L'activisme des Frères musulmans en Europe, porte ses fruits
; puisque les européens sont bousculés dans leur certitude jusqu'à craindre
pour leur "identité chrétienne", et les populistes surfent sur l'islamisme pour raviver les débats identitaires et les guerres de religions ! Ce qui fait le beurre des extrémistes et des islamophobes comme Éric
Zemmour, l'algérien de confession juive, qui craint que la France soit un jour
présidée par un musulman ; puisque son père craignait déjà que les
algériens musulmans dominent l'assemblée nationale, à cause de leur natalité
galopante, quand l'Algérie était encore française ; jouant le rôle de
l'idiot utile pour le FN à l'antisémitisme bien affiché.
R.B
Reformatage du religieux, défense identitaire,
tentation populiste... Dans un essai percutant, Olivier Roy interroge les
non-dits du débat sur l'islam. Quelle est la place de la religion et du
christianisme dans nos sociétés sécularisées ? Entretien exclusif, dans sa
version intégrale.
Marie Lemonnier pour l'Obs : Dans le
prolongement de vos travaux sur la déculturation de la religion entamés avec
«la Sainte Ignorance » (2008), votre nouvel essai, « L'Europe est-elle
chrétienne ?» (Seuil), affronte un débat virulent et récurrent ces dernières
années. On se souvient des controverses sur l'inscription des racines
chrétiennes dans la constitution européenne de 2004 ou des discours enflammés
de Nicolas Sarkozy sur l'identité. Quelle était votre démarche ?
Olivier Roy : Dans ce livre, je reprends les questions que je traite depuis longtemps, mais à l'envers en quelque sorte : on dit que l'islam n'est pas compatible avec les valeurs européennes. Mais de quelles valeurs parle-t-on ? Qu'opposons-nous à l'islam ?
On avance en général deux formes
d'incompatibilités. La première revient à opposer l'islam aux valeurs libérales
(sécularisme, féminisme et droits des LGBT). La deuxième consiste à lui
objecter « l'identité chrétienne » de l'Europe. Or, les valeurs défendues par
l'Eglise catholique sont à l'opposé des valeurs libérales. Sur ces questions
importantes que sont la liberté d'expression et le blasphème, l'égalité entre
les sexes, le genre..., les chrétiens croyants sont finalement beaucoup plus
proches des musulmans. De plus, ce ne sont pas les musulmans qui sont descendus
dans la rue pour combattre le mariage pour tous. Comment donc défendre une
identité chrétienne en ignorant superbement le conflit entre valeurs
chrétiennes et valeurs européennes libérales ?
Marie Lemonnier : Après un stimulant retour historique sur la formation politique de l'Europe chrétienne, vous datez l'origine de ce clivage non pas aux Lumières, comme on le fait souvent, mais aux années 1960.
Olivier Roy : Les Lumières sont importantes bien sûr,
mais pas pour ce que l'on croit. Avec les Lumières, on change de modèle
métaphysique, et même de modèle ontologique, car c'est une autre manière de
fonder la vérité, mais on ne change pas de système moral. Jusqu'aux années
1960, la laïcité, c'est du christianisme sécularisé ; tant les valeurs que la
vision anthropologique de la famille sont partagées. Quand les pères fondateurs
de l'Europe, Robert Schuman, De Gasperi ou Adenauer lancent leur entreprise, il
est évident pour eux que la culture européenne était un christianisme
sécularisé ; l'inscrire aurait été une redondance à leurs yeux. (Et si on veut
aujourd'hui rappeler une évidence, c'est justement qu'il n'y a plus
d'évidence...)
En revanche, les années 1960 marquent une
rupture fondamentale. Non seulement on rejette les valeurs traditionnelles mais
on change véritablement de modèle anthropologique (la famille, la sexualité, la
femme). C’est un tournant comparable à l’impact de la Réforme au XVIème
siècle.
Avec 68, la liberté de la personne
l'emporte désormais sur toutes les normes transcendantes ; il n'y a plus de
morale naturelle partagée. Les nouvelles valeurs fondées sur l'individu
désirant ne sont plus des valeurs chrétiennes sécularisées, elles sont même
explicitement rejetées par l'Eglise, dès juillet 1968, avec la parution de
l'encyclique « Humanae Vitae » de Paul VI, qui défend une position maximaliste
interdisant toute pratique sexuelle non destinée à la procréation. N'étant plus
ni communes ni comprises, les valeurs chrétiennes reviennent alors sous forme
de normes explicites – l'implicite n'est plus possible. A partir de ce
moment-là, la « zone grise », c'est-à-dire la gamme de chrétiens situés entre
croyants purs et durs et athées, disparaît. La déchristianisation succède à la
sécularisation.
La crispation de l'Eglise se fixe alors
sur la question de ce qu'elle appelle la « vie » : elle va systématiquement
s'opposer à la contraception, à l'avortement, au mariage homosexuel, à la
procréation assistée..., alors que ces sujets sont petit à petit entérinés par
la société civile d’abord et le droit ensuite. Dans toute l'Europe, qu'elle
soit protestante ou catholique, les valeurs de 68 progressent. A partir de
Jean-Paul II, l'Eglise le dit elle-même clairement : la culture dominante
en Europe est une culture « païenne ». Le problème, c'est que fait-on quand ces
mêmes païens disent « je suis chrétien » ?
Marie Lemonnier : Que signifie le fait de se revendiquer ainsi « chrétien » ou d'affirmer « l'identité chrétienne » de l'Europe quand même l'Eglise ne la reconnaît plus comme telle ?
Olivier Roy : Mettre en avant « l'identité chrétienne »
sans les valeurs chrétiennes a pour seul objectif de rejeter l'islam. D'abord
l'islam de l'intérieur, qui surgit à la fin des années 1980 avec l'affaire du
voile en France, quand l'immigré devient un musulman. Et puis l'islam de
l'extérieur, avec la candidature de la Turquie à l'Union européenne en 1987,
qui, bien qu'elle n'ait jamais eu la moindre chance, constitue un beau
repoussoir fantasmatique. Si une partie des députés européens proposèrent de
mentionner les racines chrétiennes de l'Europe dans la Constitution, ce fut
précisément pour exclure la Turquie, qui pourtant, à l'époque, était la Turquie
kémaliste laïque qui avait interdit le voile à l'université.
Aujourd'hui, la plupart des gens qui se
déclarent « chrétiens » dans les sondages non seulement ne pratiquent pas mais
très souvent ne partagent pas les éléments essentiels de la religion. (Question
1 : « Etes-vous chrétien ? Oui. » Question 2 : « Croyez-vous
en Dieu ? Non. »). C'est une référence purement identitaire.
"Les populistes
sont pour l'identité, pas pour la religion"
Marie Lemonnier : On sait que les réseaux évangéliques ont permis l'élection de Trump aux Etats-Unis ou de Bolsonaro au Brésil. En Europe, la tentation populiste gagne aussi les rangs des chrétiens. En France, on a vu la digue de l'Eglise catholique contre l'extrême droite commencer à céder aux élections de 2015. Dans ce livre, vous les mettez en garde : la religion est toujours perdante à l'alliance avec les populistes, dites-vous.
Olivier Roy : Oui, parce que si les populistes défendent
« l'identité chrétienne » dans leur discours, leurs valeurs n'ont rien de
chrétien. Ce ne sont surtout pas des puritains ou des partisans d'un retour de
l'ordre moral, on fait souvent l'erreur. Prenez par exemple Renaud Camus,
figure d'une certaine extrême droite conservatrice qui tient des conférences
sur le « grand remplacement » où les catholiques accourent, c'est un pur
produit du narcissisme esthète et jouisseur des années 1960 ; quand il explique
son islamophobie par sa déception envers ses amants maghrébins : on est loin de
la comtesse de Ségur. L'iconographie de Matteo Salvini, le ministre de l'intérieur
italien, est très sexualisée : il apparaît toujours flanqué d'une belle blonde
qui n'est pas sa femme, si possible en maillot de bain.
Le grand malentendu, c'est que les
populistes sont pour l'identité, pas pour la religion. Ils parlent d'Europe
chrétienne comme un code pour dire qu'elle n'est pas musulmane, sans être
capable de lui donner beaucoup de contenu au-delà du pique-nique saucisson-vin
rouge. « L'identité chrétienne » est bien en cela la caricature du
christianisme.
Une partie de l'Eglise espère néanmoins
que les populistes mettront en place des lois qui ramèneront la religion et ses
normes. C'est un très mauvais calcul. Car les gens votent populiste contre les
élites, Bruxelles et l'islam, pas pour le retour à la famille traditionnelle.
Mais en plus, on ne ramène pas une religion par des lois : l'esprit ne suit pas
la loi, il précède la loi. Vouloir l'imposer par la norme, c'est casser le
mouvement spirituel. On constate déjà une baisse de fréquentation des églises
évangéliques américaines, conséquence à mon sens de leur hyper-politisation. De
même qu'en Pologne, qui compte le plus grand taux de catholiques messalisants
en Europe et où le parti ultra-conservateur du PiS fait 31%, le nombre de
séminaristes commence à fléchir.
Il faut par ailleurs noter que,
contrairement aux Etats-Unis où les populistes sont chrétiens (ce sont
effectivement les communautés de foi pures et dures qui ont fait élire Trump),
les partis populistes européens ne sont pratiquement plus chrétiens. Autrement
dit, si la locomotive populiste américaine est chrétienne, en France elle ne
l'est pas, les chrétiens peuvent juste raccrocher un wagon. Les populistes sont
donc les seuls bénéficiaires de ces alliances.
Marie Lemonnier : Vous consacrez un
chapitre important au traitement réservé à la religion en Europe par le biais
des lois et des tribunaux. Et vous observez que toutes les actions menées ces
dernières années, le plus souvent dans l'intention de séculariser l'islam,
aboutissent à remettre en cause la place du religieux en général et à accélérer
la déchristianisation de l'Europe. Par quel processus ?
Il y a deux manières de traiter le
religieux. La première consiste en effet à prendre des mesures contre l'islam
qui s'appliquent finalement à toutes les religions : c'est l'exclusion du signe
religieux, qui correspond à la vision laïque à la française. L'interdiction du
voile s'étend à la kippa et à la soutane, celle du hallal au casher... Marine
Le Pen le dit très bien : « Je dis à nos amis juifs et catholiques, si,
pour empêcher le voile, vous devez renoncer à vos propres signes religieux,
faites-le. » Pour lutter contre l'islam, on accentue la
sécularisation.
La deuxième approche, plus propre à
l'Allemagne et à l'Italie, consiste à se référer à la tradition et à l'histoire
pour dire qu'il n'y a pas symétrie entre les religions : au regard du passé
européen, le signe chrétien bénéficie d'un droit de présence que n'a pas le
signe musulman. Sauf que là aussi, on sécularise le signe religieux, puisque
chaque fois que l'inégalité de traitement en faveur du christianisme est
défendue par la Cour européenne des Droits de l'homme, c'est toujours en
réduisant le signe chrétien à un pur marqueur culturel.
Marie Lemonnier : Vous parlez même d'une «
éviscération du spirituel ».
L'exemple type c'est la croix. La présence
de crucifix dans les salles de classe italiennes a été validée par la Cour mais
en tant que signe purement culturel dénué de prosélytisme. L'Etat italien a
donc gagné, mais les évêques ont de bonnes raisons de s'inquiéter de cette
assimilation d'un symbole religieux à une sorte de gadget culturel. Le cardinal
Marx, archevêque de Munich, a d'ailleurs rappelé au gouvernement bavarois qui
vient d'imposer le crucifix à l'entrée des bâtiments publics, que «la
croix n'est pas un signe culturel mais un signe de foi ».
Donc les deux grandes tendances actuelles
en Europe sont l'exclusion du religieux de l'espace public par l’évolution du
sécularisme vers une laïcité idéologique et la folklorisation du christianisme
sous le nom d’« identité chrétienne». En France, cette folklorisation est à son
apogée à Béziers, avec Robert Ménard, qui fait installer des crèches dans la
mairie et bénir les corridas.
Marie Lemonnier : Comment comprendre le
ralliement de certains intellectuels catholiques, comme Pierre Manent ou Rémi
Brague, à la tendance identitaire de l'Eglise ? Vous dites qu'ils confondent « culture
» et « religion ».
Parce qu'ils sont pour un retour à
l'affirmation culturelle du religieux. Et en ce sens, ils sont favorables aux
populistes qui agitent des crucifix comme des signes identitaires. Ce qui est
totalement suicidaire. Ils le justifient par deux arguments. D'abord, pour eux,
un signe peut être à la fois culturel et religieux, ce n'est pas
contradictoire, et je suis tout à fait d'accord... sauf quand il se réfère à
deux systèmes de valeurs différents. Si la raison pour laquelle on met le
crucifix n'a plus rien à voir avec les valeurs de l'Eglise, comme dans les
chasses anti-migrants, c'est contradictoire. Le ministre-président de Bavière,
qui est croyant, sait très bien qu'il ne peut pas dire qu'il impose le crucifix
dans les bâtiments publics pour rappeler l'amour du prochain puisqu'il présente
une loi anti-immigrés en même temps. Donc il dit : « C'est le symbole
de notre histoire et des normes de notre société. » La religion est
ainsi déculturée. De plus, une fois que le pape Benoît XVI a lui-même déclaré
que « la culture de l'Europe est païenne », le raisonnement de la
religion référence ne marche plus. Elle ne peut pas être « païenne » et « chrétienne
» en même temps.
Leur deuxième argument est pascalien : si
on vit dans un bain de culture chrétienne, on finira pas être chrétien.
Seulement, cela ne marche pas comme cela, on a vécu 1.500 ans dedans et on
est sorti du christianisme !
Marie Lemonnier : Vous écrivez, du reste,
qu’ « on ne revient jamais en arrière dans la déchristianisation». Cette idée
d'opérer un « Mai-68 à l'envers » ou « une contre-révolution conservatrice »,
brandie par une jeune garde catholique de droite, tiendrait-elle de la chimère
selon vous ?
Ces jeunes néo-réacs, plutôt brillants
mais passablement sophistes, écrivent dans « Causeur » ou sur FigaroVox sur le
thème de la critique des droits de l'homme, du retour de la vérité et donc de
la religion... Ils occupent les médias avec le fantasme qu'à force, leurs idées
finiront par descendre dans le peuple. Seulement ce n'est pas parce qu'ils
peuvent parfois rencontrer une audience sur le thème de l'anti-islam que les
gens vont adhérer au conservatisme anthropologique et à leur définition de la
famille. Le modèle de la famille traditionnelle a complètement éclaté
aujourd'hui. A cet égard, ils n'ont aucune influence. C'est très parisien comme
phénomène, on s'intéresse à des débats intellectuels artificiels et pas aux
mouvements sociaux : on se focalise sur quelques néoréacs qui ont mal lu
Gramsci ou sur un groupuscule d'agitateurs décoloniaux sans aucun poids, et on
loupe les « gilets jaunes » !
"L'Europe n'est
plus vouée à être chrétienne"
Marie Lemonnier : La montée des nouvelles communautés charismatiques, influencées par le protestantisme américain, a autorisé l'idée d'un « retour du religieux ». Pourquoi contestez-vous l'expression ?
Il n'y a pas de retour du religieux, il y
a un reformatage du religieux comme minoritaire qui le rend, de fait, plus
visible. Le croyant occasionnel de la zone grise ayant disparu, il ne reste
plus que les croyants les plus fervents qui se mobilisent autour d'une
réaffirmation de la norme.
Mais la pratique religieuse est partout en
baisse. En Europe en premier lieu où les chrétiens pratiquants ne sont plus que
5% à 10% (sauf en Pologne), mais aussi aux Etats-Unis, où les sans-religion
déclarés (les nones) sont passés de 6% à 14% en dix ans. Et ma
thèse, qui fait évidemment hurler certains, c'est que c'est aussi le cas dans
le monde musulman – c'est très net en Iran, voire en Turquie et en Tunisie.
Pourquoi, sinon, le président égyptien Al-Sissi a-t-il récemment décidé de
criminaliser l'athéisme ?
Il ne faut pas non plus occulter que si
notre attention est captée par la montée des conversions à l'évangélisme ou au
charismatisme, il s'agit d'un religieux très fragile parce que déculturé,
hors-sol. Il est beaucoup plus difficile de transmettre une foi personnelle
de born again qu'une foi ancrée culturellement.
Marie Lemonnier : Comment s'est réalisée
cette « reformulation du religieux » dans le monde chrétien ?
Pour Jean-Paul II et Benoît XVI, il ne
saurait y avoir d'identité sans respect des « principes non négociables de
l'Eglise » (la « vie », la famille traditionnelle). Ils tournent le dos à une
culture dominante totalement sécularisée devenue, à leurs yeux, une « culture
de mort ». Partant du constat du divorce, les chrétiens pratiquants
s'organisent de plus en « communautés de foi » au lieu des paroisses
traditionnelles et s'installent dans une contre-culture. Depuis les années
1960, du côté des mouvements cléricaux, sont ainsi apparues des communautés
ultra-conservatrices comme Saint-Martin, Christ Roi, Opus Dei, Légion du
Christ. C'est dans ce vivier que puisera Jean-Paul II, puis Benoît XVI, pour
transformer l'épiscopat en profondeur. Mais on a aussi vu naître des
communautés charismatiques laïques, comme Sant'Egidio, Communion et Libération,
les Focolari, toutes fondées sur l'idée du témoignage de la foi vécue.
Ces communautés ont deux options. La
première, c'est la forteresse ou « l'option bénédictine », d'après le titre
d'un livre à succès chez les catholiques conservateurs, « The Benedict Option »
de Rod Dreher : puisque la société est païenne et qu'on n'a rien à dire à
l'islam, il faut relever le pont-levis et vivre dans des monastères spirituels
en attendant que le Saint-Esprit revienne sur terre.
La deuxième option, c'est le revivalisme
spirituel, dont le pape François est un très bon exemple. Il s'agit d'aller à
la reconquête spirituelle. Seulement ces communautés, en étant directement
rattachées au pape et non aux évêques, contribuent elles-aussi à
déterritorialiser le catholicisme.
Marie Lemonnier : L'Europe est-elle,
finalement, encore chrétienne ?
Elle l'a été, ça a laissé des traces, mais
elle n'est plus vouée à l'être. L'Eglise traverse une grave crise morale, dont
la pédophilie et la corruption sont les signes les plus visibles, elle a donc
perdu sa légitimité pour incarner un magistère spirituel.
Dans tous les cas, la sécularisation a
gagné. Soit l’on assiste à la rupture des derniers liens existants entre
l’Eglise et l’Etat dans les pays catholiques (la droite espagnole a voté le
mariage homosexuel). Soit le religieux s’auto-sécularise en essayant de se
« translater » (selon l’expression d’Habermas) en termes
laïques : c’est, par exemple, Vatican II qui édulcore le rituel et fait
disparaître l’enfer, ou bien, cas typique, les parlements des pays scandinaves
qui obligent les églises luthériennes à célébrer religieusement les unions
homosexuelles.
D'autant que le christianisme identitaire,
qui revient à s'allier avec les populistes pour faire passer des normes, est le
stade suprême de la sécularisation du religieux. Savoir si le christianisme
n'est plus que « pour mémoire » ou bien s'il a quelque chose à dire sur le sens
de la vie collective relève de la responsabilité des chrétiens et de leurs
actions à venir.
Peuvent-ils reconstruire de la religion en-dehors
du christianisme identitaire ? En France, je vois surtout la Manif pour tous,
c’est-à-dire du dogmatisme et de l’entre-soi. Le catholicisme français est
communautaire.
"Metoo s’inscrit
dans la continuité de mai 68, mais veut y mettre de la norme"
Marie Lemonnier : Dans un contexte de sécularisation irréversible, le christianisme revient donc sous cette forme identitaire et normative. Dans la conclusion de votre livre, vous allez encore plus loin en affirmant que ce sont les valeurs en général qui font leur retour sous forme de normes. «De son côté, la culture séculière qui se réclame de la liberté et des droits achève sa course dans une explosion de normativité», écrivez-vous.
Nous avons un problème de rapport à la
valeur, parce que le concept de valeur a subi une sorte de discrédit, après
avoir été sans doute trop manipulé par les églises et les hommes politiques.
(On ne parle quasiment plus des « droits de l’homme » aujourd’hui, alors qu’on
vient de célébrer les 70 ans de leur Déclaration !) Mais la valeur suppose
aussi une projection dans le futur. Or, les gens ont peur de l’avenir. Tous les
concepts qu’on utilise actuellement l’illustrent : guerre civile,
déclassement, effondrement…
Ensuite, la « guerre des
valeurs » se fait entre des groupes antagonistes qui partent de
« principes non négociables » et refusent le consensus (le séculier
ne pas faire de concession, même à la marge, au religieux).
Faute de valeurs partagées, l’Europe est
ainsi devenue le champ d’une extension des systèmes de normativité :
normativité religieuse, sous la forme du fondamentalisme ou de l’intégrisme, et
normativité séculière, sous la forme de la laïcité à la française qui
traque le religieux dans l’espace public sans arriver pour autant à redonner du
« sens » ; la laïcité républicaine n’est plus un système de valeurs: elle ne
s’impose que par l’interdit.
Seulement, l’extension de la normativité
dans tous les domaines, sans justification – morale, culturelle ou spirituelle
– partagée, suscite des formes de révoltes atypiques, comme les Gilets Jaunes.
Je vous donne des exemples disparates : la réduction de la vitesse à 80
km/h, l’interdiction des fromages non pasteurisés ou le contrôle de la longueur
des jupes dans les collèges sont certes mis en œuvre au nom d’un « bien » (l’écologie,
la santé, la laïcité), mais ce n’est pas compris comme cela. Le décalage entre
le coût de la norme et la faiblesse de sa justification, voire son hypocrisie
(la laïcité présentée comme tolérance alors qu’elle est contrainte), fait qu’on
se révolte autant contre la normativité elle-même que pour obtenir quelque
chose de précis.
Marie Lemonnier : Vous incluez le
mouvement Metoo dans ce champ étendu de la normativité ?
Oui, parce que Metoo s’inscrit dans la
continuité de mai 68, mais veut y mettre de la norme. Metoo, c’est au fond l’Humanae
Vitae des laïques qui découvrent avec cinquante de retard que le
sexe demande une norme !
Ce n’est pas du tout un mouvement « puritain
», dans le sens où il ne revient pas à une vision chrétienne du XIXème siècle.
Il est d’ailleurs très intéressant de voir que beaucoup de catholiques sont
très opposés à Metoo (comme Christine Boutin), soulignant par là-même leur
décalage. Car Metoo n’est pas une mode, c’est un tournant.
Mais c’est un mouvement de réaction contre
le fait que la libération sexuelle a accentué la relation de pouvoir en faveur
des hommes – ce qui, en réalité, était évident depuis 68 : la liberté
sexuelle est dissymétrique.
Longtemps, on a attribué le patriarcat à
la culture et considéré qu’il y avait des cultures plus machistes que d’autres,
telles que l’Islam, et des cultures plus féministes, telles que la nôtre. D’où
les réflexions qui ont suivi les événements du nouvel an 2016 à Cologne :
« ce sont les musulmans qui violent », etc. Et puis, un an après, éclate
l’affaire Weinstein qui révèle qu’à différents degrés, toutes les cultures sont
machistes, et qu’il y a donc ici un invariant : le problème n’est plus la
culture, mais l’animalité – dont l’expression Balancetonporc est symptomatique.
Le traitement que propose Metoo pour cet
invariant, c’est du normatif, l’appel à la loi. Seulement l’Etat ne
produit à son tour que de la norme, pas de la valeur. Cela peut même générer
des backlash, et les populistes surfent déjà sur ce qu’on appelle à présent «la
crise du mâle ». Regardez les élections en Andalousie de début décembre, à
l’issue desquelles le parti d’extrême-droite Vox a fait une entrée en force au
Parlement régional en obtenant douze sièges : pour la première fois, on a vu un
parti qui s’affichait en même temps contre les immigrés et contre les femmes.
Le problème, c’est d’ancrer ces nouveaux systèmes normatifs dans une culture
partagée.
Marie Lemonnier : Seulement, vous le
relevez vous-même, la culture est en crise.
Le système normatif finit par tout englober, parce qu’on n’a non seulement plus de base culturelle – c’est la déculturation liée à la mondialisation que j’ai développée dans mes travaux jusqu’ici –, mais plus de « base naturelle » non plus, puisque l’être humain est en train de perdre sa place entre l’animal réévalué et l’ange froid de l’algorithme, la fameuse Intelligence Artificielle.
C’est un changement anthropologique majeur
qui se dessine aujourd’hui : d’un côté, on a différents mouvements, qui vont du
véganisme à la « deep ecology » ou « écologie profonde » en passant par
l’éthologie, qui remettent en cause la frontière entre l’homme et l’animal sur
laquelle s’est fondée toute l’anthropologie occidentale ; et de l’autre, il y a
le développement de l’intelligence artificielle. Et nous, où sommes-nous ? Car
les deux « bouts » reposent sur des formes de déterminisme (biologique ou
statistique) qui ignorent complètement le sens et la valeur au profit d’une
extension de la normativité. Ce sera l’objet de mon prochain livre.
"L'obsession de
l'islam rend bête"
Marie Lemonnier : Dans ces dernières interventions, le politologue Gilles Kepel parle de vous comme du « gourou » des autorités françaises à l'origine de ce qu'il estime être une politique de « déni » vis-à-vis de l'islamisme. Cela fait plusieurs années, à présent, qu'on vous oppose l'un à l'autre sur le thème de « l’islamisation de la radicalité » contre «la radicalisation de l'islam ». Regrettez-vous cette polémique tenace ?
Oui et non. De façon ironique, cette
fixation de la part de Kepel m'a fait beaucoup de publicité ; alors que j'ai
pour habitude de très peu apparaître dans les médias, il a sans arrêt parlé de
moi.
Ce que je regrette profondément en
revanche, c'est que cela nous enferme dans un paradigme intellectuel très
pauvre. J'essaie de penser de manière complexe des sujets complexes, alors
quand on ramène cela à une formule Twitter, je ne me reconnais pas du tout dans
une opposition de concepts aussi caricaturale. Il faut lire les livres. On a
prétendu par exemple que par « islamisation », je parlais d'un vernis, alors
que j'ai toujours écrit que, quand un de ces jeunes passe à l'islam, il est
totalement dedans, il est convaincu qu'il ira au paradis. Seulement ce ne sont
pas des itinéraires provoqués par une « incubation salafiste ».
Je laisse tomber les autres élucubrations
de Kepel : nous ne sommes pas du tout dans un nouveau modèle stratégique qui
aurait été inventé en 2005 par Al-Souri et découvert par Gilles Kepel, et les
émeutes de 2005 n'ont rien d'islamique, comme toutes les émeutes issues
d'incidents entre jeunes et police etc.
Il y a par ailleurs une profonde
continuité depuis les attentats de 1995. Chérif Chekatt, l'auteur de l'attentat
de Strasbourg, a un profil très semblable à Khaled Kelkal, responsable des
attentats de 1995 : seconde génération issue de l'immigration (comment se
fait-il que depuis vingt-trois ans on ne voit pas apparaître la troisième génération
?), délinquance, terrorisme et suicide par procuration (on attend d'être tué
par la police). Le salafisme pose certes un problème de société, mais ces
jeunes se sont radicalisés en prison, pas dans des mosquées salafistes.
L'obsession de l'islam rend bête. Dernier exemple
: les « gilets jaunes ». Ils surgissent en dehors de toute problématique liée à
l'islam ou à l’immigration ; mais on voit toute une partie de la droite tenter,
avec Kepel, de les y ramener, en en faisant le prélude d'une guerre civile de
bandes dessinées, où l'on ne sait pas trop si « djihad djeune » et « djilets
djaunes » sont alliés ou ennemis. Il faut arrêter cette géostratégie de
pacotille et replacer la question de l'islam dans une réflexion plus large sur
la place et le rôle du religieux dans l'Europe d'aujourd'hui.