Encore un livre sur
Camus ! Il s’ajoutera aux milliers de livres et d’articles déjà publiés et
ceux qui connaissent Camus et son œuvre, ne découvriront rien qu’ils ne sachent
déjà. Il concerne plutôt mon rapport personnel à cet écrivain et constitue un
exercice d’admiration à une époque où, selon moi, on admire peu, préférant la
critique et le dénigrement.
Camus ne disait-il pas
déjà que son époque était celle de la « déloyauté » !
C’est aussi une sorte de
cours destiné à des jeunes pour leur faire connaître et aimer l’œuvre et la vie
de Camus.
Aimer Camus ! Ce
titre peut, sans doute intriguer car s’il arrive souvent que l’on admire un
auteur, il est assez rare qu’on ait pour lui de l’affection, une sorte de
tendresse. Et c’est pourtant ce que je ressens à l’égard d’Albert Camus et je
ne suis pas le seul dans ce cas.
Administrateur d’une
page Facebook : « Les amis d’Albert Camus », je lis souvent
l’expression, non seulement de l’admiration mais bien la sympathie à l’égard de
l’œuvre et de la vie de cet écrivain.
On peut aussi admirer un
auteur et en même temps détester ce qu’il est. On admire alors l’énergie,
l’inventivité de son style mais on déteste ce qu’il exprime, son comportement
politique ou personnel.
Je pense, ici, évidement
à Céline dont on vient de découvrir de nouveaux inédits plus de 80 ans après sa
disparition, qui a donné à la littérature un style totalement nouveau qui est
resté sans équivalent mais qui a eu un comportement politique tout à fait
condamnable.
L’homme était odieux
mais l’écrivain était un grand écrivain.
C’est, là, tout le débat
entre l’homme et l’œuvre et ce débat n’existe pas vraiment à l’égard de Camus
car sa vie et son œuvre sont inséparables. La vie et l’œuvre étant également
respectables. Et même ceux qui expriment telle ou telle réserve sur sa pensée,
disent dans le même mouvement leur admiration et leur sympathie.
Beaucoup de critiques
l’ont qualifié de « juste » et je crois, en effet, que cette
appellation qui est pour moi, le sommet de ce que l’on peut dire d’un homme,
lui convient parfaitement, lui qui n’a jamais soutenu une mauvaise cause.
Ce petit livre est donc,
avant tout, un exercice d’admiration et souhaite donner à des jeunes et des
moins jeunes qui ne connaissent rien ou très peu de la vie et de l’œuvre
d’Albert Camus, l’envie de le lire et de le connaître.
Ce texte est ce que
j’aurais dit à mes élèves si j’avais été professeur pour les amener à être
curieux de cet homme et de son œuvre.
J’admire, quant à
moi, beaucoup d’autres écrivains français et étrangers.
Dans mon Panthéon et
sans que je puisse ici citer tous les écrivains, figurent André Gide, Julien
Green, Marguerite Yourcenar, Flaubert et tant d’autres. Mais je n’éprouve pour
aucun ce sentiment de tendresse et d’émotion que je ressens pour Camus et que
d’autres ont également ressenti comme Madame Mathieu-Job dans son livre :
« Mon cher Albert : Lettre à Albert Camus »(1). Cela s’explique,
en ce qui me concerne, par plusieurs éléments.
D’abord Albert Camus est
né comme moi, en Algérie où j’ai vécu mon enfance et mon adolescence, l’enfance
dans mon quartier de Bellevue supérieur à Constantine et mon adolescence comme
lycéen à Alger.
Ce pays de l’enfance et
de l’adolescence heureuse que Camus a si bien décrit, je l’ai quitté en
1962 ; et depuis, tout au long de ma vie, j’ai pensé à lui avec nostalgie.
Et la lecture de nombreuses pages d’Albert Camus m’a souvent aidé à me
remémorer ce pays.
Lire « Noces à
Tipaza », « Retour à Tipaza », « l’Eté à Alger »,
« le vent à Djemila », me permettait grâce au style merveilleux de
Camus, de ressentir encore le bonheur de vivre que donne ce pays, son climat,
ses paysages et sa mer. Il me rapprochait de l’Algérie.
Ma vie a été marquée par
la guerre d’Algérie. Des écrivains comme Jules Roy et Camus m’ont aidé à me
faire une idée de cet épisode de l’histoire.
Mais je pense aussi, que
ce rapprochement, cette communion, autour de l’Algérie n’auraient pas été
suffisant pour me faire aimer Camus. C’est, en réalité, sa vie de petit enfant
pauvre, s’élevant par son intelligence et ses dons au plus haut niveau de la culture
qui m’émeut ; et aussi, le fait que l’on ne le trouve pratiquement jamais
en défaut dans sa pensé politique, ni dans ses amitiés et dans sa solidarité
avec les plus humbles.
De qui peut-on en dire
autant ?
On connaît la célèbre
position de Marcel Proust en matière de critique littéraire. Il a, en effet,
écrit un livre célèbre : « Contre Sainte Beuve » dans lequel il
pose cette question : doit-on s’intéresser, doit-on connaître la vie d’un
écrivain pour comprendre son œuvre ?
C’était la position de
Sainte Beuve éminent critique du XIX° siècle. Proust n’est pas de cet avis et
considère que l’œuvre doit se suffire à elle-même. La vie de
l’auteur, ce qu’il aimait, qui il fréquentait, ce à quoi il croyait, n’a pas
d’importance véritable car, pensait Proust, celui qui écrit n’est pas le
particulier dont la vie a peu d’intérêt mais un autre moi très distinct.
La critique de Proust
fut beaucoup discutée mais, ici, concernant Albert Camus je ne vois pas comment
on peut distinguer clairement l’œuvre de la personne. Il est vrai que Camus
n’est pas un pur romancier. Il est aussi un penseur ; et il est clair que
sa pensée et pratiquement tous ses écrits sont nourris de sa vie, quand sa vie
n’est pas à l’origine même de ce qu’il écrit.
Alors, bien sûr, on peut
lire Camus et le comprendre sans rien savoir de sa vie mais il me semble que
cet aller-retour entre sa vie et ce qu’il écrit, est particulièrement fécond et
émouvant. C’est sans doute cela qui me conduit à cette empathie envers lui.
Examinons donc cette vie
et je voudrais, ici, le faire au travers d’une question paradoxale : Camus
a-t-il été un homme heureux ?
Le bonheur n’est pas la
caractéristique première des écrivains et de manière générale des artistes. Que
ce soit les poètes ou presque tous les artistes, il y a très souvent en eux une
fêlure, un mal être, qui les pousse à s’exprimer dans leur art. Et un bonheur
ordinaire, tranquille, ne pousse pas le plus souvent à écrire ou à composer de
la musique !
Un grand écrivain pour
qui j’ai une très grande admiration, Marguerite Yourcenar a écrit :
« Qu’il eût été
fade d’être heureux » et, examinez la vie de tous les grands artistes,
vous y trouverez, le plus souvent une difficulté de vivre, un traumatisme de la
vie, une expérience traumatisante sur lesquels, de manière évidente ou cachée,
ils reviennent sans cesse.
On pourrait de la même
façon écrire la vie d’Albert Camus et la placer sous le signe du malheur. Ce
serait à la fois très vrai comme je vais le montrer et pourtant faux car malgré
les handicaps, les obstacles, les difficultés, Albert Camus avait un don pour
le bonheur.
Lecteurs, lisez, et ce
sera, je peux vous le promettre un immense plaisir, le livre posthume et
inachevé de cet écrivain : « Le Premier Homme » (2)
Il y travaillait lors de
son décès accidentel. Et lors de l’accident, la serviette de Camus qui fut
éjectée du véhicule, contenait le manuscrit de ce roman auquel il était en
train de travailler et qu’il avait en tête depuis de nombreuses années. Ce
livre, dans le fond, peut vous servir de biographie même si le romancier est
là, à l’œuvre, et qu’il transpose. Passez de cette lecture qui vous
enthousiasmera à une biographie écrite par un autre. Vous verrez ainsi ce qu’un
écrivain peut faire de la réalité, comment il peut lui donner un caractère universel.
AIMER L’HOMME ET SA
VIE
Venons-en à cette vie
qui est bien connue, qui a laissé beaucoup de traces, qui est rappelée, toutes
les fois où l’on évoque Camus et qui a donné lieu à de nombreuses biographies.
Il né donc en novembre
1913 dans un tout petit village colonial, Mondovi, situé près de Bône
l’ancienne Hippone des romains et l’Annaba des Algériens où son père vient
d’arriver pour assurer la gérance d’un petit domaine viticole appartenant à la
Société Ricome.
Ce petit village s’appelle
aujourd’hui Drean et il n’y a pas de traces de ce court passage de la famille
Camus. Et l’Algérie, pour des raisons que l’on analysera plus tard, ne fait
rien pour créer des lieux de mémoire au sujet de Camus, alors que mon rêve a
toujours été qu’il y ait une sorte de « route Albert Camus » en
Algérie qui ferait connaître tous les endroits où a vécu l’écrivain et qu’il a
décrit dans son œuvre. Peut-être un jour !
La famille vient à peine
d’arriver dans ce village de l’Est algérien, Albert Camus vient de naître
lorsque la guerre de 1914 se déclare et que son père est appelé à rejoindre
l’armée et la France.
Il sera blessé et mourra
de ses blessures en 1917. Albert a quatre ans et n’a pas connu son père. C’est
le premier malheur qui s’abat sur lui, même si trop jeune, il n’en a pas
directement souffert sur le plan affectif. Cette perte, on le verra, a pourtant
profondément marqué sa vie.
Dans l’œuvre de Camus sa
mère tient, dès lors, une place très importante mais, bien qu’il n’ait pas
connu son père, il en reçut deux leçons importantes qu’il n’a cessées de citer
dans plusieurs de ses écrits.
La première leçon, en
réalité très importante et à la base d’une partie de sa philosophie, est cette
phrase de son père, prononcée selon la tradition familiale, alors qu’il était
en opération militaire au Maroc et qu’il avait assisté à la mort de camarades,
lesquels avaient été torturés et défigurés par leurs ennemis. Face à cette
attitude, il avait dit avec colère : « Ce ne sont pas des hommes. Un
homme ça s’empêche ».
Ecoutez bien cette
phrase !
Elle explique, je le
crois, beaucoup de ses positionnements ; même ceux qui ont fait débat.
Cette phrase, Albert
Camus la citera à de nombreuses reprises dans ses livres. Elle est, d’une
certaine manière, à la base de sa réflexion et de son attitude à l’égard du
terrorisme qui s’en prend aux innocents. La violence, il sait qu’elle existe
mais on doit lutter contre cette tendance des hommes à ne vouloir régler leurs
problèmes que par la violence. Il nous dit, par ailleurs et très clairement,
qu’une cause aussi légitime et noble qu’elle soit est dégradée à
jamais par la violence.
La deuxième leçon de ce
père, c’est une condamnation définitive et sans appel de la peine de mort.
Son père avait assisté à
une exécution capitale à Alger au temps où l’exécution était publique. Son
père pensait que cette peine était méritée par le criminel, mais il était
revenu à la maison, avait gardé le silence pendant deux jours et avait vomi de
dégoût devant le spectacle affreux et barbare auquel il avait assisté. C’est
par cet épisode de la vie de son père qu’il entame son grand texte contre la
peine de mort qu’il intitule : « Réflexions sur la guillotine ».
Albert Camus dans sa
lutte déterminée et permanente contre la peine de mort cita cet épisode de la
vie de son père dans plusieurs de ses livres : celui consacré à la lutte
contre la peine de mort mais aussi dans ses romans « L’Etranger » et
« La Peste » ; et enfin, dans son livre
posthume : « Le Premier Homme ».
Son père le laissa
orphelin, ne lui légua aucune richesse matérielle mais, nous nous rendons
compte que de manière naturelle, il lui transmit plus que cela : une morale
sur laquelle il fonda sa vie et son œuvre.
Après la perte de son
père, il sera élevé par sa mère et sa grand-mère, deux femmes très pauvres,
illettrées ; sa mère étant au surplus sourde et s’exprimant difficilement.
Elle sera toujours un lien puissant de Camus. Et s’il y avait une image, un
tableau pour évoquer cette mère, ce serait une femme, presque de dos, devant
une fenêtre regardant vers l’extérieur sans penser. Il dédiera à sa mère le
livre auquel, je crois, il tenait le plus : « Le Premier Homme »
avec cette formule qui dit tout : « A toi qui ne pourras jamais lire
ce livre. »
Voilà donc Albert dans
le quartier pauvre de Belcourt à Alger, vivant dans la pauvreté, les deux
femmes qui l’élèvent gagnant péniblement de quoi vivre chichement, en faisant des
ménages.
Cette pauvreté, qu’il
décrit si bien dans « Le Premier Homme », il ne l’oubliera jamais. Et
c’est bien une forme de malheur qui aurait pu peser encore plus gravement sur
son avenir.
Pourtant malgré cette
pauvreté, il aura une jeunesse heureuse comme il la raconte dans « le
Premier Homme ». Il sera toute sa vie fidèle aux pauvres gens et ne
cessera de dire que sa pauvreté et le milieu pauvre dans lequel il a vécu son
enfance, auront été une source d’enrichissement moral.
Ainsi écrit-il dans
ses carnets : « Près d'eux, ce n'est pas la pauvreté, ni le dénuement,
ni l'humiliation que j'ai sentis. Pourquoi ne pas le dire : j'ai senti et je
sens encore ma noblesse. Devant ma mère, je sens que je suis d'une race noble :
celle qui n'envie rien ». Et également dans ses Carnets :
« C’est dans cette vie de pauvreté parmi ces gens humbles ou vaniteux, que
j’ai le plus sûrement touché ce qui me paraît le vrai sens de la vie ».
Dans son discours de
remerciements pour son Prix Nobel de littérature, Annie Ernaux a évoqué Albert
Camus mais elle a tenu, au passage, un propos qui m’a personnellement heurté et
qui, je pense, est à l’opposé de ce que pensait et était Camus.
Elle a en effet,
repris cette idée que la littérature avait été pour elle, un moyen de
« venger sa race ». Cette expression m’a choquée. Il est clair que
Camus qui, comme elle, venait d’un milieu pauvre (peut-être plus pauvre
encore), n’aurait jamais pensé et exprimé de cette façon son rapport aux gens
du « quartier pauvre ».
Et c’est aussi, la pauvreté
qui lui inspira ses premiers écrits et sa volonté d’écrire. En lisant le roman
d’André de Richaud, « La douleur » il comprit, nous dit-il, que même
la pauvreté pouvait donner lieu à littérature.
Dans un livre récent
Jean Marie Wavelet : « Albert Camus : La voix de la
pauvreté » (5) fait, à juste titre, de cette pauvreté de Camus et de sa
famille une clé de lecture de l’œuvre et de la vie de l’écrivain. Il montre le
degré de cette pauvreté, comment elle fut ressentie par Camus, comment il s’en
échappa, grâce à sa famille, à ses maîtres, à ses rencontres et grâce à son
tempérament aidé par la chaleur de son pays natal.
L’auteur montre bien
comment cette pauvreté est partout dans son œuvre mais aussi l’éthique qu’il en
tira, son engagement sans faille, toute sa vie, contre la pauvreté ; et
comment, selon ce qu’il disait lui-même, il ne se trouva heureux qu’avec les
humbles.
Après la perte de son
père et cette enfance pauvre, alors qu’il suivait au lycée d’Alger une
scolarité brillante, la maladie le rattrape et pas n’importe quelle
maladie : la tuberculose maladie grave à l’époque et dont on pouvait
mourir. Cette maladie, il n’en meurt pas mais elle le poursuivra toute sa vie,
l’obligeant à des arrêts d’activité pour se soigner ; et, surtout, lui
fera prendre conscience très jeune de la mort.
Il faut lire sa
correspondance avec son maître Jean Grenier (6) et avec Maria Casarès (7) pour
se rendre compte combien cette maladie l’a contraint à des arrêts répétés, à
des renoncements.
On a pu écrire que Camus
avait vécu sa vie avec cette menace permanente de la mort et cela peut
expliquer, en effet, l’activité débordante qui fut la sienne et sa recherche
permanente de l’amour.
Cette maladie et la
menace pour sa vie ne sont évidemment pas étrangères à la naissance de sa
philosophie de l’absurde comme cela apparaît déjà dans certains textes de
« Noces » dans lesquels il évoque la mort alors qu’il jouit des
splendeurs de la mer et du soleil.
Autres malheurs qui le
frappent. Lui qui était très sensible à l’amitié et au travail
d’équipe, eut de nombreux amis auxquels il resta fidèle toute sa vie mais,
à deux reprises, il dû subir l’hostilité, souvent très injuste ; et, en
tous cas, très forte, d’une partie de ses amis parmi les plus chers.
Quand il publia
« l’Homme révolté », ce livre fondamental dans lequel il fait
notamment une critique forte du communisme et de ses dérives liberticides et
criminelles, il fut attaqué, quelques fois de la manière la plus basse, par
ceux qui étaient ses amis. Cette rupture avec Sartre notamment, le perturba
beaucoup ; et le caractère souvent odieux et injuste des attaques qu’il
subissait, le peina beaucoup.
De nouveau, un peu plus
tard, en raison de sa position sur la guerre d’Algérie, il vit beaucoup de ses
proches l’abandonner. Et ce fut, là encore, une grande douleur peut être encore
plus grande que celle ressentie à l’époque de « L’Homme Révolté ».
Par exemple il fut très
peiné de sa rupture avec celui qu’il appelait « my hijo » mon fils,
le poète Jean Sénac qui prit fait et cause pour les indépendantistes algériens.
Comment Sénac dû-t-il, plus tard, déchanter face à la réalité ! Sénac
ne fut pas le seul et Camus fut à cette époque très seul et incompris. Il l’est
encore un peu en Algérie et j’avais analysé cela dans mon petit livre :
« Albert Camus et les Algériens : Noces ou divorce », paru en
2004. Il me semble que la situation s’est améliorée, que les jeunes, échappant
à l’idéologie et à l’endoctrinement, commencent à relire Camus et à l’aimer !
Mais il reste toujours des incompréhensions sur lesquelles nous reviendrons.
Je mettrai encore au
rang de ce qui peut avoir terni son bonheur, son rapport aux femmes. On sait
qu’il y a du Don Juan chez Camus et on ne compte plus ses relations féminines.
Son premier mariage fut
très vite un échec, sa jeune femme se droguant et le second avec Francine, qui
demeura son épouse jusqu’à la fin, ne fut pas sans nuages en raison des
nombreuses maîtresses de Camus ; et parmi elle Maria Casarès avec laquelle
il eut une vraie histoire d’amour, comme le montre bien sa correspondance qui a
été éditée récemment.
Cette situation qui
rendait malheureuse son épouse au point qu’elle déprima et fit une tentative de
suicide, ne pouvait que le perturber et le rendre malheureux, lui aussi.
De cette situation il en
est question dans les Carnets mais aussi dans son livre « La chute »
que l’on a voulu voir comme une sorte d’analyse déguisée de son caractère et de
ses états d’âme.
Enfin, pour clore cette
série de circonstances malheureuses, son décès accidentel en 1959, très peu de
temps après avoir obtenu le Prix Nobel de littérature, à seulement 46
ans ; alors qu’il venait à peine de se poser à Lourmarin et que dans le
malheur de son Algérie natale, il retrouvait là, un peu de de son pays et de sa
sérénité.
Jean Paul Sartre dans sa
très belle lettre, écrit, et cela est juste, que la mort de Camus est un
scandale.
Cependant décrire ainsi
la vie d’Albert Camus, sous le signe du malheur, ne serait pas conforme à la
réalité car il y eut aussi dans sa vie de très nombreux éléments de chance qui,
ajoutés à son don du bonheur, firent de lui un homme qui aimait la vie.
D’abord une nature douée
pour apprécier le bonheur de la vie et un allant, un dynamisme qui très vite le
conduisirent à accomplir une foule d’activités dans des domaines divers qui
enrichirent son horizon et sa culture.
Il faut lire « le
premier homme » pour voir vivre l’enfant Albert dans les rues de Belcourt
avec ses amis, à faire les bêtises de cet âge.
Il y eut aussi, et ce
fut essentiel, des rencontres déterminantes pour son destin et, bien sûr, la
première avec son instituteur de la Rue Aumerat à l‘école primaire. Là encore
je n’en dirai rien car il faut lire - et ce sera un vrai bonheur - « Le
Premier Homme » mais je me contenterai d’évoquer quelques passages parmi
les plus émouvants. Ainsi la lecture « des Croix de bois » de Roland
Dorgelès, en classe par son instituteur, le passage du certificat d’études, l’obligation
pour sa famille de mentir pour qu’il puisse exercer un job d’été, le
recueillement sur la tombe de son père au cimetière de Saint Brieuc. Il faut
lire aussi la lettre que Camus écrivit à son vieil instituteur après avoir reçu
le prix Nobel de littérature et qui a été publié avec « Le Premier
Homme ».
Je vous laisse imaginer.
Albert Camus vient d’obtenir la plus haute récompense qu’un écrivain puisse
recevoir. Il a 44 ans. Il y a autour de lui, une immense agitation et il écrit
à son vieux maître qui est à la retraite dans son appartement d’Alger.
Cher Monsieur Germain
J’ai laissé s’éteindre
un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de
tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur que je n’ai ni
recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée,
après ma mère a été pour vous.
Sans vous, sans cette
main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans
votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne
me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est une occasion
pour vous dire ce que vous avez été et êtes toujours pour moi, et pour vous
assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez
sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge n’a pas
cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de toutes mes forces.
Albert Camus
Je pleure toujours en
relisant cette lettre. Et c’est une des raisons qui font qu’en dehors de son
œuvre, de son style, de sa pensée, j’aime l’homme qui rend cet hommage à un
vieux maître d’école.
Albert Camus prononça à
Stockholm un magnifique discours de remerciement (9) dans lequel il analysait
la façon dont il concevait son métier, sa mission d’écrivain ; et ce
discours, il le dédia aussi à Louis Germain.
C’est dire assez ce que
cet homme avait été pour lui dans son enfance.
Il faut lire ces
quelques lignes du « Premier Homme ». Albert vient d’être reçu à
l’examen des Bourses. Cela signifie qu’il va pouvoir continuer ses études au
lycée d’Alger. Son maître qui a été avec lui pour entendre proclamer les
résultats, le raccompagne chez lui et s’en va.
« Il partait et
Jacques restait seul, perdu au milieu de ces femmes, puis il se précipita à la
fenêtre, regardant son maître qui le saluait une dernière fois et qui le
laissait désormais seul ; et, au lieu de la joie du succès, une immense
peine d’enfant lui tordait le cœur, comme s’il savait d’avance qu’il venait par
ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres, monde
refermé sur lui-même comme une île dans la société mais où la misère tient lieu
de famille et de solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu, qui
n’était plus le sien, où il ne pouvait croire que les maîtres fussent plus
savants que celui-là dont le cœur savait tout, et il devrait désormais
apprendre, comprendre, sans aide, devenir un homme enfin sans le secours du
seul homme qui lui avait porté secours, grandir et s’élever seul enfin, au prix
le plus cher ».
Grâce à Louis Germain,
Albert Camus qui en raison de la pauvreté de sa famille aurait dû quitter
l’école très tôt pour un apprentissage et un travail, entra au Lycée d’Alger.
Ce fut pour lui, une sorte de trahison de son milieu, de sa famille et du
quartier pauvre mais il y fit des études brillantes et fit une nouvelle
rencontre capitale.
Au lycée il rencontra
Jean Grenier qui fut son professeur de philosophie mais devint rapidement un
véritable ami et un mentor que Camus consulta jusqu’à la fin de sa vie.
Cette correspondance
échangée entre eux a été publiée et montre bien le respect qu’Albert Camus a
toujours éprouvé pour celui qui l’encouragea à écrire.
La correspondance montre
qu’il soumettait à Jean Grenier ses projets et ses écrits et qu’il était
particulièrement attentif à ce que ce dernier en pensait.
Jean Grenier était
lui-même écrivain, auteur notamment « Des Îles ». Lorsque ce livre
fut republié, Albert Camus lui donna une très chaleureuse préface insistant sur
le plaisir que lui avait donné sa lecture.
C’est ainsi qu’il
conclut sa belle préface :
« Je voudrais être
encore parmi eux, je voudrais revenir à ce soir où, après avoir ouvert ce petit
volume dans la rue, je le refermai aux premières lignes que j’en lus, le serrai
contre moi et courus jusqu’à ma chambre pour le dévorer sans témoins. Et
j’envie, sans amertume, j’envie, si j’ose dire, avec chaleur, le jeune homme
inconnu qui aujourd’hui aborde ces Îles pour le première fois… ».
En dehors de ces deux
hommes, Louis Germain et Jean Grenier, qui furent essentiels dans sa vie car
ils l’aidèrent à passer d’une certaine façon d’un monde à l’autre, du monde de
la pauvreté à celui de la culture, Camus eut de très nombreux amis ; et
toute sa vie, fut dans la fidélité amicale, qui est
démontrée par la publication de sa correspondance avec Louis Guilloux, René
Char, Chiaramonte, notamment.
Mais à côté de cette
correspondance avec des intellectuels philosophes ou écrivains, Camus cultiva
l’amitié avec des personnes plus modestes, moins connues. N’oublions pas que
jeune adolescent il aima beaucoup jouer au football au Racing Universitaire
d’Alger. Il a même écrit que c’est là dans ce sport d’équipe, qu’il avait le
plus appris.
Le travail d’équipe il
l’aima aussi beaucoup au théâtre, dans les salles de rédaction des journaux et
même au marbre avec les imprimeurs qui, à sa mort, lui rendirent hommage.
Camus savait vivre de
manière monacale quand il écrivait mais il savait aussi cultiver l’amitié, les
joies du travail d’équipe et l’ambiance de la camaraderie.
Sa vie familiale et
affective est également source à la fois de bonheur mais aussi de mal être. Il
fera un premier mariage, très jeune, avec une jeune fille, dont la mère médecin
donc d’un tout autre milieu que le sien mais qui se drogue ; et très vite
la rupture aura lieu assez vite, après qu’il se soit rendu compte que sa jeune
épouse le trompait avec un médecin pour obtenir sa drogue.
Il épousera ensuite une
jeune femme oranaise, d’une famille aisée, professeur et c’est avec elle qu’il
aura des jumeaux et avec laquelle il restera uni jusqu’à son décès.
Ce mariage, cependant,
ne sera pas heureux car il aura de très nombreuses aventures plus ou moins
sérieuses. Camus avait un côté Don Juan et un côté « macho » qui lui
venait peut-être de ses origines espagnoles par sa mère ; et il avait
aussi ce don de plaire.
Dans ces passions
diverses, il eut sans doute des moments de grands bonheurs mais aussi,
inévitablement, des moments où il n’était pas très fier de lui, triste du
malheur qu’il causait ; qui, chez sa femme Francine, aboutit à des
tentatives de suicide.
Sa grande et véritable
histoire d’amour est celle qu’il eut avec la grande comédienne de théâtre
connue mais un peu oubliée aujourd’hui : Maria Casarès. Il faut lire la
volumineuse correspondance qu’il eut avec elle et qui vient d’être publiée pour
se rendre compte de l’intensité de cet amour mais aussi de la séparation
presque permanente où ils vécurent tous deux cet amour.
Enfin, l’on peut
terminer cette analyse de la vie de Camus par une autre question qui lui causa
beaucoup de peine : l’Algérie.
L’Algérie il l’a évoquée
dans toute son œuvre. Elle est partout et dès qu’il en était éloigné, il était
malheureux. Il le dit lorsqu’il raconte ses voyages.
Il a évoqué ce pays, ses
paysages, son climat, la mer dans des textes très connus que j’ai relus tout au
long de ma vie parce qu’ils me faisaient vivre à nouveau dans ce pays que j’ai
aimé, où j‘ai passé une enfance et une jeunesse heureuse.
Combien de fois n’ai-je
pas relu, à haute voix, comme on lit un poème « Noces à Tipaza »,
« le vent à Djemila » ou encore « l’été à Alger ».
Cette Algérie il l’a
encore évoquée dans « Le Premier Homme » dont il est clair que ce
roman a une grande part autobiographique.
L’Algérie, il a aussi
participé à sa vie politique en prenant, très tôt, des positions claires et en
opposition à celles de ses concitoyens. Dès 1939 il a été un des premiers à
porter une condamnation de la colonisation et de son comportement à l’égard des
Algériens.
Vous lirez les
reportages qu’il fit en Kabylie pour le journal Alger Républicain en 1939 et
qui ont été publiés à nouveau dans son recueil Chroniques algériennes.
Cela lui valut de devoir
quitter l’Algérie !
Puis ce fut la guerre.
Il fut extrêmement malheureux de cette lutte fratricide et de la façon dont
elle fut menée de part et d’autre, dans une violence et une injustice totale.
Les perspectives
ouvertes par cette guerre le perturbèrent au point qu’à un moment il cessa même
d’écrire sur cette question car d’une part, disait-il, « on n’écrit pas pour
dire que tout est fichu » et d’autre part, parce que tout écrit de sa part
pouvait donner des armes à l’un ou à l’autre camp dont il se tenait
à égale distance condamnant chez chacun sa violence illégitime selon lui.
Tous ces appels à la
discussion, aux réformes à plus de justice et moins de violence aveugle, à une
« trêve civile », ne furent pas entendus. Il en fut donc très
malheureux puisque son pays vivait, comme il l’a dit dans son discours de
Stockholm, dans « un malheur incessant » et que des innocents
pouvaient être frappés par le terrorisme aveugle.
Cette guerre le sépara
de nombre d’amis très proches et très chers et ce ne fut pas le moindre de
ses malheurs.
Enfin, et pour clore
cette vie, le malheur frappa de nouveau en ce début d’année 1960 où il fut
victime d’un accident mortel de la circulation.
Cette mort, alors qu’il
n’avait que 46 ans, qui mettait un terme à un destin et à un parcours si
magnifique, qui l’empêchait désormais de produire encore des œuvres que l’on
pouvait espérer de lui, fut un véritable coup de tonnerre et laissa tous ceux
qui le connaissaient, qui l’avaient lu, dans un total désarroi.
Des articles parurent
partout et en nombre mais lisez-en au moins deux.
La très belle lettre
qu’écrivit alors Jean Paul Sartre qu’on ne peut pas lire sans émotion alors
qu’on sait qu’ils étaient fâchés et dans laquelle cet écrivain célèbre dit avec
conviction tout ce que la pensée et l’œuvre de Camus a apporté aux Lettres françaises.
Peut-être Sartre n’était-il pas sincère en l’écrivant voulant faire, selon ses
propres dires, un « beau texte ». Elle reste cependant une très belle
analyse de la pensée de Camus.
Et puis, là-bas, en
Algérie, dans ce pays qu’il avait tant aimé et qui allait très vite après se
séparer de la France, des auteurs français mais aussi algériens se réunirent
pour dire leur chagrin et le vide qu’allait laisser Albert Camus. Ils
publièrent dans la revue Simoun des contributions très émouvantes dans lesquelles
ils rappelèrent que Camus avait, avec quelques autres, su créer à un moment, un
espace de respect et de fraternité entre des écrivains français et algériens et
qu’il avait espéré qu’une telle alliance aurait pu s’étendre aux deux peuples.
Comment, après avoir parcouru cette vie, ne pas aimer celui qui l’a vécue et ne pas s’attrister face aux malheurs qu’il connut et à cette fin prématurée et injuste ?
AIMER CAMUS ECRIVAIN
Que lire de Camus, comment le
lire ? Ces questions peuvent paraître étonnantes et les réponses devraient
être : on doit tout lire de lui et le lire comme on lit tout écrivain,
c’est-à-dire en s’intéressant à la fois au fond et au style.
Pourtant ces questions
se posent bel et bien car Albert Camus à beaucoup écrit et dans des domaines
très divers. Il est un écrivain mais il est aussi un philosophe et un
journaliste ; et certains lecteurs seront donc davantage attirés par le
romancier, l’essayiste, d’autres par les écrits philosophiques ; et
d’autre encore, par les chroniques commentant la vie politique.
Dès le début de son
travail d’écrivain, et c’est d’une certaine manière étonnant, Albert Camus
s’est fixé une sorte de programme pour son œuvre à venir. Ce programme tel
qu’il nous l’a laissé se compose d’un cycle en trois parties : l’absurde,
la révolte et l’amour.
Camus souhaitait écrire
un essai, un roman et une pièce de théâtre pour chacun des thèmes qu’il
abordait.
Son décès prématuré ne
lui a permis de mener à terme que le cycle de l’absurde
avec l’essai : « le mythe de Sisyphe », le roman :
« l’Etranger » et la pièce de théâtre : « Le
malentendu » ; le cycle de la révolte avec l’essai :
« L’homme révolté », le roman : « la peste » et le
théâtre : « Caligula », « Les justes ».
Dans le dernier
cycle : l’amour, il n’a écrit que le roman qu’il n’a pas pu terminer et
qui est « Le Premier Homme ».
Il a aussi écrit un
certain nombre d’essais à ses tout débuts et dans lesquels on voit déjà
apparaître les thèmes de l’absurde, de la révolte et de l’amour. Ces premiers
écrits : « Noces » ; « l’Envers et l’endroit »
contiennent pourtant déjà en germe les grands thèmes de son œuvre : la
pauvreté, la mort sans espoir d’au-delà et donc l’absurdité de la vie,
l’importance de la solidarité entre les hommes, qui précisément face à
l’absurdité de la vie, doivent se donner des raisons de vivre et de s’aimer.
N'oublions pas que c’est
le livre d’André de Richaud « La douleur » qui lui a donné l’envie
d’écrire car, nous dit-il, il a compris en lisant ce livre que le milieu pauvre
qui était le sien pouvait donner lieu à littérature. Il écrit ceci :
« Je le lus en une
nuit, selon la règle et, au réveil, nanti d’une étrange et neuve liberté,
j’avançais hésitant sur une terre inconnue. Je venais d’apprendre que les
livres ne délivraient pas seulement l’oubli et la distraction. Il y avait une
délivrance, un ordre de vérité où la pauvreté, par exemple, prenait tout à coup
son vrai visage. La Douleur me fit entrevoir le monde de la création ».
André de Richaud est un
écrivain singulier qui a été honoré dès son premier livre :
« La douleur » dans lequel il évoquait, après la mort de son père à
la guerre de 14, sa vie auprès de sa mère.
Ce livre fit scandale
car il évoquait un adultère avec un Allemand pendant la guerre. Albert Camus
fut évidemment sensible à la description d’une situation qui ressemblait à la
sienne, lui qui avait aussi perdu son père à la guerre et qui fut élevé par sa
mère et sa grand-mère.
D’une certaine manière
il a voulu toute sa vie rester fidèle au milieu pauvre, au quartier pauvre dont
il est issu et ce conflit de loyauté marque son œuvre. Il eut la chance que ce
quartier pauvre soit situé dans un pays méditerranéen où le soleil, le ciel
bleu, la mer, la chaleur étaient donnés à chacun, aux pauvres comme aux riches
et Camus savait que malgré la pauvreté, les injustices, il existait des raisons
d’être heureux.
Il écrit aussi parce que
d’une certaine manière il se reproche d’avoir trahi son milieu. Quand il quitte
Belcourt pour aller étudier au Lycée Bugeaud, il a l’impression de trahir sa
famille, ses amis du quartier car il accède alors à un monde différent. Ce
thème de la trahison de son milieu, les conflits de loyauté qui s’en suivent,
le hantent mais beaucoup d’autres auteurs, après lui, seront eux aussi hantés
par cette question. Je pense, ici, à Annie Ernaux, prix Nobel de littérature et
qui, dans son discours de remerciement, cita Albert Camus.
Lui va étudier, lire des
livres, écrire ; alors que sa mère qu’il adore est illettrée. Il est
émouvant de se souvenir qu’il dédie « Le Premier Homme », ce livre
qu’il n’a pas pu terminer mais dont il voulait faire son chef d’œuvre, son
« Guerre et paix » comme il l’écrit dans ses carnets et qu’il
dédicacera à sa mère avec ces mots qui disent beaucoup : « A toi qui ne
pourras pas lire ce livre ».
La pauvreté, la maladie
qui le frappe à la fin de l’adolescence et alors qu’il ne croit pas en une vie
après la mort, conduisent le jeune Camus à cette notion d’absurde qui dominera
sa pensée.
Ces thèmes comme je l’ai
dit, sont traités à la fois dans des essais, dans le théâtre et dans les
romans. Il est donc certain que les lecteurs auront leurs préférences :
certains n’entreront qu’avec difficulté dans les essais et préfèreront les
romans ou encore les pièces de théâtre. Il n’y a pas de complexe à avoir :
il faut aller vers ses préférences.
Il me semble qu’il peut
y avoir un cheminement particulièrement agréable à suivre et je vais dire
comment, selon moi, un nouveau lecteur jeune ou moins jeune devrait entrer dans
cette œuvre.
L’œuvre de Camus comme celle
de beaucoup d’écrivains étant liée à sa vie, commencez par « Le Premier
Homme » qui est, je l’ai dit, une sorte d’autobiographie romancée, est une
bonne chose. D’autant que ce roman inachevé, est facile à lire ; que le
style de Camus atteint avec ce livre sa totale maturité ; et qu’il est
très émouvant.
Ce livre, découvert
comme on le sait lors de son accident en 1960, n’a été publié, avec
l’autorisation de Francine l’épouse de Camus, qu’en 1984 pour diverses raisons
tenant pour l’essentiel aux suites de la guerre d’Algérie, Francine Camus ne
voulant pas ouvrir de nouvelles polémiques.
Cette publication eut un
succès énorme, le livre se vendit en nombre en France et dans le monde entier.
Il permet de connaître l’homme Camus, son parcours, ce qui l’a formé, ce qu’il
était au plus profond de son être.
Sans doute peut-on
continuer en lisant les premiers livres publiés par Camus :
« Noces » et « l’Envers et l’endroit ». Ces livres on les
lira pour en apprécier la beauté de l’écriture et parce que le lecteur y
trouvera en germe les grandes idées de l’auteur, celles qu’il développera
ensuite dans ses autres livres.
Quant au style, comment
oublier les lignes sur lesquelles s’ouvrent « Noces » et que
chacun a souvent en mémoire :
« Au printemps
Tipaza est habitée par les dieux, couverte de fleurs et les dieux parlent dans
le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu
écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les
amas de pierres ».
Peut-on commencer un
texte sur la beauté de Tipaza par une plus belle phrase ?
Et plus loin, après
avoir décrit des merveilles vues et senties à chaque pas, il s’écrie :
« Et qu’ai-je
besoin de parler de Dionysos pour dire que j’aime écraser les boules de
lentisques sous mon nez ? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus
tard je songerai, plus tard sans contrainte : « Heureux celui des
vivants sur la terre qui a vu ces choses. Voir, et voir sur cette terre,
comment oublier la leçon ? ».
Les lecteurs
apprécieront aussi, j’en suis certain, le style sec et rapide qu’il emploie
dans « l’étranger » et qui a été remarqué dès la parution de ce
roman ; et celui, plus ample, avec des phrases beaucoup plus longues dans
« Le Premier Homme ».
Dans
« l’Etranger » la complexité du personnage de Meursault est rendue
avec des phrases courtes dans un style très simple et sec d’une certaine manière.
Dans « Le Premier
Homme », au contraire, la phrase est plus longue, quelques fois très
longue. Le contraire.
Mais le style de Camus,
la beauté de l’écriture se retrouvent aussi dans des œuvres qui ne sont pas de
fiction, dans ses écrits de journaliste par exemple.
En 1939 dans Alger
Républicain, Albert Camus fait une série de reportages en Kabylie. Ces articles
ont été publiés sous le titre : Misère de la Kabylie.
Dans ces articles Albert
Camus est d’abord très précis, fait état de documents, de choses vues, de
témoignages et de statistiques officielles. C’est donc des articles très
sérieux mais cela ne les empêche pas d’être bien écrits. Ils contiennent des
phrases superbes et plus personnelles qui ont le grand mérite de donner du
souffle à ces articles, d’inscrire une respiration dans le texte et d’inviter
le lecteur à la réflexion sur ce qu’il vient d’apprendre.
Citons quelques phrases
superbes mais qui, aussi, en disent beaucoup :
« Devant cet
immense paysage où la lumière du matin bondissait, au-dessus de ce trou
vertigineux où les arbres paraissaient des buées et dont la terre fumait sous
le soleil, je comprenais quel lien pouvait unir ces hommes entre eux et quel
accord les liait à leur terre. Je comprenais aussi combien peu leur eût été
nécessaire aussi en accord avec eux-mêmes. Et comment, alors, n’aurais-je pas
compris ce désir d’administrer leur vie et cet appétit de devenir enfin ce
qu’ils sont profondément ; des hommes courageux et conscients chez qui
nous pourrons sans fausse honte prendre des leçons de grandeur et de
justice ? ».
Et là encore :
« Mais je sais
qu’au retour d’une visite à la tribu de Tizi-Ouzou, j’étais monté avec un ami
kabyle sur les hauteurs qui dominent la ville. Là, nous regardions la nuit
tomber. Et à cette heure où l’ombre qui descend des montagnes sur cette terre
splendide apporte une détente au cœur de l’homme le plus endurci, je savais
pourtant qu’il n’y avait pas de paix pour ceux qui de l’autre côté de la
vallée, se réunissaient autour d’une galette de mauvaise orge. Je savais aussi
qu’il y aurait eu de la douceur à s’abandonner à ce soir si surprenant et si
grandiose, mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous
mettait comme un interdit sur la beauté du monde ».
« Mettait comme un
interdit sur la beauté du monde ». Comment mieux dire
l’injustice ?
Et, comme je veux
absolument vous convaincre de la beauté de son style même dans des articles
journalistiques, je citerai encore la conclusion de cette vaste enquête qui fit
tant de bruit en Algérie en 1939 ; alors que l’écrivain n’avait que 26
ans !
« Je ne puis
m’empêcher, enfin, de me retourner vers le pays que je viens de parcourir. Et
c’est lui et lui seul qui peut ici me donner une conclusion. Car de ces longues
journées empoisonnées de spectacles odieux, au milieu d’une nature sans pareil,
ce ne sont pas seulement les heures désespérantes qui me reviennent mais aussi
certains soirs où il me semblait que je comprenais profondément ce pays et ce
peuple.
Tel ce soir, où, devant
la Zaouïa de Koukou, nous étions quelques-uns à errer dans un cimetière de
pierres grises et à contempler la nuit qui tombait sur la vallée.
A cette heure qui
n’était plus le jour et pas encore la nuit, je ne sentais pas ma différence
d’avec ces êtres qui s’étaient réfugiés là pour retrouver un peu d’eux-mêmes.
Mais cette différence, il me fallait bien la sentir quelques heures plus tard à
l’heure où tout le monde aurait dû manger.
Eh bien, c’est là que je
retrouvais le sens de cette enquête. Car si la conquête coloniale pouvait
jamais trouver une excuse, c’est dans la mesure où elle aide les peuples
conquis à garder leur personnalité. Et si nous avons un devoir en ce pays, il
est de permettre à l’une des populations les plus fière et les plus humaines en
ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin ».
Il a 26 ans quand il
écrit cela ! Avec ces mots, ce style et cette force !
Comment s’étonner que
l’écrivain Mouloud Feraoun, ce grand écrivain algérien, assassiné lâchement par
l’OAS, ait pu lui écrire cette émouvante lettre !
« Vous
êtes bien jeune, monsieur, quand le sort des populations musulmanes vous
préoccupe déjà. À cette époque-là, moi qui suis de votre âge, je m'exerçais à
faire correctement ma classe et je gagnais sans doute plus que vous. Vous étiez
bien jeune et votre voix bien faible, il m'en souvient. Lorsque je lisais vos
articles dans Alger Républicain, ce journal des instituteurs, je me disais : «
Voilà un brave type ». Et j'admirais votre ténacité à vouloir comprendre, votre
curiosité faite de sympathie, peut-être d'amour. Je vous sentais tout près de
moi, si fraternel et totalement dépourvu de préjugés ! ».
Récemment est paru un très beau récit de Xavier Le Clerc : « Un homme sans titre » qui est un superbe hommage de l’auteur, fils d’un Kabyle, à son père, travailleur immigré en France à cet homme qui connut la grande misère de la Kabylie au moment même où le jeune Camus parcourut cette région splendide.
Un
homme sans titre, est aussi un magnifique hommage au travail de Camus en
Kabylie et à Camus et ses articles : « Misères en Kabylie » sont
partout dans ce livre qu’ils irriguent.
Xavier
Le Clerc nous fait aimer encore plus, s’il est possible, ce jeune écrivain qui
dès le début fut un juste.
Ce style, il l’emploiera
dans tous ces articles très nombreux à Alger Républicain, puis à Combat ;
journaux dans lesquels il évoquera régulièrement et avec une grande lucidité
les évènements de l’actualité.
Quand en Algérie il sera
chroniqueur judiciaire, il saura rendre compte des procès, souvent complexes
dans lesquels la culpabilité de l’accusé est discutée, en rendant vivant ces
débats, en creusant le fond des affaires et sans se contenter de l’apparence.
Il saura manier l’ironie, la colère. Il parviendra, à plusieurs reprises, à
renverser la situation et à démontrer l’innocence des accusés. Son style sera
au service de la vérité et de la justice.
Il faut reconnaître que
ses écrits « philosophiques », ses essais, sont plus difficiles
d’accès non pas parce qu’ils sont moins bien écrits mais parce qu’ils font
appel à des doctrines, à des idées plus complexes et analysent des travaux
scientifiques.
C’est la raison pour
laquelle, il me semble, que ces lectures doivent venir après celles que j’ai
citées. Autrement dit, j’ai la conviction que pour bien entrer dans l’œuvre
d’Albert Camus, il faut d’abord commencer par ce qu’il écrit en qualité de
romancier, puis aborder sa pensée philosophique et son théâtre.
AIMER CAMUS PENSEUR
Je n’emploie pas le mot
de philosophe alors qu’il existe indiscutablement une philosophie de Camus. On
sait que cette qualification lui a été déniée par l’entourage de Sartre et
qu’un journaliste de cette obédience, voulant l’humilier et, sans doute, faire
un bon mot, l’a qualifié de « philosophe pour classes terminales ».
Camus en raison de sa maladie et de son statut social n’a pas été normalien ni
agrégé de l’Université mais un jury autrement plus sévère et plus important, la
communauté des lecteurs, le public, lui a donné raison contre les sartriens. Le
public !
Albert Camus est d’abord
un écrivain et à ce titre ce que le lecteur recherche en le lisant, c’est le
plaisir de lire, un style, une façon de créer et d’évoquer, en fin de compte le
plaisir des mots. Il recherche chez les personnages créés par l’auteur des
êtres lui ressemblant, éprouvant les mêmes sentiments, peurs ou angoisses ou,
au contraire différents tellement de lui qu’ils les entrainent vers des
horizons étrangers, distincts de leur monde habituel.
Lire
« l’Etranger », c’est côtoyer une personne que vous n’êtes peut-être
pas mais que vous tentez de comprendre ; lire « la Peste »,
c’est vous confronter au problème du mal et réfléchir sur la façon dont vous
réagiriez face au mal, fuir, s’abandonner ou résister.
Lire « La
chute », c’est mener une réflexion sur ce que chacun est profondément,
loin de l’image qu’il s’efforce de donner.
Mais lire Camus c’est
aussi, parce qu’il a été philosophe, journaliste, chroniqueur de son
temps ; c’est se confronter à ses idées, à sa conception du monde, de la
politique, de la justice ; et là, il y a beaucoup à apprendre.
La première grande leçon
de Camus, c’est d’inviter chacun à s’exprimer clairement.
« Mal nommer les
choses c’est, écrivait-il, ajouter aux malheurs du monde ».
C’est à partir d’une
mauvaise analyse, d’une mauvaise expression de la réalité que l’erreur
s’infiltre, détruit la vérité et permet tous les abus.
Cette exigence de vérité
dans l’expression est, aujourd’hui encore, d’une plus grande
nécessité lorsque l’on constate - et c’est facile - comment la vérité est sans
cesse violée sur les réseaux sociaux, comment certains politiques n’hésitent
pas à être dans la post-vérité, dans l’énonciation de
contre-vérités qu’ils présentent, sans honte, sans état d’âme, comme la
vérité et que ces mensonges, pourtant souvent évidents, sont crus et partagés
par beaucoup.
Oui, dire les choses
dans leurs vérités est une exigence première que Camus nous apprend et, s’il
s’est si rarement trompé, n’est-ce pas parce que précisément il nommait bien
les choses, il analysait le fond des questions sans s’en tenir à l’apparence ou
au sens que les idéologies voulaient leur donner et en acceptant la nuance si
étrangère aujourd’hui aux affirmations péremptoires que l’on trouve partout.
Dans le fond, il faisait sienne cette phrase d’André Gide : « J’aime
ceux qui cherchent la vérité, je me méfie de ceux qui la trouvent ». Ne
doutons pas qu’il aurait été peiné de voir certains comportements
d’aujourd’hui.
La seconde de ces
grandes leçons est que, précisément, la vérité est le plus souvent dans la
nuance. Quand vous examinez les prises de position d’Albert Camus vous
constatez qu’il est le plus souvent dans la nuance et, en tous cas, jamais dans
l’affirmation idéologique. Il montre toujours la complexité des problèmes et se
refuse aux positions trop tranchées. Ce n’est pas dire qu’il n’a pas de
convictions profondes. Bien au contraire mais il sait que dans ce monde rien
n’est jamais aussi simple qu’on le croit d’abord.
On retrouvera ce sens de
la nuance dans de nombreux écrits. Lorsque, par exemple, il écrit ses Lettres à
un ami allemand, il prend bien soin de distinguer l’idéologie nazis des
Allemands et s’il est d’accord pour combattre, il sait, et il l’écrit qu’il
faudra, ensuite, se réconcilier avec le peuple allemand.
Sur la question de Dieu,
d’une vie après la mort, il est très clair et affirme qu’il ne croit pas.
Cependant il respecte les croyants et pense qu’ils peuvent apporter quelque
chose de positif. Ainsi dans un débat qu’il a avec des dominicains dans un
couvent parisien de la Rue de Latour-Maubourg il leur dira qu’il a attendu au
moment de la guerre « qu’une grande voix s’élevât à Rome » pour
condamner clairement et fortement le nazisme et il exprimera le regret que
cette voix n’ait pas été entendu.
Enfin, s’il fut si
incompris, si malheureux au moment de la guerre d’Algérie, c’est que sa
position, comme nous le verrons en détail, n’épousa jamais les extrêmes d’un
côté comme de l’autre et qu’il resta toujours dans la nuance. Ce qui n’est
jamais la bonne position lorsque l’idéologie et la passion s’en mêle.
Ce sens de la nuance
aussi est une leçon à l’heure où sur les réseaux sociaux nous assistons à des
affirmations outrancières, le plus souvent fausses et sans nuance.
Ce sens de la nuance
chez lui va aussi avec une capacité de dialoguer avec ceux qui ne pensent pas
comme lui.
On verra qu’il a
participé à de très grands débats et s’il l’a fait avec fermeté, il a toujours
su analyser les arguments de l’adversaire et ne les a jamais balayés d’un
revers de la main avec mépris. Il a accepté la polémique, même si parfois ses
adversaires furent assez odieux dans leur argumentation. Je pense là aux
sartriens lors de la parution de « L’Homme révolté » qui s’en prenait
clairement aux dérives du communisme.
Il a déploré que déjà à
son époque ce sens du dialogue, de la discussion ait presque disparu. Il écrit
que désormais on assène sa vérité sans vouloir jamais envisager la position de
l’adversaire que l’on traite aussitôt en ennemi.
En dehors de ces règles
de comportement dans le domaine de la pensée, il y a évidemment beaucoup à
apprendre de Camus d’abord dans sa philosophie, puis en politique.
On sait que l’un des
procès qui ont été faits à Albert Camus dans les années 50 par l’intelligentsia
parisienne, était celui de ne pas être un véritable philosophe ; et l’on
se souvient de l’imbécile apostrophe « philosophe pour classe
terminale » qui voulait dire le mépris des intellectuels de l’époque pour
cet écrivain venu d’Algérie.
Alors il est vrai que
Camus a une faible formation universitaire en philosophie et qu’il n’a pas fait
« Normale Sup ». Il a un simple diplôme d’études supérieures obtenu à
Alger sur un mémoire consacré aux relations de Saint Augustin le père de
l’Eglise, ancien évêque d’Hippone l’actuel Annaba et de Plotin philosophe grec.
Peu de choses aux yeux
de ces intellectuels bardés de diplômes !
Par ailleurs, il est
vrai qu’Albert Camus est d’abord et avant tout un écrivain, une plume qui évite
de jargonner comme certains de ses détracteurs.
Et, enfin, sa pensée se
méfie avant tout des systèmes, des théories, des analyses abstraites faites
dans un langage souvent difficile d’accès.
Alors oui, Albert Camus
n’est pas un philosophe de système et on ne lui doit aucune théorie voulant
expliquer la totalité du monde. Mais est-ce à dire, pour autant, qu’il n’est
pas philosophe au sens de celui qui questionne le monde et donne son point de
vue sur les grandes questions qui se posent à l’humanité ? Je ne le pense
pas. Je suis même sûr du contraire.
Dans le fond les
philosophes de cette époque et de tous les temps qui ont voulu ériger des
systèmes d’explication du monde se sont trompés car comme l’écrivait, il y a
bien longtemps, Shakespeare « Horatius, Horatius il y a plus de
philosophie dans le ciel et sur la terre que n'en rêve votre
philosophie ». Camus veut simplement, pourrait-on dire, faire que l’homme
jouisse de la beauté, de la variété du monde. Il ne croit pas à l’idée,
d’ailleurs un peu folle, qu’il faut créer un « homme nouveau ».
Et c’est à cette
recherche de la philosophie de Camus que je veux en venir maintenant.
Comme précisément il
n’élabore pas vraiment un système totalisant, expliquant le monde ; il est
préférable de commencer par souligner ce qu’il n’est pas, d’analyser les
théories qu’il rejette clairement pour tenter ensuite de voir sa propre pensée.
La première chose à
souligner, car elle sous-tend l’ensemble de sa pensée, c’est son incroyance,
son refus de Dieu et des religions, car ce refus premier le conduit à sa thèse
de l’absurde. Le monde, en effet, ne peut être absurde pour ceux qui croient à
une vie ultérieure, à un monde autre que notre monde terrestre. Pour eux la vie
a un sens.
Or Camus n’a jamais pu
entrer dans cette foi. Il le dit à de très nombreuses reprises lorsqu’il évoque
l’horreur de la mort.
Cela ne l’empêche pas de
respecter les croyants et même pourrait-on dire de les envier. Il faut lire à
cet égard la conférence qu’il donna devant des religieux au couvent des
Dominicains de Latour-Maubourg en 1948.
Ce texte est important
car il nous montre clairement la façon de faire d’Albert Camus et d’abord son
respect de l’interlocuteur.
Il faut citer ici, cette
partie du texte :
« En second lieu,
je veux déclarer encore que, ne me sentant en possession d’aucune vérité absolue
et d’aucun message, je ne partirai jamais du principe que la vérité chrétienne
est illusoire, mais seulement de ce fait que je n’ai pu y entrer ».
Et plus loin :
« Cela dit, il me
sera plus facile de poser mon troisième et dernier principe. Il est simple et
clair. Je n’essaierai pas de modifier rien de ce que je pense ni rien de ce que
vous pensez (pour autant que je puisse en juger) afin d’obtenir une
conciliation qui nous serait agréable à tous. Au contraire, ce que j’ai envie
de vous dire aujourd’hui c’est que le monde a besoin de vrai dialogue, que le
contraire du dialogue est aussi bien le mensonge que le silence, et qu’il y a
donc de dialogue possible qu’entre des gens qui restent ce qu’ils sont et qui
parlent vrai ».
Ce texte montre un grand
respect de l’interlocuteur à qui on va dire clairement et sans détour son point
de vue mais dont on va respecter la pensée.
Et cela ne l’empêche pas
de dire des choses fortes et même dures. C’est ainsi qu’il va dire à ces
religieux qu’il n’a pas compris le silence du Pape pendant la période nazie. Il
fait référence ici à un problème souvent soulevé sur le silence du Pape Pie XII
face aux crimes nazis. Cette affaire a donné lieu après le décès de Camus à une
pièce de théâtre qui a fait scandale a son époque et qui s’intitule « Le
Vicaire de Rolf Hochhut » en 1963 ; et plus tard encore, au film de
Costa-Gavras : « Amen ».
Je trouve que c’est
Camus qui a le mieux posé cette question :
« Et pourquoi ici
ne le dirais-je pas comme je l’ai écrit ailleurs ? J’ai longtemps attendu
pendant ces années épouvantables qu’une grande voix s’élevât de Rome. Moi
incroyant ? Justement. Car je savais que l’esprit se perdrait s’il ne
poussait pas devant la force, le cri de la condamnation. Il paraît que cette
voix s’est élevée. Mais je vous jure que des millions d’hommes avec moi ne
l’avons pas entendue et qu’il y avait alors dans tous les cœurs, croyants ou
incroyants, une solitude qui n’a pas cessé de s’étendre à mesure que les jours
passaient et que les bourreaux se multipliaient.
On m’a expliqué depuis
que la condamnation avait été bel et bien portée. Mais qu’elle l’avait été dans
le langage des encycliques qui n’est point clair. La condamnation avait été
portée et elle n’avait pas été comprise ! Qui ne sentirait ici où est la
vraie condamnation et qui ne verrait que cet exemple apporte en lui-même un des
éléments de la réponse… Ce que le monde attend des chrétiens, est que les
chrétiens parlent à haute et claire voix et qu’ils portent leur condamnation de
telle façon que jamais le doute, jamais un seul doute, ne puisse se lever dans
le cœur de l’homme le plus simple ».
Il ne croit donc pas
mais respecte ceux qui croient et cela on le verra aussi dans ses romans et
notamment « l’Etranger » et « La Peste ».
Dans
« l’Etranger » on se souvient qu’après sa condamnation à mort,
Meursault va avoir un long entretien avec l’Aumonier venu lui proposer son
aide, aide qu’il refusera. C’est un dialogue puissant dans lequel et à
plusieurs reprises Meursault confirme à l’Aumonier qu’il ne croit pas et que
cela ne l’intéresse pas. Et il va jusqu’à la colère, face à l’insistance du
prêtre.
Dans « La Peste »,
Camus met aussi en scène un dialogue entre un athée et un croyant, un prêtre et
c’est alors pour montrer que face à un fléau comme la peste, il n’est pas
nécessaire de croire pour agir ; et qu’au contraire, là où l’homme
d’Eglise agit en priant, celui qui ne croit pas est plus pratique et il agit
ici et maintenant, sur cette terre avec ses moyens pour lutter contre le fléau
et aider ses frères humains.
Il y a donc dans cette
attitude une mise en place d’une philosophie de la solidarité humaine sans
avoir besoin d’une quelconque croyance en l’au-delà.
Il est donc incroyant
mais il aime le monde et la vie. Chacun connaît plus ou moins la vie de Camus
qui, d’une certaine manière n’a pas été épargné par le malheur (perte du père
juste après sa naissance - pauvreté - sa vie dans une famille illettrée - la
maladie grave qui l’atteint jeune encore et qui le poursuivra toute sa vie -
difficultés dans sa vie familiale et, enfin, le drame de l’Algérie, son pays
natal) et malgré cela Camus est doué pour le bonheur, il aime le monde qu’il
glorifie comme on glorifie un Dieu.
Il suffit de lire son
« Noces à Tipaza » pour comprendre une autre partie de sa
philosophie, l’accord de l’homme avec le monde, la jouissance des plaisirs
simples que donnent le soleil et la mer. Et d’ailleurs il nous dit
clairement : à quoi bon les Dieux quand on peut jouir des plaisirs de la
vie, de la nature du ciel et de la mer. Ne pourrait-on pas dire qu’il est
panthéiste et que pour lui les dieux sont partout et surtout dans la
nature ?
Ainsi ce très beau
texte :
« Bien pauvres sont
ceux qui ont besoin des mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères
dans la course des journées. Je décris et je dis : « voici qui est
rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les
fleurs ». Et qu’ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j’aime
écraser les boules de lentisques sous mon nez ? Est-il à Déméter ce vieil
hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : « Heureux celui
des vivants sur la terre qui a vu ces choses ». Voir et revoir sur cette
terre, comment oublier la leçon ? ».
Il y a là un deuxième
aspect très important de la philosophie de Camus. Le monde est beau, vivre est
souvent agréable et il faut savoir profiter de ce don.
Et finalement ce que
l’on a retenu de la philosophie de Camus la notion de l’absurde qu’il a
développée dans le mythe de Sisyphe, c’est précisément le rapprochement qu’il
fait entre cet amour de la vie, de la beauté, de la jouissance et de la mort.
Vivre est merveilleux
mais l’on va mourir. Cela le heurte, le choque, lui fait mal. Il déteste cette
idée de ne plus jouir de la vie et cette interrogation qui est d’ailleurs la
question fondamentale qui interroge le monde depuis l’origine est celle qui a
conduit les peuples de la terre à rechercher Dieu, pour Camus à l’inventer car
il est choqué par cet appel à un sens face « au silence
déraisonnable du monde ». Oui, il s’interroge sur la finitude de l’homme
et personne ne lui répond.
En présence de l’absurde
et de l’appel à la jouissance des beautés du monde, il aurait pu s’orienter
vers une sorte de philosophie de l’égoïsme. Puisqu’il n’y a rien après la mort
et que le monde est beau alors contentons-nous d’en jouir ; et, pour ce
faire, ne nous occupons que de nous, dégageons-nous de toutes obligations et
servitudes. Par ailleurs, puisqu’il n’y a rien après la mort et surtout pas de
jugement, alors tout est permis d’une certaine façon.
Eh bien pour Albert
Camus c’est le contraire. Il insiste sur la nécessité de se créer une morale à
l’échelle de l’homme. L’homme doit faire son travail, il doit essayer
d’améliorer ce qui peut l’être, il doit être solidaire des autres hommes. La
solidarité c’est, je pense, un des grands principes d’action de cet écrivain.
Et dans le fond, nous dit-il, c’est dans l’action, dans l’amélioration de la
vie que l’homme peut trouver sa joie. Certes c’est à la fois modeste et
toujours à recommencer mais il n’y a pas d’autres solutions ; et alors, on
peut imaginer « Sisyphe heureux ».
Cette exigence de la
solidarité est enfouie profondément dans le caractère même d’Albert Camus qui a
toujours aimé l’amitié sincère, la camaraderie. On se souvient que ces moments
de bonheur sont ceux qu’il a passés avec des équipes que ce soit les comédiens
quand il s’adonne au théâtre ou des ouvriers typographes quand il est
journaliste et qu’il aime descendre au marbre. Et, enfin, ne nous a-t-il pas
dit que tout ce qu’il avait appris de sérieux, c’est en jouant au foot ?
Camus n’est pas un
penseur solitaire et c’est pourquoi il a souffert lorsque le milieu parisien
après l’avoir accueilli, lui a battu froid et l’a combattu de manière souvent
déloyale et injuste.
Et dans son discours de
réception du Prix Nobel, il est encore revenu sur cette solidarité nécessaire
et notamment avec les personnes persécutées injustement.
« Je ne puis vivre
personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de
tout. S’il m’’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne me sépare de personne
et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à
mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand
nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des
joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet
à la vérité la plus humble et la plus universelle.
Et celui qui, souvent, a
choisi un destin d’artiste parce qu’il se sentait diffèrent, apprend bien vite
qu’il ne nourrira son art et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec
tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à
mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle
il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent
rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et s’ils ont un
parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon
le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge mais le créateur qu’il soit
travailleur ou intellectuel ».
Dans « la
Peste » il évoque aussi la solidarité nécessaire des hommes face aux
fléaux.
On voit déjà se dessiner
la pensée de Camus mais il faut absolument compléter ces idées par l’une de
celles qui, à mon sens, dominent sa philosophie : le rejet des idéologies,
des systèmes complets qui veulent décrire la totalité du monde. Il
ne serait pas loin de penser avec Shakespeare qu’ « il y a plus de choses
dans le monde et sur la terre que dans toute la philosophie ».
N’a-t-il pas dit ce
rejet des systèmes lorsqu’il écrit : « Si
j’avais à écrire ici un livre de morale, il aurait cent pages et
quatre-vingt-dix-neuf seraient blanches. Sur la dernière j’écrirais : Je ne
connais qu’un seul devoir, c’est celui d’aimer. Et pour le reste, je dis non.
Je dis non, de toutes mes forces ».
Une grande partie de ses
écrits sont une condamnation du totalitarisme et de la violence qui lui est
nécessaire. Bien sûr le totalitarisme nazi cela va sans dire qu’il condamne,
tout en respectant le peuple allemand dans ses « Lettres à un ami allemand »
mais aussi et c’est à l’époque assez peu répandu, le totalitarisme communiste.
Dans « l’Homme
révolté », il analyse les mécanismes du totalitarisme et les condamne avec
efficacité. Cela lui vaudra, on le sait, le mépris et le rejet d’une grande
partie de l’intelligentsia et des sartriens en premier lieu. Mais c’est à lui
que l’avenir a donné raison. Il a été très souvent la raison d’espérer et de
lutter de beaucoup, dans les pays touchés par le communisme. Dans le fond il a
approfondi, avec la même lucidité et le même courage ce qu’avait déjà exprimé
André Gide dans son « Retour d’URSS ».
Mais ne soyons pas dupe.
Il n’est pas pour autant fervent défenseur du libéralisme. Quand la droite veut
se l’approprier comme c’est le cas de nos jours, elle se trompe car si Camus
refuse le communisme parce qu’il porte atteinte aux libertés et qu’il est amené
à user de violence, il ne soutient pas, pour autant le libéralisme. Ce qui a
fait que les libertaires, les anarchistes ont pu se retrouver chez Camus.
Comme on le voit, il n’y
a pas chez Albert Camus de grandes théories car il est bien conscient de la
complexité du monde qui ne peut se laisser renfermer dans une idéologie mais il
y a des principes qui permettent aux hommes de faire face au monde :
absurdité de notre destin, solidarité nécessaire entre les hommes, nécessité de
préserver la liberté et rejet de la violence. C’est peu, diront certains. Je
crois que c’est au contraire beaucoup et la popularité qu’il connaît de nos
jours est la preuve que les lecteurs ont compris son message et y adhérent.
Face à toutes les
tentations totalitaires qui veulent faire le bonheur des hommes en créant, nous
disent ces idéologies, « un nouvel homme », il insiste pour que
l’homme soit respecté et que sa liberté de jouir du monde lui reste acquise. Il
a cette phrase magnifique qui, pour moi, résume l’objectif de la
politique : « Echouer à unir la liberté et la justice, c’est échouer en
tout ».
N'y a-t-il pas,
finalement, l’explication profonde de toute sa pensée dans cette phrase écrite
dans la Préface de l’Envers et l’endroit (13) : « J’ai été
placé à mi-chemin de la misère et du soleil. La misère m’a empêché de croire
que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire, le soleil m’apprit que
l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je
faisais une divinité ».
Si vous voulez bien y
réfléchir et donner à cette phrase tous ces développements, vous
vous direz que toute la pensée de Camus est, déjà, ici en germe. Elle est ce
qui a été appelé la pensée du midi par de nombreux commentateurs ;
c’est-à-dire cette recherche de l’équilibre, de la nuance, de la modération
venue des Grecs et des Romains ; et qui a irrigué tout le pourtour
méditerranéen.
AIMER CAMUS ENSEIGNANT
On le sait Albert Camus
ne fut pas enseignant. En raison de sa tuberculose, il ne put passer
l’agrégation et l’on se dit que si les étudiants ont perdu un maître, c’est la
littérature et la pensée qui ont gagné.
Albert Camus fut, en
octobre 1937, nommé professeur à Sidi-Bel Abbes mais après quelques jours de
réflexion, il refusa ce poste.
On trouve sur Facebook
sur la page du cercle d’histoire locale de Sidi Bel Abbes une entrée consacrée
à cet épisode de la vie de Camus, ce qui, au passage, montre que les Algériens
s’intéressent à la vie de Camus.
Ce texte nous indique
que Camus nommé au Lycée Laperrine, aujourd’hui Azza Abdelkader, pour y
enseigner les lettres, est arrivé un dimanche pour commencer le lundi mais
qu’il en est aussitôt parti en adressant un télégramme au Principal pour lui
demander de mettre sa nomination en suspens car il était obligé pour des
raisons impératives de se rendre à Alger !
En réalité il ne revint
plus et renonça à ce poste.
Il s’en est expliqué
auprès d’un ami, Jean Heurgron, professeur de latin à l’Université :
« Je ne sais
comment vous dire. Lorsque le soir, dans ma chambre d’hôtel, je me suis vu là,
avec 9 mois à passer, devant une certaine forme de vie qui est celle que je
hais le plus, je me suis senti sans forces. Je suis resté le dimanche matin. Je
savais bien que ce poste représentait pour moi une chance exceptionnelle, que
j’avais des besoins très urgents et que, de toute façon, c’était à peu près ce
que j’avais choisi. Mais là, je n’ai pas pu. Dix minutes avant le départ du
train d’Alger j’ai fait ma valise et me suis littéralement enfui ».
Par contre, il enseigna
quelques temps à Oran, dans une école privée qu’avait créée son ami Benichou
pour y accueillir les jeunes juifs chassés du système scolaire par les
honteuses lois de Vichy.
Il prit plaisir à cet
enseignement et il laissa, dans le cœur de ses jeunes élèves un souvenir
magnifique. Certains évoquaient cette période, pourtant difficile, avec une
grande nostalgie et un sentiment de gratitude à l’égard de ce professeur.
On trouve sur la toile
quelques témoignages d’anciennes élèves et aussi dans la correspondance
échangée entre Camus et ses amis Benisti.
Ces correspondances
montrent ce que j’ai déjà noté ailleurs : le sens de l’amitié et de
fidélité de Camus. On y trouve aussi la lettre adressée à une de ses élèves
pour corriger la copie d’un devoir qui avait pour sujet les rapports de Valery
et de Pascal. Ce corrigé qui tient sur plusieurs pages est d’un très haut
niveau (Je ne suis pas sûr que cela serait possible aujourd’hui) et montre le
respect que Camus avait pour ses élèves. Pas étonnant, dès lors, que ces élèves
se soient souvenus avec émotion, longtemps après, de ses enseignements à Oran.
AIMER CAMUS JOURNALISTE
Dans le fond c’est parce
que Camus fut un penseur et un écrivain, qu’il fut aussi un journaliste ;
et que ce journaliste fut exemplaire et constitue encore un modèle pour notre
temps.
Evoquer Albert Camus
journaliste dans le cadre d’une recherche de la modernité de Camus c’est, dans
le fond, se demander si Albert Camus a encore quelque chose à nous dire et
à nous apprendre sur le journalisme et comment il regarderait nos médias
d’aujourd’hui.
Je n’entrerai pas dans
le détail de sa carrière de journaliste. Elle est bien connue mais je dirai
simplement qu’il a été journaliste toute sa vie; puisqu’il a commencé très
jeune, à 25 ans à Alger Républicain et a écrit pratiquement jusqu’à sa mort, à
Combat, à l’Express, à Paris Soir; et qu’il a connu et pratiqué toutes les
branches du journalisme : les faits divers, ce que l’on appelle
communément « les chiens écrasés », puis les enquêtes de fond, puis
les chroniques judiciaires, les éditoriaux politiques, les chroniques
littéraires et artistiques (la peinture) et qu’il a même occupé le poste de
rédacteur en chef.
Aucun poste dans un
journal ne lui est étranger. Ces expériences ont nourri son œuvre romanesque et
il y a un journaliste dans « l’Etranger » et dans « la
Peste ».
Dans chacune de ces
facettes du journalisme, il a excellé et est devenu un modèle. Ses textes,
pourtant circonstanciels, peuvent encore être lus de nos jours avec profit. Ce
qui, vous le reconnaitrez, n’est pas si fréquent, les articles des journalistes
perdant aujourd’hui, de leur intérêt quelques jours après leur parution.
Essayons donc de dire
plus en détail ce que Camus peut apporter au journalisme d’aujourd’hui.
Autrement dit, quelles leçons peut-on tirer de son travail.
Camus a toujours
réfléchi sur ce métier. Il a donné quelques pistes et a mis en avant une
conception élevée du journalisme.
Dans un texte du 31 aout
1944 il écrivait ceci :
« Notre désir,
d’autant plus fort qu’il était muet, était de libérer les journaux de l’argent
et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce
qu’il y a de meilleur en lui. Nous pensions qu’un pays vaut souvent ce que vaut
sa presse. Et s’il est vrai que les journaux sont la voix d’une nation, nous
étions décidés, à notre place et pour notre faible part, à élever ce pays en
élevant son langage ».
Il y a dans ce texte
fondateur trois exigences : celui de la liberté (les journaux ne doivent
pas être assujettis à l’argent), le souci de la vérité et celui, non moins important
du langage, de la langue mais également l’engagement pour, écrit-il,
« mettre le public à la hauteur de ce qu’il y a de meilleur en lui ».
Par conséquent :
liberté, vérité, langage et engagement.
Commençons par la
vérité.
Vaste question car comme
le disait André Gide : « J’aime ceux qui la cherchent, je n’aime
pas ceux qui la trouvent », voulant dire par là que la vérité est souvent
difficile à trouver, qu’elle nécessite un effort et surtout celui de se
soustraire aux idées préconçues, aux idéologies, aux pressions de toutes
sortes.
Camus n’était pas loin
de partager cette crainte. Il plaçait le doute au centre de son comportement.
Il dit d’ailleurs : « s‘il y avait un parti des gens qui doutent, je serai
de ce parti ».
Albert Camus a donc
toujours effectué un travail d’enquête, de recherche pour éviter de se tromper.
Il faut rappeler ici ses mémorables 11 articles sur la Misère en Kabylie qui
sont nourris de faits, de choses que Camus lui-même a constatées alors qu’il
sillonnait la Kabylie en car.
Ces articles sont
également nourris de chiffres, de statistiques, d’études des rapports et
documents du pouvoir colonial. Et Albert Camus confronte ses documents avec la
réalité qu’il voit.
Dans sa recherche de la
vérité, il ne se laisse pas avoir par la propagande coloniale. Il a le
courage (car la vérité nécessite bien souvent du courage) de
dire haut et fort les injustices criantes qu’il constate. Cela lui vaudra
d’être chassé de son pays !
Et n’oublions pas que
ces articles demeurés fameux, ont été écrits par un jeune de 25 ans qui
débutait dans la presse !
Là où on le voit encore
dans la recherche de la vérité, c’est dans son travail de chroniqueur
judiciaire.
Il ne se contente pas de
rapporter dans ses articles ce qui se passe au procès, les péripéties de la
procédure. Il se plonge entièrement dans le dossier de l’affaire et refait
l’enquête. Il juge l’enquête et la façon dont elle a été menée.
Cette recherche de la
vérité, cette volonté de ne pas en rester aux apparences, le conduisent à
découvrir des erreurs graves; au point que l’on voit, au fil des articles de
Camus, la vérité se renverser et que certains des poursuivis ont dû leur
acquittement au travail du journaliste Camus.
Dans l’affaire Hodent,
il montre toute sa capacité d’enquête. Michel Hodent est un petit fonctionnaire
de la Société de prévoyance de Tiaret près d’Oran. Il est accusé d’avoir
détourné des fonds issus de la vente de blé au détriment des cultivateurs.
Il est aussitôt
incarcéré et poursuivi sans qu’il existe de réelles preuves de sa culpabilité.
En réalité Hodent a
simplement voulu protéger les pauvres agriculteurs arabes de la spéculation. Il
est victime des « profiteurs » gros colons et de quelques Caïds
musulmans de la zone qui évidement profitaient de la spéculation et ont voulu
l’éliminer.
Hodent, incarcéré,
adresse une lettre à Alger Républicain et Albert Camus va s’intéresser à son
affaire, va faire lui-même l’enquête, va rechercher des témoins.
Ses chroniques sont de
journalisme d’investigation et pas simplement le récit des audiences.
Il met toute sa force
dans la bataille. Le premier article est publié le 10 janvier 1939 et le
dernier le 23 mars 1939. Et les titres de ces articles, disent tout de ce
combat pour la vérité :
- « Depuis quand
poursuit-on la conscience professionnelle ? ».
- « L’affaire
Hodent. Un homme juste plaide pour un innocent ».
Dans un autre article
paru le 4 février 1939, il expose avec fermeté des arguments de
poids :
« Un homme est
jeté en prison pour un crime qui n’en serait pas un s’il l’avait commis. Ce que
par surcroit, il n’a pas fait ».
« Il est gardé
sur des témoignages qu’un simple inventaire démolit. Il est maintenu sur une
équivoque dont il n’est pas responsable, grâce à une accusation qu’aucune
preuve humaine, sinon l’injustice et la haine, ne peut fonder; pendant que les
sympathies qu’il éveille, sont dispersées à coup de mensonges gratuits ».
Le 10 janvier 1939 il
avait adressé une lettre ouverte au Gouverneur Général et cette lettre fit
grand bruit.
Je me suis un peu étendu
sur cette affaire Hodent parce qu’elle montre bien le travail de Camus
journaliste. Mais il a agi de la même façon dans d’autres affaires
judiciaires : celle des incendiaires d’Auribeau et celle du Cheik El Okbi
dont il obtiendra aussi l’acquittement. Le Cheik El Okbi lui en sera toujours
reconnaissant et lorsque Camus à Alger prononcera son célèbre appel pour une
trêve civile, le Cheik El Okbi, malade, tiendra à y assister et sera amené dans
la salle sur une civière.
Dans ces affaires,
Albert Camus se hisse au niveau de Voltaire, de Zola et de Victor Hugo.
La vérité, il est donc
en permanence à sa recherche. Il aurait sans doute peu apprécié le monde des
réseaux sociaux où circulent tant de contre-vérités, de fake-news,
d’utilisation abusive de faits trafiqués.
Dans un excellent
article de la Revue des Deux Mondes de septembre 2019, Robert Kopp écrit :
« A l’époque où les
mensonges d’Etat et des fake-news envahissent toujours plus tous les médias et
se répandent sur les réseaux sociaux, il est urgent de méditer son exemple,
voire de s’en inspirer ».
Le livre d’André Perrin :
« Postures médiatiques : Chroniques de l’imposture ordinaire »
est un bonheur de lecture, tant il excelle à mettre en exergue le deux poids
deux mesures permanent, l’approximation et même les fake-news éhontées des
donneurs de leçons professionnels qui nous admonestent sur les ondes
quotidiennement.
Il écrit aussi que « l’objectivité
n’est pas la neutralité ». Et nous montrerons que Camus a toujours été, malgré
son souci de la vérité et de la nuance, un journaliste engagé.
La vérité il faut donc la
chercher en permanence mais il faut aussi savoir la dire, la faire passer.
Rappelons ici, cette
phrase souvent citée de Camus et qui, selon moi, devrait être la devise du
journalisme et plus généralement de tous les intellectuels :
« Mal nommer les
choses c’est ajouter aux malheurs du monde ». Pour Camus la première règle est
donc de bien nommer les choses, c’est-à-dire être précis, clair et net.
Cette phrase peut
paraître anodine mais il n’en est rien car elle permet de distinguer la vérité
de l’information de la propagande. Je voudrais vous donner deux exemples :
Naguère, au moment de la
guerre d’Algérie, la France qualifiait la situation par la formule « les
évènements ». Elle nommait mal les choses et ne voulait pas utiliser la
seule expression vraie : la guerre.
De même de nos jours
lorsque M. Poutine envahit l’Ukraine, un pays indépendant; et parle
« d’opérations spéciales » ; alors que là encore, on est en
présence d’une guerre !
Par ailleurs pour bien
faire comprendre la vérité d’une situation, Camus est d’abord factuel mais il
est aussi dans l’appel aux sentiments, à l’émotion du lecteur. Il s’adresse
donc non seulement à la raison mais aux sentiments des lecteurs.
Un universitaire
portugais a étudié les articles de Camus et montré qu’il fait très souvent
appel aux émotions. Il montre sa propre émotion et fait appel à l’émotion de
son lecteur.
Cela est vrai dans les
chroniques judiciaires. Par exemple, dans l’affaire Hodent, il consacre tout un
article à la détresse de la femme d’Hodent. Mais c’est aussi vrai dans ses 11
articles sur la Misère en Kabylie où après avoir présenté les
faits, les chiffres dans leur sécheresse, il appelle son lecteur à l’émotion.
Permettez-moi de vous
lire un extrait de ses reportages Misères en Kabylie qui fait
bien apparaître ce mécanisme. Après avoir décrit des faits, des statistiques
voilà ce qu’il écrit :
« Pour aujourd’hui
j’arrête ici cette promenade à travers la souffrance et la faim d’un peuple. On
aura senti du moins que la misère ici n’est pas une formule ni un thème de
méditation. Elle est. Elle crie et elle désespère. Encore une fois,
qu’avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous détourner
d’elle ? Je ne sais pas si on l’aura compris. Mais je sais qu’au retour
d’une visite à la « tribu » de Tizi Ouzou, j’étais monté avec un ami
kabyle sur les hauteurs qui dominent la ville. Là nous regardions la nuit
tomber. Et à cette heure où l’ombre qui descend des montagnes sur cette terre
splendide apporte une détente au cœur de l’homme le plus endurci, je savais
pourtant qu’il n’y avait pas de paix pour ceux qui, de l’autre côté de la
vallée, se réunissaient autour d’une galette de mauvaise orge. Je savais aussi
qu’il y aurait eu de la douceur à s’abandonner à ce soir si surprenant et si
grandiose, mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous
mettait comme un interdit sur la beauté du monde ».
Rechercher la vérité,
bien la dire mais aussi faire de cette quête de vérité un combat pour des
valeurs. C’est tout le problème de l’engagement. Camus a été un journaliste
engagé. A ce sujet il écrit : « L’objectivité n’est pas la neutralité
».
Camus était
indiscutablement un journaliste engagé, engagé dans une lutte pour la justice,
justice pour les individus mais aussi justice sociale. Mais son engagement très
clair ne le faisait pas, pourtant, dévier d’une éthique de vérité. Il estimait
qu’il devait être capable d’envisager une pensée opposée à la sienne, de
dialoguer et de donner même raison à l’adversaire si celui-ci avait
raison. Il pensait que l’adversaire de ses idées n’était pas un ennemi et que
le dialogue avec lui devait toujours être possible.
Il s’est toujours refusé
à une lecture manichéenne du monde. Il écrit ceci qui est d’une grande
modernité :
« La polémique
consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier et à refuser de
le voir. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous
vivons dans un monde de silhouettes … ».
Quelle différence avec
les vitupérations et les insultes que l’on trouve aujourd’hui sur la
toile !
Albert Camus s’est
toujours posé la question de savoir si l’engagement en faveur de certaines
causes ou de certaines valeurs ne conduisait pas à une absence d’objectivité et
quels rapports devaient se faire entre la vérité et l’engagement.
Camus, tout en étant
très engagé, ne perd jamais de vue la nécessité du dialogue, la nécessité
d’examiner les idées de l’autre, d’être à son écoute. Or cette exigence de
Camus on a du mal à la retrouver dans la presse actuelle qui n’est trop souvent
que dans la caricature de l’autre.
Entrer dans les vues des
autres, ne signifie pas pour lui capituler ou céder. Il l’a montré de manière
très intéressante dans ses Lettres à un ami Allemand dans
lesquelles il dialogue vraiment avec l’ennemi, entre dans ses vues et essaye de
le convaincre, sans rien céder de ses convictions profondes. Dans le fond,
cette attitude consiste à refuser les idéologies qui emmurent la pensée et
conduisent à penser par reflexe, plutôt que sainement. Puisqu’une idée
vient d’un bord, d’un parti, elle est nécessairement mauvaise pour l’autre
bord. Cela, c’est absolument le contraire de l’attitude d’Albert Camus qui a
écrit cette phrase forte : « Si la vérité était à droite, je serai de
droite ». N'oublions pas que c’est celui qui, avec Anna Arendt, a le mieux
pensé les totalitarismes, c’est-à-dire les idéologies qui interdisent la
liberté de penser. Cela reste une leçon des plus nécessaires et des plus
modernes dans notre monde contemporain qui flirte avec les totalitarismes.
Dans certains cas où la
situation politique est tendue, les journalistes ont du mal à trouver ce
passage étroit entre engagement et vérité. Ils ont du mal à examiner avec
objectivité les arguments de leurs adversaires qui sont d’emblée
discrédités. Allons plus loin. Tout cela peut se résumer dans l’idée de
nuance. Dans un livre récent que je ne saurais trop vous conseiller :
« Le courage de la nuance », Jean Birnbaum consacre un long
développement à Camus. Il constate d’abord que, notamment sur les réseaux
sociaux, les discussions sont tout sauf nuancées et qu’elles relèvent plus
de l’anathème et de l’exclusion que d’un réel dialogue. Que l’on examine
aujourd’hui les tenants de la culture wok, de certains écologistes, de l’écoféminisme
et on comprendra ce qu’est l’absence de nuance et de dialogue ! Cette
radicalité, vouée selon moi tôt ou tard à l’échec, aurait heurté Camus et son
sens de la nuance et du respect de l’autre. L’auteur nous amène aussi
à réfléchir sur cette attitude très dangereuse pour la pensée qui consiste à
dire : « Vous ne pouvez pas dire cela car vous faites le jeu de
l’ennemi » ! Cela a été malheureusement le cas de beaucoup
d’intellectuels qui ont fermé les yeux sur les crimes des régimes communistes
pour, comme le disait si bêtement Sartre, « ne pas désespérer
Billancourt », c’est-à-dire la classe ouvrière ! Au prétexte de ne
pas faire le jeu de l’adversaire, on est conduit trop souvent à ne pas voir ou
à ne pas dire ce qu’il faudrait voir ou dire ! Jean Birnbaum rappelle donc
ces deux phrases que j’ai déjà citées de Camus : « S’il y avait un
parti des gens qui doutent, j’en ferai partie » et aussi « Si
la vérité était à droite, je serais à droite ». Dans le fond, Albert
Camus qui admirait la civilisation grecque et romaine, adhérait à cet
adage : « In medio stat virtus ». Ce qui signifie que la
vertu, l’intelligence et le bonheur se situent non aux extrêmes mais au milieu.
Alors, ce sens de la
modération, du juste milieu, certains diront que ce n’est pas
« sexy », que c’est de l’eau tiède ! Il est vrai qu’il est plus
facile de briller en soutenant des thèses extrêmes, excessives.
Et pourtant Camus a
répondu à ces critiques dans une conférence.
« La mesure n’est
rien d’autre pour nos intellectuels que la diabolique modération bourgeoise. O
il n’en est rien. La mesure dans l’hellénisme, a toujours été la reconnaissance
de la contradiction et la décision de s’y maintenir quoi qu’il arrive ».
Enfin Albert Camus sait
faire apparaître les véritables priorités. Lorsque la bombe atomique
détruit Hiroshima, l’ensemble des commentateurs journalistes mettent tous en
avant la grande avancée technique qui a permis cette bombe. Camus
était le seul à attirer l’attention sur le fait que l’on est entré dans un
monde où la destruction de la terre est devenue possible.
Je voudrais conclure en
évoquant ce qui dans notre modernité n’aurait probablement pas plu du tout à
Albert Camus.
Je pense qu’il aurait
détesté nos réseaux sociaux, leurs affirmations sans vérification, leurs
polémiques incessantes et sans nuance, leur violence parfois, l’esprit de meute
et l’anonymat propice à tous les excès.
Il aurait sans doute pu
écrire à ce sujet ce qu’il écrivait de la société de son époque :
« L’assez affreuse
société intellectuelle où nous vivons, où on se fait un point d’honneur de la
déloyauté, où le reflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de
slogans et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour
l’intelligence ».
Je pense qu’il
aurait également détesté notre société de transparence qui veut tout savoir du
comportement des hommes publiques en quelques domaines que ce soit; et cela,
sans respecter le droit absolu, selon moi, au secret de sa vie. Cette
transparence qui pousse les journalistes à fouiller dans la vie des gens, à les
jeter en pâture aux lecteurs; c’est-à-dire à les détruire psychologiquement
avant que la Justice bien souvent ne les blanchisse.
Il y a indiscutablement
aujourd’hui un réel problème dans l’attitude de certains journalistes qui
traquent les défaillances de certains, en font des sujets, s’affranchissent des
règles juridiques de protection que l’on a mis des millénaires à établir. Camus
aurait détesté ces chasses aux sorcières, lui qui connaissait la faiblesse
humaine.
En tant que journaliste,
il s’est attaqué à des politiques mais pas aux hommes.
Enfin, lui qui mettait
la réflexion au premier rang de ses préoccupations, n’aurait pas apprécié,
non plus, les chaînes d’information en continue ou de petits évènements sans
importance, font la Une pendant quelques heures et l’on passe ensuite à autre
chose.
Et concluons par cette
phrase de Camus qui est encore d’une totale actualité, sans doute même
davantage qu’à son époque :
« Loin de
refléter l’état d’esprit du public, la plus grande partie de la presse
française ne reflète que l’état d’esprit de ceux qui la font. A une ou deux
exceptions près, le ricanement, la gouaille et le scandale forment le fond de
notre presse.
A la place de nos
directeurs de journaux, je ne m’en féliciterais pas : tout ce qui dégrade
en effet la culture, raccourcit les chemins qui mènent à la servitude.
Une société qui accepte
d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs
cyniques, décorés du nom d’artistes, court à l’esclavage, malgré les
protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation ».
Que rajouter de
plus ?
AIMER CAMUS EPISTOLIER
Albert Camus a écrit de
nombreuses lettres et une grande partie de sa correspondance a été publiée et
elle est passionnante. Quoi d’étonnant lorsque l’on sait que son
amitié avec un certain nombres de ses amis et les relations amoureuses, ont
tenu une très grande place dans sa vie.
Camus a aimé les femmes
et il en a connues beaucoup et parfois en même temps : une vie amoureuse
pour le moins agitée et compliquée. Tout cela est bien connu et, la veille de
son départ à Paris dans la voiture de son ami Gallimard et qui se terminera par
l’accident mortel, il adressait une lettre à deux femmes qu’il aimait !
A ces femmes, cet homme
marié et qui n’était donc pas totalement libre de son temps, écrivait beaucoup
dans les temps de séparation.
Cette attitude de Camus
à l’égard des femmes aura ses procureurs ; et, il est vrai, que c’est la
seule partie de sa vie qui permette un réquisitoire.
Cependant cette sévérité
Camus, lui-même, l’a eu à l’égard de sa propre personne. Il s’en est voulu de
ce qu’il faisait subir à sa femme Francine, non pas l’abandon car il a toujours
assumé ses responsabilités, non pas même la tromperie car il ne se cachait pas
mais le délaissement qui a fait souffrir son épouse au point qu’elle a fait des
tentatives de suicide qui l’ont évidemment bouleversées.
Ne dit-on pas,
d’ailleurs, que son récit « La chute » que Sartre considérait comme
son meilleur livre et qui est une longue confession de Clamence dans un bar
d’Amsterdam, est l’aveu de sa responsabilité et de ses remords à l’égard de
Francine ? Cette femme qui s’est jetée dans la Seine et qu’il
n’a pas sauvée, n’est-ce pas son épouse ?
Plusieurs pages
concernent le comportement de Clamence à l’égard des femmes et c’est accablant,
tellement accablant que l’on a du mal à penser que Camus parle de lui !
Clamence dans un long
monologue présente contre lui un réquisitoire d’une lucidité si féroce que l’on
a du mal à croire que derrière lui se cache Camus. Cependant il est clair que
Camus y exprime, ici, le sentiment de sa culpabilité et qu’il y a, sans doute,
une réelle part de lui dans la description de ses rapports aux femmes.
Revenons à ces lettres que Gallimard a publié avec l’accord de la fille de Camus, celles qu’il a échangées des années durant avec Maria Casarès la grande actrice d’origine espagnole. Il y a là, pour le lecteur, une magnifique et grande histoire d’amour.
C’est un très gros livre
de plus de 1300 pages sur cet amour que l’on connaissait déjà mais qui nous est
raconté, là, au jour le jour, dans des lettres éblouissantes de Camus mais
aussi de Maria Casarès. Catherine, la fille de Camus écrit un avant-propos
sensible et émouvant.
« Merci à eux deux,
écrit-elle. Leurs lettres font que la terre est plus vaste, l’espace plus
lumineux, l’air plus léger simplement parce qu’ils ont existé ».
Que ce soit , elle, la
fille qui écrive cela, montre une très grande intelligence du cœur. Ce livre a
suscité une immense quantité de critiques. Ces critiques ont tous fait part de
leur émerveillement en présence de cet amour et de la qualité des lettres échangées.
L’amour est présent mais aussi leur travail, leurs projets. On y voit
l’ambition de Camus. Dans une lettre du 24 août 1948, il écrit à Maria et
évoque la grande œuvre qu’il veut écrire, son « Guerre et paix »
comme il le dit : « Dans quelques mois il faudra que …
Il songe, à ce
moment-là, à un grand roman qui viendra après le cycle de l’absurde et celui de
la révolte et dont il dit qu’il devra être son « Guerre et paix ». Ce
sera, on le sait maintenant, « Le Premier Homme ».
Camus et Maria Casarès
ont été souvent séparés en raison du mariage de Camus mais aussi du travail de
chacun d’eux et ces lettres sont souvent un cri contre ces séparations à
répétition, sur cette impossibilité de vivre ensemble.
Dans une lettre du
11avril 1950 il résume la situation : « Il est vrai que je voudrais
pouvoir t’aimer sans renier tout à fait mes engagements envers ceux qui
dépendent de moi. C’est que je ne peux vivre sans ton amour et que je crains de
ne pas savoir bien vivre sans m’estimer ».
De très nombreuses
lettres nous montrent la véritable inquiétude des amants lorsqu’ils ne
reçoivent pas de nouvelles pendant plusieurs jours ; et il y a, sur ce
point une sorte de répétition lancinante.
Camus constate qu’il y a
toujours « une inquiétude au fond de mes plus grandes joies » mais il
constate aussi que cet amour lui apporte beaucoup :
« Tu es entrée, par
hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier ; et de ce jour-là, quelque
chose a commencé à changer, lentement, malgré moi, malgré toi aussi qui étais
alors lointaine, puis tournée vers une autre vie. Ce que j’ai écrit ou fait
depuis le printemps 1944 a toujours été différent, en profondeur, de ce qui
s’est passé pour moi et en moi auparavant. J’ai mieux respiré, j’ai détesté
moins de choses. J’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. Avant toi,
hors de toi, je n’adhérais à rien. Cette force dont tu te moquais quelque fois,
n’a jamais été une force solitaire, une force de refus. Avec toi, j’ai accepté
plus de choses. J’ai appris à vivre d’une certaine manière ».
Cette correspondance
nous montre aussi combien la maladie de Camus l’a obligée à de fréquents
séjours de repos et de soins au Panelier ou à Cabris, séjours pendant lesquels
Maria Casarès avait, de son côté, une grande activité à la radio, au théâtre,
au cinéma, activité dont elle donnait le détail dans ses lettres.
Camus rêvait d’autres
choses, d’une autre vie.
« Nous vivons seulement
les villes, la fièvre, le travail et toi et moi nous sommes pourtant faits pour
cette terre, pour la lumière, la joie tranquille des corps et la paix des
cœurs. Il faudra changer tout cela n’est-ce pas ? Il faudra vivre, aimer,
jouir dans la joie. Bien sûr nous avons longuement lutté jusqu’à présent et
nous n’avons pas eu le temps de l’abandon. Mais maintenant que nous avons gagné
notre certitude, nous pouvons trouver la récompense, fuir cette hideuse vanité
qui nous entoure et vivre un peu plus dans la vérité. En revenant vers la
maison, je me promettais tant de délices en imagination que je me suis secoué
pour mettre un terme à cette rêverie ».
Il ne peut même pas se
rendre à Paris lorsque Maria perd son père et nous avons alors une série de
très belles lettres dans lesquelles ils se réconfortent l’un l’autre.
Elle lui
écrit : « Ma mère, mon père, les deux seuls êtres au monde qui
m’aient appartenus et qui m’aient entièrement possédée en dehors de toi.
Maintenant il ne me reste que toi, toi seul ».
Une partie de ces
lettres intéressera aussi les critiques de l’œuvre de Camus car on y voit les
difficultés de Camus dans l’écriture de son essai : l’homme révolté,
difficultés qui vont parfois jusqu’à la déprime ; parfois aussi,
l’évocation de sa grande œuvre à venir, son « Guerre et paix ».
On y voit aussi et
souvent son attitude à l’égard du milieu parisien qu’il n’aime pas.
« Enfin il me parle
de la centième à grand spectacle (Les Justes). Naturellement, je ne peux
accepter, qu’irais-je faire avec le Tout-Paris ? Le Tout-Paris n’aime pas
cette pièce et n’est pas à l’aise avec son auteur. Quant à l’auteur, le
Tout-Paris lui sort par les narines. Ce serait une comédie à jouer. Mais je
suis trop fragile pour ça maintenant ».
De très belles lettres
aussi lors de ses séjours à Alger. Ils n’y sont pas ensemble et Camus en est
malheureux.
Mais sans ces
séparations, aurions-nous cette magnifique et abondante correspondance ?
Correspondance amoureuse
mais aussi correspondance avec ses maîtres respectés. Il n’y a qu’une lettre
avec son instituteur de Belcourt, Louis Germain. Mais quelle lettre !
Magnifique et émouvante. Le plus bel hommage rendu à un enseignant et que,
personnellement je ne relis jamais sans me retrouver aux bords des larmes.
Monsieur Germain y a répondu de manière également émouvante.
Albert Camus va,
cependant, échanger de très nombreuses lettres avec son professeur de
philosophie Jean Grenier (6). Cet échange va se poursuivre sans discontinuer
depuis que Camus, à 17 ans, fait la connaissance de ce professeur jusqu’à
quelques jours avant sa mort ; puisque la dernière lettre écrite à Jean
Grenier date du 28 décembre 1959 et la réponse de Jean Grenier du 1
janvier 1960. Il mourra le 4 janvier.
Comme tous les jeunes
gens, Albert Camus cherchait sa voie et Jean Grenier l’aida beaucoup, d’abord
en remarquant ses dons d’écriture et en l’orientant vers la littérature,
ensuite en lui faisant découvrir le monde des idées et le militantisme. C’est
Jean Grenier qui conseilla à Camus d’adhérer au parti communiste même si Camus
se détacha très vite de ce parti et de son idéologie. L’échange des lettres sur
cette question est captivant.
Camus soumettra ses
premiers textes à son professeur. Il y a dans cette correspondance une lettre
émouvante (quand on connaît la suite) dans laquelle Camus demande des conseils
et si vraiment, il doit continuer à écrire ! Ces lettres montrent aussi la
formidable maturité du jeune Camus, alors qu’il n’a pas encore vingt ans. On se
rend compte et c’est touchant, que Camus ait toujours soumis ses textes au
regard de son maître et qu’il ait, le plus souvent, tenu compte des
observations de Jean Grenier.
Comme les lettres à
Maria Casarès mais dans une période antérieure, les correspondances avec Jean
Grenier nous montrent toutes les difficultés alimentaires ou de communication
dues à la guerre et à la maladie qui se déclare très tôt dans sa vie.
Albert Camus
souffrant, s’absenta pendant plusieurs semaines et, inquiet, son professeur lui
rendit visite dans l’appartement familial à Belcourt. Cette visite sera
importante pour les deux. Jean Grenier constate la situation de pauvreté de la
famille et Albert Camus est gêné par cette visite. Il a une réaction presque
hostile.
Dans une lettre,
beaucoup plus tard, Jean Grenier demanda à Camus s’il se souvenait de cette rencontre et Camus
lui fit cette réponse émouvante :
« Oui, je me souviens de
votre visite à Belcourt. Aujourd’hui encore je peux me rappeler tous les
détails. Peut-être, absolument parlant, représentiez-vous la Société. Mais vous
étiez venu et de ce jour-là j’ai senti que je n’étais pas aussi pauvre que je
le pensais ». Et plus longuement encore Camus s’explique sur cette
rencontre. « Vous y auriez lu alors que le très jeune homme dont l’accueil
à Belcourt vous a surpris, était suffoqué de timidité et de reconnaissance parce
que vous étiez venu jusqu’à lui. Cela est si vrai que, de cette visite qui vous
a laissée si désorienté, date la fidélité que je vous ai gardée pendant vingt
ans et qui ne se démentira pas ».
Camus a toujours admiré
et respecté Jean Grenier. Lors de la réédition « des Îles », il fit
une très belle préface.
Vous pouvez lire aussi
quelques recueils de correspondance entre Albert Camus et ses amis. Car une
autre qualité de Camus était sa fidélité à ses amis. Il échangea de nombreuses
lettres avec Louis Guilloux, André Malraux, Roger Martin du Gard, Francis
Ponge, Nicola Chiaramonte et René Char. Toutes ces lettres montrent la fidélité
de Camus en amitié et on sait qu’il fut très triste, à de nombreuses reprises,
lorsque des amitiés se défaisaient. Avec Sartre mais aussi, en raison de ses
positions sur la guerre d’Algérie, avec Jean Sénac, Jean Daniel, Jules Roy et
d’autres encore.
AIMER LE THEATRE AVEC
CAMUS
Je dois faire un aveu.
Je ne suis jamais entré dans cet art qu’est le théâtre entre littérature et
spectacle. Bien sûr, comme beaucoup j’ai, lycéen, étudié les comédies de
Molière, les tragédies de Corneille et de Racine, le théâtre de Beaumarchais et
de Victor Hugo mais j’ai connu ces pièces par la lecture et le commentaire mais
pratiquement jamais en les voyant sur scène. J’ai même, lycéen, joué avec des
camarades quelques scènes des Plaideurs de Racine ; et plus tard,
étudiant, interprété sur scène le rôle de l’Inquisiteur, froid et cruel dans
« l’Alouette » de Jean Anouilh qui est le procès de Jean d’Arc.
Rien de tel chez Albert
Camus qui, très jeune s’est intéressé au théâtre en dirigeant d’abord au
Théâtre populaire puis au Théâtre de l’Equipe. Là, dirigeant une troupe de
jeunes comédiens, il va monter des pièces et adapter des œuvres pour le
théâtre. Déjà, dans ses choix, il montre son engagement au point que des salles
lui seront refusées par le Maire d’Alger conservateur et hostile à tout théâtre
tant soit peu revendicatif.
J’ai rappelé que
journaliste, Albert Camus avait rempli tous les postes possibles dans un
journal ; de même dans le domaine du théâtre, il a été à la fois
adaptateur, metteur en scène, comédien et chef de troupe. On peut dire qu’il a
adoré le théâtre depuis ses jeunes années jusqu’à sa mort. Et l’année où il a
disparu, il était question qu’André Malraux, cet écrivain qu’il admirait,
devenu ministre de la Culture, lui accorde la direction d’une grande salle
parisienne.
Pourquoi cet amour du théâtre ? Essentiellement parce qu’il aimait, comme on l’a déjà vu, le travail d’équipe, la chaleur du travail en commun. On a une belle description de cette activité et du milieu théâtral dans lequel vivait Camus dans le roman que j’ai déjà cité à propos de la relation amoureuse de Camus et Casarès : « Tu me vertiges ».
Dans un article récent
M. Robert Kopp estime, ce que personnellement je discuterai, que
« Approcher Camus par le biais du théâtre, est donc choisir une des
meilleures portes d’entrée conduisant au cœur de son œuvre ». Comme je
l’ai dit, cette partie de l’œuvre n’a pas été la porte d’entrée de l’œuvre de
Camus mais c’est, sans doute, parce que je n’ai jamais vu de pièce de Camus sur
scène et que je me suis contenté de lire ses pièces de théâtre.
Dans un livre
remarquable Hélène Mauler nous dit de manière complète et subtile les rapports
de Camus au théâtre. Elle note (15) que Camus employait souvent le mot
« couvent » à propos du théâtre. Il s’y sentait retiré du monde,
entouré de personnes qu’il aimait pouvant par son travail donner une nouvelle ampleur
à sa pensée.
La conception du théâtre
de Camus tient à ses premières expériences, tout jeune encore, à Alger. A
l’époque, Alger selon lui était un désert sur le plan du théâtre, le public ne
se voyant proposer que des vaudevilles avec le trio classique du mari, de la
femme et de l’amant et pouvait, aussi, aller voir des pièces un peu plus
sérieuses, mais un peu scolaire dans le cadre des tournées Karsenti.
Camus a, dès l’origine
de sa passion, la volonté que le théâtre qu’il présentera quitte ces domaines
frivoles pour être un théâtre d’idées, un théâtre engagé
Il a comme inspirateur,
un homme qui a révolutionné le théâtre, Jacques Copeau. Il pense que le roman,
plus encore le théâtre, sont des idées mises en images mais avec un « beau
texte ».
« Après une assez
longue expérience de metteur en scène, d’acteur et d’auteur dramatique, il me
semble qu’il n’est pas de théâtre sans langage et sans style ».
C’est là, l’héritage de
Copeau : la prééminence du texte.
Comme on le sait Camus
s’était fait un plan : l’absurde, la révolte, l’amour et pour chacun de
ces thèmes il prévoyait un essai, un roman et une pièce de théâtre.
« J’avais un plan précis
quand j’ai commencé mon œuvre : je voulais d’abord exprimer la négation.
Sous trois formes. Romanesque : ce fut « l’Etranger ».
Dramatique : « Caligula », « le Malentendu ».
Idéologique : « Le mythe de Sisyphe ». Je prévoyais le positif
sous trois formes encore. Romanesque : « la Peste ».
Dramatique : « l’Etat de siège » et « les Justes ».
Idéologique : « l’Homme révolté ». J’entrevoyais déjà une
troisième couche autour du thème de l’amour ».
Cette conception du
« message » et du beau texte est sans doute, comme le pense Madame
Mauler à l’origine du relatif échec des pièces de Camus, lorsqu’elles
furent produites.
Certains lui
reprochaient, précisément, le manque de naturel. Michel Vinaver lui
écrivait : « le spectateur voit une pièce où le dialogue a un ton qui
ressemble à celui de l’éternité (vocabulaire peu concret, peu quotidien,
projection de tout phénomène sur le plan de sa signification intemporelle
…) ».
Quoiqu’il en soit, les
pièces de théâtre d’Albert Camus ont été jouées très souvent et sont encore
montées au bonheur des spectateurs.
Il faut dire que
certains messages sont toujours d’actualité et le resteront comme celui des
Justes qui est une réflexion sur le terrorisme qui s’attaque aux innocents.
Camus désirait d’ailleurs en 1957 monter à nouveau « les Justes » car
il était horrifié par le terrorisme qui sévissait en Algérie et contre lequel
il porte une condamnation forte : « Quelle que soit la cause que l’on
défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule
innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et
l’enfant ». Cette phrase tirée d’Actuelles III aurait pu être prononcé par
Kaliayev dans les Justes.
Caligula comme les
Justes parlent encore au public d’aujourd’hui. On peut dire que Camus a laissé
une trace certaine dans cet art du théâtre.
AIMER LE MILITANT DE LA
JUSTICE
La recherche de la
justice est à la base même de l’engagement de Camus. Il l’a recherchée non
seulement dans les procédures et dans la défense des accusés mais aussi dans la
société et entre les nations.
Cet engagement est fort,
il est permanent mais il n’aveugle pas l’écrivain, il ne le pousse pas à la
passion aveugle. Il reste toujours entièrement lucide et nuancé. Il n’oublie
jamais que la vie est complexe et que rien n’est aussi simple qu’on le croit
d’abord. Il est à l’écoute de l’autre et il est animé de la volonté de
convaincre non pas d’imposer.
Albert Camus a été amené
à beaucoup réfléchir à la justice des hommes. Il a, comme on le sait, été très
jeune journaliste et s’est vu confier, à une époque, à Alger Républicain, la
chronique judiciaire.
Il a ainsi rendu compte
de plusieurs procès et il l’a fait non pas d’une manière superficielle en se
contentant de rapporter les propos et les incidents d’audience mais de manière
approfondie en procédant lui-même à une enquête. Lorsqu’on examine ses
chroniques, on se rend compte qu’il a, à coup sûr, influé sur les verdicts
rendus. Mordant, en maniant l’ironie et la colère contre les erreurs des
instructions.
On connaît également la
photo où on le voit au milieu d’autres journalistes au procès du Maréchal
Pétain.
Cette expérience de
chroniqueur judiciaire, il l’a mise à profit dans son travail d’écrivain. Il y
a dans « l’Etranger », le récit du procès de Meursault et l’on voit
bien que ce récit est d’un connaisseur de la chose judiciaire.
Les biographies d’Albert
Camus montrent aussi qu’il a beaucoup agi, quelques fois, sans le dire et même
en demandant la discrétion pour obtenir la grâce de certains condamnés.
Il l’a fait au moment de la libération, après avoir eu une discussion et un
débat avec François Mauriac. Au début il est contre toute indulgence et
partisan d’une répression forte. Puis, réflexion faite, il écrira que c’est
Mauriac qui a raison et il s’associera à des demandes de grâce même à l’égard
de personnes pour lesquelles il n’a que mépris en raison de leur collaboration.
On doit aussi rappeler
qu’il a sollicité la grâce de très nombreux Algériens engagés dans la guerre
d’Algérie et jamais il n’évoquera cette action sauf une fois en répondant au
jeune Algérien qui l’interpella à Stockholm et avec répugnance, dira-t-il.
Lisez ce texte, aussi,
qui vous montrera à la fois, la beauté de son style et l’intelligence, la
mesure de sa pensée dans des domaines où trop souvent, la passion dicte alors
les comportements.
« En ce qui nous
concerne et au-delà de toute amertume, la responsabilité de Pétain nous paraît
cependant immense. Mais nous souhaitons que ce procès fasse en sorte que, si
elle existe, elle devienne claire pour le monde entier. Nous ne nous laisserons
pas entraîner aux cris de la haine. Nous ne croyons pas, par exemple, que la
peine capitale soit ici souhaitable. D'abord, parce qu'il faut bien se décider
à dire ce qui est, à savoir que toute condamnation à mort répugne la morale et
ensuite, parce que dans ce cas particulier, elle ajouterait à ce vieillard
vaniteux une réputation de martyr qui lui ferait gagner quelque chose dans
l'esprit même de ses ennemis. Mais nous attendons un jugement explicite dont
les attendus soient évidents pour tous.
Ces années fangeuses,
cette nuit de la honte, ont besoin que la lumière de la justice vienne les
éclairer. Apparemment, nous ne sommes pas sur le chemin de cette lumière. Mais
il n'est peut-être pas trop tard pour adjurer la Cour de Justice d'apercevoir
qu'elle a, elle aussi, de terribles responsabilités et qu'il lui appartient de
faire en sorte que les atroces sacrifices de nos élites reçoivent ou ne
reçoivent pas leur sens. Oui, il lui appartient enfin de démontrer à ceux qui
ont suivi le général de Gaulle s'ils ont été alors dupes ou des hommes de
vérité ».
Il a cette attitude car
il est absolument opposé à la peine de mort et luttera, sa vie durant, contre
son application.
Albert Camus est, à cet
égard, dans la grande lignée des écrivains qui ont lutté contre des injustices
et utilisé leur renommée pour sauver des innocents : Voltaire avec
l’affaire Calas, Victor Hugo et bien sûr, Emile Zola et l’affaire Dreyfus.
Il milite donc pour la
justice mais pas uniquement dans le domaine judiciaire. Il veut un monde plus
juste moins dur aux pauvres.
Comme l’a écrit un
auteur dans un ouvrage récent, Albert Camus est la voix de la pauvreté. Il a
connu la pauvreté dans son enfance, il sait ce qu’elle est ; et s’il a réussi,
grâce à l’amour de sa famille, grâce à ses maîtres, grâce à ses rencontres à
sortir de ce monde, il est toujours resté fidèle aux pauvres. Il a souhaité de
toutes ses forces l’amélioration de leur situation, mais en sachant que
l’évolution ne pouvait survenir que dans le respect de la nature du monde.
« Changer la vie
mais non le monde ».
Il a clairement posé les
limites des reformes en notant que « si l’on ne réussit pas à unir la
justice et la liberté, on échoue en tout ».
C’est cette limite qui
l’a clairement fait l’opposant des radicalités et des régimes qui sous prétexte
de rendre le monde plus juste, n’hésitent pas à supprimer les libertés, voire à
utiliser la violence quelques fois la plus extrême.
Il faut aussi examiner
son attitude à l’égard des autres, des personnes et des nations. Et là encore,
la nuance est là, le sens de la modération par exemple dans ses « Lettres
à un ami Allemand » dans lesquelles il fait bien la différence entre le
peuple Allemand et les idéologies meurtrières.
AIMER L’ALGERIE DE CAMUS
L’analyse de la vie
d’Albert Camus nous a déjà permis de montrer les liens étroits qu’il a eu avec
l’Algérie qui est le pays de sa naissance, de son enfance et de sa jeunesse.
On a montré que ce pays
avait apporté l’inspiration de la totalité de son œuvre et même de sa
philosophie. Que ce pays avait été source de joie et de bonheur mais aussi de
tristesse et d’angoisse.
Enfin, il y a dans ses
rapports avec ce pays et dans les positions politiques qu’il a prises au moment
de la guerre d’Algérie, un questionnement qui demeure. Les Algériens et, à
l’époque, une grande part des intellectuels lui ont reproché de ne pas avoir
pris nettement position pour l’indépendance du pays et donc d’avoir, en raison
de ses liens affectifs, mal raisonné sur cette question.
Maintenant il faut en
venir à la polémique qui le poursuit encore au sujet de ses prises de position
sur la guerre d’Algérie.
Tous les lecteurs de
Camus apprécient le style de cet écrivain, un style fait de clarté, d’un
certain lyrisme et d’une grande précision.
Camus s’exprime toujours
clairement et ses idées philosophiques et politiques sont claires.
Il estimait, lui-même,
qu’il n’était pas philosophe ne sachant pas élaborer des systèmes de pensées et
il avait écrit :
« Si j’avais à
écrire un livre de philosophie, les pages en seraient blanches et sur la
dernière il y aurait le mot aimer ». Il était clair.
Et pourtant, il y a bien
une question où Camus est ambigu, insuffisamment clair et sur laquelle on a du
mal à s’expliquer sa position : c’est celle de l’indépendance de
l’Algérie.
Si sentimentalement son
attachement viscéral à cette terre lui rendait difficile une vision de l’indépendance
future arriver, il semble qu’intellectuellement, tout dans ce qu’il avait écrit
et ce qu’il était, aurait dû le conduire à être aux côtés de la très grande
majorité des intellectuels de l’époque ; et de soutenir l’idée
d’indépendance de l’Algérie colonisée, voulue par les Algériens.
Or il a clairement exclu
à l’époque cette idée d’indépendance et, à la fin, il a milité quoiqu’assez
mollement pour une sorte de système fédéraliste porté par un juriste Monsieur
Lauriol qui aurait permis, selon le projet, la coexistence des deux peuples sur
la terre algérienne.
On sait ce que cette
position lui a value de critiques virulentes chez les intellectuels français de
l’époque, de ruptures avec certains de ses amis proches. Je pense ici à Jean
Sénac, cette sorte de fils adoptif, et à Jean Daniel par exemple. Ruptures dont
il a été profondément meurtries.
Cela lui a valu, aussi,
après sa mort en 1960 et après l’indépendance de l’Algérie en 1962, une sorte
d’excommunication par une grande partie de l’élite algérienne qui ne lui
pardonnait pas d’avoir refusé l’idée d’indépendance.
Cette campagne initiée
et menée par M. Ibrahimi, a voulu faire de lui un adversaire des Algériens qui,
dans son œuvre romanesque n’aurait jamais évoqué les Algériens ; et
lorsqu’il évoquait un Algérien, c’est pour qu’il soit tué comme dans
« l’Etranger », symbole disaient ces apprentis psychanalystes de sa
volonté d’éliminer les arabes !
On sait aussi sans qu’il
soit besoin d’y revenir longuement combien les intellectuels français, avec à
leur tête les sartriens, l’ont voué aux gémonies après sa phrase prononcée à
Stockholm, au moment de son prix Nobel de littérature, en réponse à un
étudiant : « Entre la justice et ma mère je préfèrerai ma
mère », phrase qui fut sortie de son contexte pour lui faire dire qu’il
préférait l’Algérie colonisée !
Mais cette phrase a été
volontairement tronquée ! C’est devenu une hostilité à l’indépendance du
pays alors qu’il s’agissait d’une condamnation du terrorisme. Voilà la phrase
exacte :
« En
ce moment, on lance des bombes dans les tramways d'Alger. Ma mère peut se
trouver dans un de ces tramways. Si c'est cela la justice, je préfère
ma mère ».
Qui
d’honnête peut contester la grande vérité de cette phrase et qui ne voit la
véritable manipulation à laquelle se sont livrés, à l’époque, les intellectuels
dits de gauche ?
Le
milieu intellectuel de gauche et le pouvoir algérien de l’époque, ont donc été
malhonnêtes intellectuellement mais il reste que la position de Camus est
toujours restée peu claire.
A quoi donc est due
cette absence de clarté, cette position, en apparence, si contraire à son
comportement en Algérie et à tout ce pourquoi il avait milité durant sa
vie ?
C’est à cette question
que je vous invite à réfléchir. Aucune réponse satisfaisante n’ayant été
pendant longtemps apportée à cette question importante.
On voit apparaître
depuis quelques temps des analyses plus fines, plus profondes et qui rendent
mieux justice à cet écrivain.
Je citerai ici un livre,
celui de M. Tarick Djerroud : « Camus et le FLN » et un
article de Monsieur Georges-Marc Benhamou qui avec subtilité explique
mieux les positions d’Albert Camus.
Disons d'abord qu'il a
été parmi les premiers à combattre les méfaits du colonialisme et soulignons
aussi qu'en publiant sa préface aux Chroniques Algériennes en 1958, il dit, on
ne peut plus clairement, que la solution passe par la fin du colonialisme.
Pourquoi dès lors ne pas
soutenir comme l'immense majorité de la gauche, l'indépendance du pays et la
guerre des Algériens ?
Pendant longtemps on a
expliqué cette position par l’amour qu’il avait de son Algérie natale, qui
malgré la misère de sa famille, lui avait donné une enfance heureuse, le goût
du bonheur, l’amour de tous ces pauvres qu’il avait fréquentés autour de sa
famille et qui ne méritaient pas, selon lui d’être chassés de ce pays où ils
n’avaient jamais été des exploiteurs.
Tout cela est vrai et il
suffit de lire son œuvre, « Noces » en particulier, pour s’en
convaincre mais aussi « Le Premier Homme », de lire le récit de sa
vie, de ses actions et son militantisme par les nombreux biographes qui se sont
intéressés à lui.
Oui, il aimait
passionnément l’Algérie mais cet amour avait-il le pouvoir de troubler son
jugement ? C’est sur ce point que la réponse par l’amour de son pays me
paraît insuffisante.
Elle a pourtant été
théorisée par l’intellectuel Albert Memmi qui dans son « Portrait du
colonisé » et « Portrait du colonisateur » a évoqué « le
colonisateur de bonne volonté ». Selon Albert Memmi, les colons de gauche
sympathisaient avec le sort des colonisés mais ne pouvaient sincèrement
soutenir cette lutte sans attaquer leur propre existence et leur communauté.
« Il y a, je crois, des situations historiques impossibles, celle-là en
est une ».
Incapable d'imaginer la
fin de son propre peuple, incapable de s'identifier pleinement aux colonisés,
le colonisateur de bonne volonté se sent impuissant sur le plan politique. Il
« découvre lentement qu'il ne lui reste plus qu'à se taire ».
Il me semble pourtant
qu’il faut chercher d’autres explications, plus en rapport avec l’intellectuel
qu’il était.
Malgré toutes les
difficultés à le positionner sur l’échiquier des idées politiques, il est à mon
sens, indiscutablement un homme de gauche. Bien sûr il a écrit lui-même que si
« la vérité était à droite, il serait à droite » mais aussi qu'
« il était de gauche malgré lui, malgré elle ».
Ce qui est certain, en
tous cas, c’est qu’il n’est pas un idéologue et qu’il a combattu une grande
partie de la gauche (la majorité de la gauche) qui avait accepté de fermer les
yeux sur les crimes de l’URSS. Et c’est toute l’affaire de « L’homme
révolté » qui entraîna l’intelligentsia française avec les Sartriens à le
mettre à l’écart et à l’excommunier, en le faisant passer pour un homme de
droite au mépris de toute réalité.
Sa position, celle d’un
homme de gauche mais qui refuse absolument la violence et la limitation des
libertés, a finalement triomphé.
En résumé, Camus a
largement gagné contre Sartre. Mais à l’époque cette gauche
« révolutionnaire et communiste » qui ne condamnait pas la violence,
avait le vent en poupe et elle a soutenu la guerre d’indépendance des Algériens
et la violence utilisée même contre les civils innocents. Il faut tout de même
rappeler la phrase ignominieuse de Sartre dans sa préface au livre de Frantz
Fanon.
Et beaucoup
d’intellectuels justifiaient cette violence terroriste qui s’en prenait aux
innocents uniquement dans le but d’attirer la réaction et d’obliger aux
surenchères. Cette violence nous disait-on, est accoucheuse de justice et elle
est l’arme des pauvres !
Sartre avait écrit dans
sa préface à une œuvre de Frantz Fanon cette phrase choquante, ignominieuse qui
le disqualifie humainement :
« Le premier temps
de la révolte, il faut tuer. Abattre un européen, c’est faire d’une pierre deux
coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ! Reste un
homme mort et un homme libre ».
Il me semble avoir lu
que même Fanon avait été choqué par cette phrase.
Un autre élément de
notre réflexion est de bien montrer que Camus a été, très jeune, et avant
beaucoup, très critique de la colonisation française.
Dès 1939, il a alors 27
ans, journaliste à Alger Républicain, il écrit une série d’articles
« Misères en Kabylie » dans lesquels il montre, chiffre et document à
l’appui, les méfaits de la politique coloniale.
Lorsqu’il adhère au
Parti communiste, il ne le fait que parce qu’à l’époque c’est le seul parti
politique qui veut aider les Algériens à échapper aux injustices de la
colonisation.
Lorsqu’il quitte ce
parti c’est parce que celui-ci, sur ordre de Moscou, ne soutient plus les
revendications des Algériens.
Citons ici, une lettre
de Mouloud Feraoun, cet écrivain algérien ami de Camus, car cette phrase me
paraît très émouvante et très juste :
« Vous êtes
bien jeune, monsieur, quand le sort des populations musulmanes vous préoccupe
déjà. À cette époque-là, moi qui suis de votre âge, je m'exerçais à faire
correctement ma classe et je gagnais sans doute plus que vous. Vous étiez bien
jeune et votre voix bien faible, il m'en souvient. Lorsque je lisais vos
articles dans Alger Républicain, ce journal des instituteurs, je me disais : «
Voilà un brave type ». Et j'admirais votre ténacité à vouloir comprendre, votre
curiosité faite de sympathie, peut-être d'amour. Je vous sentais tout près de
moi, si fraternel et totalement dépourvu de préjugés ! ».
Puis, Camus critiquera
avec force la justice coloniale dans ses comptes rendus de procès, les
politiques suivies qui mènent selon lui à la catastrophe, les évènements de
Sétif de mai 1945 qu’il est le seul à condamner en montrant qu’il marque un
tournant dans l’histoire.
Il suffit de relire ses
« Chroniques algériennes » parues en livre de poche, pour se rendre
compte qu’il a été, sans conteste, un des plus critiques de la colonisation.
Alors, pourquoi n’a-t-il
pas été, aux côtés de la majorité des intellectuels de l’époque pour soutenir
et aider les Algériens à obtenir leur indépendance ?
Comment celui qui, très
jeune avait émis les plus lourdes critiques contre la colonisation, avait
soutenu le combat des Algériens pour plus de dignité et pour qu’ils soient
traités comme des citoyens, comme des égaux, n’a-t-il pas milité pour
l’indépendance ?
Il faut reconnaître
qu’il y a là une vraie question. Mais ce problème on ne peut le résoudre
aujourd’hui, comme si soutenir la guerre d’indépendance des Algériens allait de
soi et était une sorte de nécessité.
Personne ou presque ne
se pose la question de savoir si Camus avec la pensée qui était la sienne et
qu’il avait déjà exprimée à maintes reprises dans ses ouvrages, pouvait sans se
renier soutenir cette guerre et les perspectives qu’elle ouvrait.
Préoccupé d’éviter le
plus possible à son pays la violence et le malheur, il a lutté jusqu’au bout
pour tenter d’écarter la violence jusqu’à son ultime et pathétique tentative,
cet « appel pour une trêve civile » ; puis il a un peu baissé
les bras et décidé de se taire, estimant que tout ce qu’il dirait ne ferait
qu’ajouter confusion et malheur.
Dès lors, pris par cette
lutte contre la violence des deux camps, il ne s’est guère expliqué clairement
sur ce refus de lutter pour l’indépendance et c’est donc à nous, ses lecteurs
et admirateurs d’aujourd’hui de tenter de trouver une explication qui soit à la
hauteur de l’intellectuel qu’il était. Limiter la réponse à une réaction
sentimentale à son pays de naissance est insuffisant et injuste envers
l’intellectuel qu’il était.
Personne ne s’est jamais
posé sérieusement la question de savoir si ses idées, sa philosophie, sa lutte
déterminée contre le terrorisme et tous les totalitarismes n’étaient pas, en
fin de compte, l’explication rationnelle de sa position.
Une grande partie de son
œuvre philosophique est une condamnation définitive et sans appel du
terrorisme.
Non pas qu’il ait ignoré
que la violence existait, que même la guerre était quelques fois inévitable et
que l’histoire était tragique.
Mais, prenant appui sur
une petite phrase que prononçait quelques fois son père et qui lui avait été
rappelée : « Un homme ça s’empêche », il condamna fermement et
toujours le terrorisme qui s’attaque aux innocents. Il le condamna dans des
écrits théoriques mais aussi dans sa pièce : « Les justes ».
Dès lors, on peut
sérieusement se demander comment avec de telles convictions il aurait pu
soutenir une lutte anticoloniale qui utilisait le terrorisme en s’attaquant
délibérément aux innocents ?
Sur ce terrorisme,
l’histoire qui est impitoyable est suffisamment documentée pour que nous
n’ayons pas besoin d’en rajouter. S’il avait pris ce parti de soutenir le FLN
et sa violence terroriste contre des innocents, qu’auraient donc valu tous ses
écrits sur le terrorisme ?
Il est très clair sur cette question dans une lettre qu’il écrit le 10 février 1957 à Jean Sénac : « Si je peux comprendre et admirer le combattant d’une libération, je n’ai que dégoût devant le tueur de femmes et d’enfants ». Peut-on être plus clair ? Et une telle position, n’est-elle pas respectable ?
Il s’était bien rendu compte
aussi qu’il y avait une véritable guerre civile entre Algériens en Algérie et
en France qui fit de très nombreux morts ; et dont un exemple tragique,
est celui du massacre de Melouza. Cet aspect de cette guerre lui donnait des
doutes sérieux sur la suite du processus.
On pourra toujours
disserter à perte de vue sur le caractère inévitable de ce terrorisme mais on
ne peut demander à Albert Camus d’y consentir. C’est cela qui fait sa colonne
vertébrale.
Je ne sais si Camus a lu
ce texte de Leon Tolstoï intitulé : « Inutilité de la violence »
mais ce texte de 1893 a eu une influence considérable sur le jeune Ghandi et il
exprime certaines idées que l’on retrouve chez Camus.
Voilà donc une des
raisons et elle est forte et respectable, qu’il a eu de ne pas s’associer à la
lutte des Algériens telle qu’elle était pratiquée. Il n’aurait pas pu écrire la
phrase monstrueuse de Sartre selon laquelle « tuer un Européen, c’est en
même temps tuer un colon et un exploiteur… ». Et, pardonnez-moi, je
n’aurai pas non plus ni écrit ni pensé cette phrase affreuse et qui déshonore
Sartre.
En second lieu et tout
aussi essentiellement, Albert Camus est encore plus connu dans le monde pour
avoir été un critique de tous les totalitarismes, à un moment où,
malheureusement, tant et tant d’intellectuels se fourvoyaient dans
l’acceptation de ces totalitarismes de droite ou de gauche.
« L’homme
révolté » fut un immense pavé dans la marre et cela s’est vu à la réaction
d’une grande partie des intellectuels de l’époque, Sartre en tête.
Or, il ne faut pas
oublier que la révolution algérienne était dirigée et soutenue par tous ceux
qui voyaient l’avenir du monde dans le communisme, ce qui était très à la mode
à l’époque.
Certains dirigeants
algériens mettaient en avant ce projet qui avait l’avantage, pour eux, de
recueillir l’approbation enthousiaste de ces intellectuels dévoyés, même si le
communisme n’était pas le seul horizon inquiétant.
Dans le même
temps, plus discrètement pour ne pas inquiéter, s’ouvrait aussi la
perspective d’un régime islamiste ainsi que l’a parfaitement montré monsieur
Roger Vétillard dans son livre : « La guerre d’Algérie : une
guerre sainte ».
Or cela, aussi, était un
projet totalitaire, l’avenir de l’islamisme politique l’a suffisamment montré
en Iran et ailleurs.
Alors, là encore,
comment demander à Albert Camus de soutenir un tel projet en contradiction avec
ce qu’il espérait pour le monde : l’exclusion des régimes totalitaires.
Comme je l’ai dit et
répété, Albert Camus et c’est, à mes yeux son tort, n’a jamais vraiment dit les
choses avec cette clarté. Il y a seulement une déclaration à son maître Jean
Grenier en 1960 dans laquelle il affirme que « les Arabes ont de folles
exigences : une nation algérienne indépendante, les Français seront
considérés comme étrangers à moins qu’ils ne se convertissent ». Or,
est-ce autre chose qu’un totalitarisme islamiste rejetant toute liberté de
conscience ?
Un autre texte, assez
peu connu dans le documentaire de Messieurs Benhamou et Stora, montre que Camus
s'élève avec force lorsque le FLN fait assassiner en nombre les militants du
MNA de Messali Hadj. Il écrit à ce moment-là, que le FLN est un parti
totalitaire et qu'il faut lutter contre cette dérive.
Or s’est-il
trompé ? Hélas ce qui est ensuite advenu en Algérie a amplement démontré
qu’il ne s’était pas du tout trompé et que ses craintes étaient tout à fait
justifiées.
Certains qui s’étaient
fâchés avec lui et qui n’avaient pas vu ce péril, s’en sont repentis. Je pense
au malheureux destin de Jean Sénac qui a vu, très vite, ses espérances
d’ouverture du pays s’effondrer et a fini sa vie, assassiné dans sa cave de la
Rue Elysée Reclus, abandonné de tous. On ne relit pas certains de ses beaux
poèmes à la gloire de la lutte sans un pincement au cœur quand on sait comment,
ensuite, il fut traité.
Récemment Jean Daniel,
décédé en 2021 à cent ans, a lui aussi, dans un livre paru après sa mort (18),
manifesté ses regrets devant ce qu’il a appelé « l’échec désastreux de la
décolonisation en Algérie » et a bien montré que les dirigeants avaient
clairement eu la volonté d’exclure toute ouverture et toute cohabitation avec
des Européens.
Je cite, ici, la
conversation qu’il a eu en 1960 avec des grands dirigeants de la
révolution : « Ils m’ont alors expliqué que la pendule avait balancé
si loin d’un seul côté pendant un siècle et demi de colonisation française, du
côté chrétien, niant l’identité musulmane, l’arabisme, l’islam ; que la
revanche serait longue, violente et qu’elle excluait tout avenir pour les
non-musulmans. Qu’ils n’empêcheraient pas cette révolution arabo-islamique de
s’exprimer, puisqu’ils la jugeaient juste et bienfaitrice ».
Il y a dans ce passage
une sorte d’aveu en demi-teinte qu’Albert Camus avait eu raison. Je cite
encore :
« En Algérie, je
suis ainsi, comme d’autres, tombé dans le travers d’un préjugé pro-islamique au
moment où les progressistes français sacralisaient les insurgés algériens comme
ils avaient sacralisé les prolétaires staliniens. Puis j’ai réalisé, et ce fut l’objet
de ma polémique avec Sartre, que l’Islam dominait l’inspiration fondamentale de
la guerre d’indépendance. Cela n’ôtait rien, selon moi, aux crimes de la
colonisation ni aux vertus de la révolution mais cela devait infléchir les
dimensions d’une solidarité absolue ».
« Infléchir les
dimensions d’une solidarité absolue » !
Comme cela est
dit ! Quel euphémisme ! Mais n’y a-t-il pas là, de toute évidence, un
aveu que Camus avait bien vu les choses et qu’il avait eu, une nouvelle fois,
raison contre les intellectuels de son époque ; et que lui, n’avait pas
été en effet d’une solidarité absolue avec ce qu’il considérait comme
mauvais ?
En conclusion, je dirai
donc que si Camus a eu tort de ne pas être suffisamment clair, sa position
était en parfaite adéquation avec toute sa pensée et que militer pour
l’indépendance telle qu’elle se profilait à l’horizon, aurait consisté, pour
lui, à renier toute sa pensée philosophique la plus profonde. Ce n’était pas
possible.
Lors d’un colloque qui a
eu lieu à Tipaza, Madame Agnès Spiquel grande spécialiste de l’œuvre de Camus,
a rappelé :
« Vous avez dit
d’emblée la chose juste : « il n’a pas choisi son camp ». Avant de revenir sur
l’incident dont vous parlez, je voudrais vous donner un témoignage très direct.
Nous avons fait en 2006 un colloque à Tipaza et à Alger, le premier grand
colloque officiel de l’université d’Alger après la décennie de terrorisme. Un
écrivain algérien (dont je me reproche de ne pas avoir noté le nom) est venu y
faire un témoignage bouleversant. « Quand j’avais 17 ans, je lisais
« Noces ». Quand j’avais 20 ans, on est venu me dire « Camus est
un ennemi ». Et puis j’ai traversé les dix ans de la décennie noire, avec
d’un côté les islamistes et de l’autre le gouvernement. Deux camps impossibles
à soutenir. On s’est fait tuer ou on est partis en exil. J’ai compris Camus ce
jour-là ». C’est tout ce que je puis vous dire sur « il n’a pas choisi son camp
» : pour lui, chacun des deux camps était impossible ».
Pourquoi ne s’est-il pas
exprimé clairement sur cette question ? Ce qu’il a dit et que l’on peut
admettre, est qu’il ne voulait surtout pas ajouter des sources de conflits
supplémentaires ; ce qui n’aurait pas manqué d’advenir, s’il avait évoqué
clairement son hostilité au terrorisme et surtout son analyse selon laquelle le
FLN se dirigeait vers une forme de totalitarisme communiste ou islamiste.
Dès lors cette position
n’est pas une erreur ou une insuffisance comme on le dit parfois mais est au
contraire en parfaite adéquation avec toute sa pensée. Je dirai que tel qu’il
était et tel qu’il pensait, Albert Camus ne pouvait pas avoir une autre
position.
Il ne fut pas le seul à
adopter cette position. Comme le montre très bien Jean Birnbaum dans son
essai : « Le courage de la nuance », une autre intellectuelle
Germaine Tillon condamna le recours au terrorisme du FLN et dans un entretien
qu’elle eut avec un des chefs du FLN, elle déclara sans sourciller qu’ils
étaient des assassins ! Elle pensait aussi que l’Algérie qui allait naître
de l’action du FLN serait une dictature.
Est-ce à dire enfin que
Camus aurait été contre toute forme d’indépendance ?
Je ne pense pas et je
suis même certain que l’on ne peut aller dans ce sens même si sa mort
prématurée en 1960 ne lui a pas laissé le temps de dire les choses.
Il est difficile et j’ai
souvent moi-même protesté contre le fait de faire parler les morts, mais rien
ne peut m’empêcher de penser que si la guerre d’indépendance de l’Algérie avait
été dirigée par un Bourguiba ou un Nelson Mandela, Albert Camus n’aurait eu
aucun mal à la soutenir. Encore que les grands hommes ne garantissent pas
l’avenir. On le voit avec la triste régression de la Tunisie et celle
différente de l’Afrique du Sud.
En réalité Albert Camus
se faisait une idée assez claire de l'Algérie qu'il souhaitait. Il le dit dans
une conférence à l'Algérienne en 1958.
« Ce que je veux
dire de plus précis, c'est que nous sommes beaucoup à espérer ce qu'on appelle
maintenant l'Algérie de demain. Je ne sais pas si cette Algérie se fera. Je ne
sais pas non plus dans quelles conditions elle se fera. Je ne sais pas non plus
ce qu'elle coutera encore en sang et en malheur mais ce que je puis dire, c'est
que cette Algérie de demain, nous autres écrivains Algériens, nous l'avons
faite hier. Je veux dire que nous avons été une école d'écrivains algériens et
quand je dis école, je ne veux pas dire un groupe d'hommes obéissant à des
doctrines ou des règles, je veux dire simplement un groupe d'hommes exprimant
une certaine force de vie, une certaine terre, une certaine manière d'aborder
les hommes.
Nous avons donc été une
école où il y avait, à mon avis, je parle en termes de talents, autant de noms
arabes que de noms français. Audisio l'a déjà dit mieux que moi mais je
le répèterai après lui avec toute la force dont je suis capable.
Finalement, une terre
qui a produit des hommes qui s'appelaient Roy, Roblès, Audisio d'un côté et de
l'autre côté Mammeri, Feraoun et un certain nombre d'autres, qui a permis à ces
écrivains de s'exprimer en même temps, dans la même langue et dans la liberté,
cette terre... car finalement, soyons justes, ce ne sont pas les
institutions qui ont permis ça, c'est simplement le travail que nous avons
fait, tous en commun, surtout la manière dont nous nous sommes abordés, les uns
les autres. Eh bien cette école a donné à mon sens un bon exemple, un beau
modèle de ce que pourrait être l'Algérie de demain. Voilà personnellement
ce dont je suis le plus fier ».
Ma thèse est donc
qu’Albert Camus, anti colonialiste de la première heure, aurait très bien pu
soutenir une indépendance de l’Algérie conduite par des hommes ouverts et
désireux d’installer en Algérie un pays pour deux populations ; et, rien
chez lui, ne l’aurait empêché d’accepter une Algérie gouvernée par un Ferhat
Abbas, avant qu’il n’évolue par nécessité politique.
Dans un livre récent
très intéressant « Camus et le FLN », l’auteur Tarick Djerroud montre
que Camus a, à un moment, accepté cette idée d’indépendance et qu’il en est
revenu lorsque le FLN a modifié sa doctrine d’origine, celle qui prévoyait une
Algérie ouverte.
C’est indiscutablement
la France par sa politique coloniale injuste, contraire à ses propres valeurs,
par ses persécutions dès le début, de tous ceux qui souhaitaient simplement
faire évoluer les choses et installer l’égalité des habitants, qui a créé les
conditions d’une révolte, le recours au terrorisme qui est une forme de
désespoir et à la fermeture des Algériens sur eux-mêmes.
Déjà dans une chronique
il écrivait :
« J’ai lu dans un
journal du matin que 80% des Arabes désiraient devenir des citoyens français.
Je résumerai au contraire l’état actuel de la politique algérienne en disant
qu’ils le désiraient effectivement, mais qu’ils ne le désirent plus. Quand on a
longtemps vécu d’une espérance et que cette espérance a été démentie, on s’en
détourne et l’on en perd jusqu’au désir ».
Certains ne seront pas d’accord
avec cette analyse et nous ne saurons jamais ce qui serait advenu ni ce que
Camus aurait écrit mais l’hypothèse n’a rien de choquant, me semble-t-il, et se
trouve bien en adéquation avec toute la vie et la pensée d’Albert Camus.
Dans sa très belle
lettre, au lendemain de la mort de Camus, Sartre qui fut dans le passé si
cruellement méprisant, alla au cœur, au principe même de toute la pensée
d’Albert Camus et il écrivit cette phrase qui, à mon sens, donne, en effet
toute sa portée à l’œuvre Camusienne :
« Son humanisme
têtu, étroit et pur, austère et sensuel, livrait un combat douloureux contre
les événements massifs et difformes de ce temps. Mais, inversement, par
l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au cœur de notre époque, contre les
machiavéliens, contre le veau d’or du réalisme, l’existence du fait moral. Il
était pour ainsi dire cette inébranlable affirmation. Pour peu qu’on lût ou
qu’on réfléchît, on se heurtait aux valeurs humaines qu’il gardait dans son
poing serré : il mettait l’acte politique en question ».
Oui, Camus luttait
contre le réalisme qui s’écarte de la morale. Oui, le réalisme voulait que la
guerre d’indépendance soit menée ainsi qu’elle l’a été en recourant au
terrorisme aveugle. Mais était-ce moral ? Non de toute évidence.
De même le réalisme
voulait qu’en effet les Européens d’Algérie soit amenés à quitter leur terre en
raison du comportement des pouvoirs successifs mais était-ce, pour autant,
moral ? Non à coup sûr.
Dès lors Albert Camus ne
pouvait accepter l’indépendance dans ces conditions lui qui, très jeune, avait
pourtant condamné très fermement la politique coloniale.
J’ai écrit, un peu plus
haut, que je regrettai que Camus n’ait pas assez expliqué sa position. En
réalité, pour qui prend la peine de bien le lire, cette position, telle que je
viens de l’analyser est dite par lui de manière suffisamment claire.
Il faut lire
l’avant-propos qu’il donna à ses « Chroniques algériennes
1939-1958 », parues en 1958 pour s’en convaincre et notamment ceci :
« Tels quels, ces
textes résument la position d’un homme qui, placé très jeune devant la misère
algérienne, a multiplié vainement les avertissements et qui, conscient depuis
longtemps des responsabilités de son pays, ne peut approuver une politique de
conservation ou d’oppression en Algérie. Mais, averti depuis longtemps des
réalités algériennes, je ne puis non plus approuver une politique de démission
qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses
racines séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement, sans
profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France
et de l’Occident ».
Je pense que les
Algériens pourront admettre, dans l’avenir, cette position morale de
Camus. Aimer Camus, oui ils le pourront, sans se renier, sans trahir
leur patrie.
Je sens d’ailleurs que
de plus en plus d’Algériens aiment Camus et son œuvre dans laquelle ils
découvrent les plus belles descriptions de leur pays et commencent à comprendre
ses exigences morales.
Je ne verrai
probablement pas, de mon vivant, la complète réconciliation, l’idéologie
dominant encore pour quelques temps encore mais je reste persuadé que ce temps
viendra.
J’ai écrit longuement
sur cette question parce que je pense qu’elle est essentielle et qu’elle est
tout à fait emblématique de ce qu’est la pensée Camusienne ; et cette
pensée n’est pas une erreur comme on voulut quelques fois le dire.
Et maintenant que j’ai
donné ma version concernant la position d’Albert Camus sur la guerre d’Algérie,
posons-nous la question suivante : Les Algériens, jeunes et moins jeunes,
ont-ils des raisons d’aimer Camus ? Et cela malgré ses positions sur la
guerre d’indépendance et sans avoir alors le sentiment de trahir leur pays, de
manquer de patriotisme ?
Je le crois et je vais
dire pourquoi.
Evidement d’abord, et
cela beaucoup l’admettent, parce qu’il a écrit sur ce pays des pages
inoubliables et qu’en les lisant les Algériens y verront des raisons
supplémentaires d’aimer leur pays. Tout ce qu’il dit des sentiments que lui
inspire la beauté des paysages et du climat, font de lui, même s’il est de
toute évidence un écrivain universel, un écrivain profondément algérien.
Ensuite, il faut qu’ils
cessent de croire qu’il a été à quelque moment que ce soit colonialiste. Il a
été, parmi les premiers et à une époque où cela était très rare, à écrire des
choses très fortes sur les fautes du pouvoir français et à condamner le
colonialisme, ses abus, son rejet des Algériens, son refus d’en faire des
citoyens. Ceux qui ont encore des doutes, devront relire ses reportages en
Kabylie et lire le magnifique hommage que Mouloud Feraoun adressa à Camus :
« Vous étiez bien jeune … je voyais que vous étiez un homme bien ».
Il avait, en effet,
vingt-cinq ans en 1939 date de ces articles.
Quant au reste qui a
fait polémique, ceux-là garderont leurs sentiments et estimeront toujours qu’il
aurait dû prendre parti pour l’indépendance mais ils pourront au moins lui
reconnaître des raisons estimables et notamment de rester fidèle à ce qu’il
croyait profondément et pour quoi il avait écrit et lutté. Et que cette
fidélité à ses convictions les plus profondes telles que je les ai analysées
plus haut, n’est pas méprisable et peut être comprise. Les Algériens ont été
conduits à ne pas connaître leur véritable histoire et notamment la guerre
civile intérieure qui a eu lieu.
Cependant, de plus en
plus ils veulent connaître cette histoire. On a vu pendant le Hirak les
Algériens et, notamment, les jeunes évoquer des noms que l’on avait voulu leur
faire oublier.
Cette complexité
retrouvée et le sens des nuances, les conduiront sans doute à accepter, sinon
du moins à un peu mieux comprendre les réticences d’Albert Camus et à trouver
le juste équilibre dans leur appréciation.
APPRENDRE DE CAMUS
J’espère vous avoir
donné l’envie de lire Camus, de mieux connaître sa vie et son œuvre. Ce petit
livre je l’ai écrit surtout pour les jeunes qui pourraient penser que Camus
mort en 1960 est du domaine des classiques et que sa pensée n’est plus
d’actualité.
Ce serait une erreur.
Moi qui tiens une page Facebook : « Les amis d’Albert Camus »,
je vois bien qu’il est lu, partout dans le monde et que les lecteurs
d’aujourd’hui, jeunes et moins jeunes, trouvent encore en lui beaucoup
d’enseignements, des méthodes de réflexion et de pensée et une aide quand ils
doivent, parfois, lutter contre les tyrannies diverses.
Je dirai que Camus est un
juste.
Mais surtout si vous
entrez dans son œuvre, ce qui demande toujours un effort, cela est
vrai pour tous les écrivains - je dirai même pour tous les
commencements en sport, en art, vous éprouverez ensuite du plaisir. Je
suis sûr que vous viendra l’envie de lire à haute voix, certains de ses textes.
On aura compris que ce
texte sur Albert Camus est une invitation à la lecture. Aimez Camus ou tout
autre écrivain. Et lorsque vous appréciez une œuvre littéraire, intéressez-vous
à la vie de l’auteur car cela vous aidera à l’apprécier encore davantage, surtout
comme dans le cas de Camus où toute cette vie de sa naissance à sa mort, est si
émouvante.
La mort d’Albert Camus
dans un accident de la route en 1960 a été un choc. Une grande émotion s’est
levée en France et en Algérie et de nombreux écrivains lui ont rendu hommage.
Parmi ces hommages, il y
a la lettre de Jean Paul Sartre qui, après avoir été un adversaire pas toujours
loyal de Camus, a su trouver les mots pour dire la grandeur de Camus. Il y a
eu, aussi, et c’est pour moi le plus émouvant, l’hommage que lui ont rendu les
écrivains algériens et français d’Algérie dans une numéro spécial de la Revue
Simoun. Eux aussi avaient aimé Camus.
Oui, cette mort, jeune,
a été un drame mais avec le recul, avec le temps qui a passé, nous gardons à
l’esprit l’image du jeune homme si doué et dont les écrits nous aident encore à
vivre.
De tout son parcours,
que retenir ? Son amour pour la vie et la beauté du monde, son style
magnifique dans lequel on rencontre des phrases que l’on a envie de lire à
haute voix et de citer, son sens de l’amitié et, en permanence, comme un fil
rouge, le souci de la justice. Oui, Camus est un juste.
Ce petit livre qui est,
comme je l’ai dit, un exercice d’admiration, reprend, dans le fond, celui que
j’avais déjà écrit en 2004 qui était une lettre adressée à la jeunesse
algérienne que, déjà, je voulais amener à aimer Camus.
Depuis, j’ai mieux connu
l’œuvre de cet écrivain et je n’ai jamais été déçu. Sur un grand nombre de
points il m’a amené à mieux penser, à être moins dans une réaction idéologique,
à comprendre la complexité du monde et des situations.
Puisse-t-il avoir le
même effet sur ceux qui liront ce petit livre et qui liront Camus. Non
seulement ils éprouveront du plaisir à découvrir ses textes mais ils sortiront
de ces lectures plus aptes, mieux armés pour comprendre le monde, grandis d’une
certaine façon.
En conclusion : aimez Camus car c’est un juste.
*****
1. Mathieu-Job. Mon cher Albert. Lettre à Camus. Elyzad. 2021
2. Le Premier Homme. Gallimard. Folio. 2000
3. Le Premier Homme. Gallimard. Folio. 2000
4. Réflexions sur la guillotine. La Pléiade. Essais. Gallimard. (p.2022 et
s.)
5. Jean Michel Wavelet. Albert Camus. La voix de la pauvreté. L’Harmattan. 2022
6. Albert Camus-Jean Grenier. Correspondance 1932 -1960. Gallimard. 1981
7. Albert-Camus-MariaCasarès.Correspondance.1944 -1959. Gallimard. 2017
8. Jean Pierre Ryf. Albert Camus et les Algériens : Noces ou
divorce ? Atlantica. 2004
9. Albert Camus .Conférences et discours.1936-1958.Gallimard. 2017
10. Albert Camus. Chroniques Alégriennes.1939-1956. Gallimard. Folio. 2002
11. Xavier Le Clerc. Un homme sans titre. Gallimard. 2022
12. Albert Camus. La Pléiade. Les essais. Gallimard.
13. Albert Camus. Correspondance avec ses amis Benisti. 1934 -1958. Bleu Autour.
2019
14. Jean Birnbaum. Le courage de la nuance. Le Seuil. 2021
15. Hélène Mauler. Le théâtre de Camus. Editions Ides et Calendes.
16. Tari Djerroud. Camus et le FLN. Editions Éric Bonnier. 2022
17. Roger Vetillard. La guerre d’Algérie, une guerre sainte ? Ed.Atlantis.
2020
18. Jean Daniel. Réconcilier la France. Ed. L’observatoire. 2021
Du même auteur :
Algérie, Algérie. Que me veux-tu ? Atlantica
2004
Justice et Littérature.
Regards croisés. Atlantica
Albert Camus et les Algériens.
Noces ou divorce ? Atlantica 2004
Retour au pays.
Nouvelles. Atlantica 2007
Tombeaux pour mes
chiens.
Le vieux monsieur à
Venise. Autoédition
Pèlerinage en Algérie. Autoédition
Amazon 2017
NB :
Conception de la justice : les débats entre François Mauriac et Albert Camus
https://www.canalacademies.com/emissions/au-fil-des-pages/conception-de-la-justice-les-debats-entre-francois-mauriac-et-albert-camus?fbclid=IwAR2nSPjMQW1E7yvpzlH2-AlsGoOIfzwlR9Uj-LHqmAP6qEy9Sfh5sf87L-g