
d’emprisonnement avec sursis. Dans son survêtement sportif, le jeune Ahmed,
lui, entend bien se battre. Il n’est pas prêt d’oublier cet instant où,
dans les locaux du commissariat de son quartier du Grand-Tunis, son bourreau
est allé chercher un manche de pelle pour poursuivre son œuvre.
Les premières
élections municipales depuis la révolution de 2011 sont censées se tenir au printemps.
Elles doivent permettre de concrétiser la transition démocratique.
Hafaoua Maaloul balaie
du regard la rue qui mène à la mosquée, minaret dressé vers un ciel bleu
d’hiver. « Regardez dans quel
état est la voirie », déplore-t-elle. Fonctionnaire du
ministère des affaires religieuses, Mme Maaloul est surtout une « citoyenne » engagée dans
la vie locale, une battante de l’amélioration du cadre de vie de sa commune de
Menzel Jemil, située aux confins de Bizerte (nord).
La voilà qui pointe d’un
index désolé les brèches dans l’asphalte, les traînées de cailloux nappant la
chaussée et les bords défoncés, véritable champ miné pour les véhicules. Et
quand il pleut, c’est tout ce pâté de maisons autour de la rue
d'Italie qui se transforme en déversoir d’eau boueuse. « J’ai obtenu que la commune s’en occupe »,
se réjouit Mme Maaloul. Lors des travaux du « budget participatif », séance du conseil
municipal à laquelle la population est conviée à émettre des
suggestions, elle a réussi à convaincre les responsables locaux d’inclure
le quartier de la rue d’Italie dans leur programme de réhabilitation urbaine.
Le chantier de la
démocratie locale en est à ses balbutiements en Tunisie. Les élections
municipales prévues le 6 mai, les premières depuis la révolution de 2011,
devraient permettre de donner une
dimension communale à une transition démocratique parfois un peu abstraite.
Après deux scrutins parlementaires (en 2011 et 2014) et un scrutin
présidentiel (en 2014), l’électorat va enfin se prononcer sur des
enjeux de proximité. « Cela
permettra d’enraciner la démocratie », se félicite Nouredine
Taïeb, un collègue de Hafaoua Maaloul. La consultation portera sur 350
municipalités. Du scrutin de liste émergeront 7 212 élus. Le paysage
politique en Tunisie en sera nécessairement bouleversé.
Depuis la révolution, la
vie locale était saisie de torpeur. Des « délégations spéciales »
composées de citoyens non-élus et dirigées par un sous-préfet – le
« délégué » – ont remplacé les conseils municipaux élus sous
l’ex-dictature de Ben Ali mais dissous après la révolution. Dépourvues de
légitimité populaire et installées à titre provisoire, ces délégations sont bien incapables d’imprimer
une dynamique au développement local.
« Elles
s’occupent surtout du quotidien : le nettoyage, l’éclairage public, la
voirie », résume Mourad Ben Amira, un ingénieur en télécommunication qui
s’apprête à constituer une liste pour le scrutin du 6 mai. Et quand elles
engagent des investissements, elles le font sur une séquence annuelle alors que
les plans sont d’ordinaire quinquennaux.
Urgence d’encourager des projets
économiques
En théorie, le scrutin
du 6 mai devrait permettre de s’arracher à ce long sommeil municipal. A
l’heure où la question sociale, et en particulier le chômage des jeunes, est
explosive en Tunisie, les attentes de la population se cristallisent autour de
l’urgence d’encourager des projets économiques. « Cette démocratie locale devrait
motiver les gens », espère Mohamed Rebai, un militant
associatif. Elle devrait surtout étoffer les ressources de municipalités
aujourd’hui bridées dans leurs capacités de financements. « Une fois les conseils dotés d’une légitimité
démocratique, ils pourront plus facilement percevoir des taxes
locales », insiste Mohamed Ben Jeddou, le délégué de Menzel
Jemil.
Bien des hypothèques
demeurent néanmoins. Le code des collectivités locales, qui fixe la répartition
des pouvoirs entre l’Etat, les communes et les régions (celles-ci seront mises
en place à une date ultérieure), n’a pas encore été adopté par l’Assemblée des
représentants du peuple. Or il constitue un préalable.
La transparence du
processus électoral est une autre source d’interrogation. L’Instance supérieure
indépendante pour les élections (ISIE), qui avait supervisé avec succès le
double scrutin législatif et présidentiel de 2014, sort à peine d’une crise qui
l’a profondément déstabilisée. En mai 2017, son président, Chafik Sarsar,
un professeur de droit très respecté pour son intégrité, a démissionné,
invoquant des conflits internes « touchant
aux valeurs et aux principes sur lesquels se fonde la démocratie ».
Deux autres dirigeants
de l’instance l’avaient alors suivi dans sa décision. Selon une source proche
des démissionnaires, des forces partisanes – non précisées – ont mené « une tentative de déstabilisation pour
mettre la main sur l’ISIE ». Six mois après le choc de sa
démission, M. Sarsar a confié au Monde que « des
forces cherchent à remettre en cause les acquis de la révolution ».
A ces tentatives d’OPA
politique sur l’instance s’ajoutent de nombreux dysfonctionnements de type
administratif. Des agents de l’ISIE étaient en grève mardi 30 janvier pour
défendre leurs droits statutaires qu’ils estiment malmenés par la
direction. Dans de telles conditions, l’instance pourra-t-elle vraiment superviser la
transparence du scrutin du 6 mai ? Pourra-t-elle se
porter garante de la sincérité du vote ?
« Il n’y a pas d’avenir ici »
Ce climat de
manœuvres plus ou moins obscures pèse déjà sur l’état d’esprit de l’électorat.
Quatre ans après le double scrutin présidentiel et législatif de 2014, le
marasme social et économique
persistant, à rebours des belles promesses de campagne, nourrit au sein d’une
frange de la population un profond cynisme à l’égard de l’exercice
démocratique. « Moi, je n’irai
pas voter, ils sont tous des menteurs », clame Driss Ben
Saber, le gérant d’un café de Menzel Jemil.
Cheveux gris
frisottés, lunettes calées sur le front, le quinquagénaire peste contre le
bilan de sept ans de révolution. « Le
peuple est fatigué, gronde-t-il. Mes deux filles diplômées sont au chômage. Les prix flambent. Il
n’y a pas d’avenir ici. Regardez, la moitié de la population de Menzel Jemil a
déjà migré à l’étranger. » Mais la démocratie ? Il
se gausse : « Ce n’est pas
avec un kilo de démocratie que je pourrai faire mes courses. »
Il faut
prendre très au sérieux les propos définitifs de Driss Ben Saber.
Le chantier de la démocratie locale s’annonçait déjà ardu. Une éventuelle
abstention massive au scrutin du 6 mai le compliquerait davantage.
L’émergence d’une société civile combative est l’un des acquis les plus précieux de la révolution de 2011. L’Etat est tenté de reprendre la main mais doit opérer avec prudence.
C’est la jeunesse universelle au cœur de Tunis. Un sous-sol où l’on gratte la guitare, bonnet de laine couleur rasta et volutes de fumée. Un escalier aux murs ornés de photos de James Dean, de Marylin Monroe ou des Beatles. Un rez-de-chaussée où les serveurs chaloupent entre grappes de copains attablés, cheveux libres pour les filles, barbe bohème pour les garçons. Et sur le trottoir aux menues tables bancales, il y a Mohamed Guediri, Ghassene Yahyaoui et Hamdi Toukabri, trois jeunes tunisiens qui ont accepté de parler des rêves de leur âge, de leurs inquiétudes aussi.
Le Ben’s est logé juste en face de la grande synagogue du quartier Lafayette, l’un des plus affairés du centre de la capitale. C’est la fin de l’après-midi. On entend la sirène du tramway, les cris des potaches à la sortie des écoles et bien sûr, s’échappant du soupirail du Ben’s, les vocalises des musiciens du sous-sol. « La jeunesse, c’est l’atout de la Tunisie » sourit Mohamed Guediri. « Toute cette imagination, cette inspiration, cet espoir… Je suis hyper optimiste. »
Foudroyé par une balle de sniper
Cheveux ras et joues mangées d’une fine barbe, le jeune homme de 27 ans n’a pourtant rien d’un candide. Avoir vu un ami foudroyé à ses côtés par une balle de sniper le 13 janvier 2011, la veille de la chute de l’ex-dictateur Ben Ali, l’a définitivement vacciné contre l’ingénuité. Mohamed était alors un rappeur révolutionnaire, aux avant-postes de l’agitation. Sept ans après, il est un militant de la société civile de cette jeune Tunisie démocratique. « Mon engagement, dit-il, c’est pour rendre hommage à mon ami tué en 2011 ».
Cité’Ness, l’association qu’il préside, mutliplie les projets d’activités sociales, culturelles et économiques au sein de la jeunesse. Parmi ceux-ci : un atelier de formation au court-métrage pour des jeunes en difficultés dans le quartier populaire de Douar Hicher ; ou des prestations de théâtre de rue sur l’avenue Bourguiba, la principale artère de Tunis qui court de la Médina au bord de mer.
C’est là une des forces de cette Tunisie qui, entre percées audacieuses et tentations du recul, éprouve sa liberté fraîchement conquise. Avec un vivier de près de 20 000 associations – dont 5 000 seulement sont réellement actives – la société civile tunisienne est d’un dynamisme qui n’en finit pas d’étonner les observateurs de passage. Elle est l’une des heureuses nouvelles de la révolution de 2011. « Les temps ont changé, insiste Mohamed.Regardez cette liberté d’expression ! Sous Ben Ali, nous n’aurions pas pu ainsi discuter dans un endroit public. »
Aspirations déçues
Aux côtés de Mohamed sur la terrasse du Ben’s, Hamdi Toukabri, alias « Ryder », est coiffé d’une gigantesque casquette et porte une barbe de hipster. Il est DJ, l’un de fondateurs de Downtown Vibes, un « collectif » qui a commencé à se produire sur les toits d’immeuble, mêlée musicale sous les étoiles, avant de se faire une place dans les boîtes. Le troisième de la bande, Ghassène Yahyaoui, alias « Gaston », bonnet gris enfoncé jusqu’aux oreilles, est aussi un des animateurs de Downtown Vibes.
Le trio porte un jugement plutôt pondéré sur l’évolution de leur pays. Ils brûlent de mille aspirations souvent déçues, sur la question de l’emploi par exemple, mais ils font la part des choses. « Après plus de cinquante ans de dictature, l’arrivée de la démocratie a été un choc, explique Ghassène-Gaston. C’est parti dans tous les sens. Il faut être patient, cela prend du temps. » Mohamed Guediri opine : « Construire quelque chose de solide ne se fait pas du jour au lendemain. » Sont-ils inquiets des fâcheux signaux, ici et là, qui semblent trahir l’intention de certains pans de l’appareil d’Etat de resserrer les vis ? Ces signaux-là ne leur plaisent guère, eux qui bénéficient au premier chef de ces espaces de liberté arrachés après 2011, mais ils ne croient pas au risque d’un retour à l’ancien régime. « Il n’y aura pas de retour en arrière, s’exclame Ghassène-Gaston. Le peuple tunisien s’est réveillé, il n’acceptera jamais un retour de la dictature. »
Reprendre la main sur la société civile
Ces fâcheux signaux, Mohamed les perçoit bien dans la vie associative. Si Cité’Ness ne rencontre aucune difficulté dans ses activités, il revient à ses oreilles qu’il devient de plus en plus difficile de créer de nouvelles associations. « Les candidats se voient objecter par l’administration que d’autres associations travaillent déjà sur le même secteur. » Le climat s’est légèrement brouillé. Depuis deux ans, le gouvernement explore la possibilité d’amender dans un sens restrictif le décret-loi 88 datant de 2011 qui a libéré l’espace associatif en Tunisie. Officiellement, il s’agit de mieux détecter, et donc d’interdire, les associations pouvant servir de canal de financement du terrorisme, une préoccupation qui a gagné en acuité à la suite de la sanglante année 2015 marquée par de nombreux assauts jihadistes.
« Le gouvernement reconnaît que la société civile est une richesse pour la pérennité du processus démocratique, rassure Mehdi Ben Gharbia, le ministre en charge des relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et les organisations des droits de l’homme. Mais il existe des craintes sur des financements étrangers. Nous demandons juste qu’ils soient rendus publics, nous demandons la transparence. »
Repli tactique
L’argument ne rassure pas complètement les associations, notamment celles qui jouent un rôle de lanceurs d’alerte. A leurs yeux, le projet de réforme du décret-loi 88 semble avant tout motivé par le souci de l’Etat, ou en tout cas de certaines de ses structures, de reprendre la main sur une société civile devenue trop incisive. « Cette histoire de financement du terrorisme est une fausse excuse car il existe déjà des lois contre le blanchiment d’argent, affirme Selim Kharat, président d’Al-Bawsala, une organisation qui milite pour plus de transparence dans la vie publique. Le fond du problème, c’est que cette société civile a pris trop de place aux yeux de certains. »
Face à la levée de bouclier d’une partie du monde associatif, le gouvernement a opéré un repli tactique. La réforme du décret-loi 88 est provisoirement mise sous le boisseau. « Il faut prendre le temps, y aller doucement pour convaincre les plus réticents », indique Mehdi Ben Gharbia.
Sur la terrasse du Ben’s, le trio de copains est maintenant rejoint par Wissal Bettaibi, chevelure de jais lui roulant dans le cou. Professeure d’anglais dans une école privée, Wissal sort juste d’un cours, un peu essoufflée. Quand on l’interroge sur son état d’esprit face à l’évolution de la Tunisie, elle répond : « Optimiste hésitante ». Hésitante ? « L’énergie de la jeunesse tunisienne me donne beaucoup d’espoir, explique-t-elle. Mais la politique m’inquiète. Les choses ne sont pas très claires. » Et il y a ce chômage des jeunes, persistant. « J’ai des amis qui sont au chômage depuis dix ans, précise-t-elle. Il y a eu tant de fausses promesses ». Malgré tout, elle continue d’« y croire ». La preuve : elle avait une occasion de terminer ses études – un master d’anglais – au Canada mais elle a préféré rester au pays. « On est bien ici malgré toutes les difficultés. Et en plus, elle est belle notre Tunisie. »