mardi 18 décembre 2012

Le Printemps arabe : une saison en enfer


On a cru à une révolution, ce n'était qu'une involution, un bouleversement vers le moins bien. 

Il y a deux ans aujourd'hui, jour pour jour, un jeune Tunisien,Mohammed Bouazizi, s'immolait par le feu en Tunisie, donnant ainsi naissance, dans ce pays, à ce que l'on baptisa alors du très poétique nom de "Révolution de jasmin" puis à sa suite, en Égypte et en Libye, du non moins métaphorique nom de "Printemps arabe". Et, certes, le monde démocratique, de l'Union européenne aux États-Unis d'Amérique, avait-il raison de se réjouir, en les encourageant, de ces diverses révolutions. L'espoir qui y était né se révélait justifié. Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Egypte, Kadhafi en Libye : trois dictateurs dont la chute, après celle de Saddam en Irak, permettait donc, pensa l'Occident, la libération, aussi attendue qu'inespérée, de ces peuples opprimés, sous leur sanguinaire joug, depuis tant de longues et cruelles années.
Mais voilà : force est de constater, si l'on fait objectivement le bilan de cet historique Printemps arabe, que c'est plutôt un hiver islamiste, ainsi que je l'ai déjà écrit, qui se profile désormais à l'horizon de ces différents pays. Car, de fait, ce sont les partis religieux, et les plus intégristes, qui y règnent à présent, et de plus en plus, en maîtres, avec la probable introduction, au sein de leur future Constitution, de la charia, cette très rétrograde et même obscurantiste loi coranique pour laquelle le statut des femmes, notamment, y subit un effroyable bond en arrière. C'est là, précisément, l'un des enjeux les plus dramatiques de ce référendum auquel le nouveau président égyptien, Mohamed Morsi, qui vient de s'arroger arbitrairement les pleins pouvoirs, entend soumettre, soutenu par les Frères musulmans, son peuple, lequel risque de se voir maintenant privé des libertés les plus élémentaires.

La dictature religieuse après la dictature politique

Car qu'on se le dise une bonne fois pour toutes : il n'y a pas plus de démocratie aujourd'hui en Égypte que sous l'ère Moubarak. Au contraire, une nouvelle dictature religieuse est en train de s'y substituer, avec combien plus de possibles dérives autoritaires, à l'ancienne dictature politique : ce qui est peut-être pire encore, car elle empêche, celle-là, toute liberté de pensée comme de parole, de culte comme de foi. Pis : elle opprime directement les consciences en ce qu'elles ont de plus intime et sacré ! Qu'il suffise, pour s'en convaincre, de demander très honnêtement, à ce sujet, ce qu'en pensent réellement, si du moins elles osent encore s'exprimer librement, les différentes minorités chrétiennes, dont, par exemple, les Coptes, qui furent pourtant jadis un des piliers culturels de l'Égypte. Oui, je le clame donc ici, de nouveau, haut et fort : la société égyptienne est en train de régresser dangereusement sur le plan des libertés individuelles. C'est une involution plus qu'une évolution, où toute référence à la laïcité, condition sine qua non de toute véritable démocratie, est bannie de la nouvelle loi.

Populaire ne veut pas dire démocratique

Car il est une chose que l'Égypte des Frères musulmans n'a pas encore comprise en matière de philosophie politique : c'est qu'une révolte populaire, aussi massive soit-elle, ne constitue pas nécessairement, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître, un gage de liberté démocratique ! Du reste, si tel était le cas, il n'est pas jusqu'à la très nationaliste Allemagne d'Hitler, sans certes vouloir comparer l'incomparable et verser en un révisionnisme de mauvais aloi, qui, le Führer ayant été élu par le peuple allemand lui-même, ne pourrait être dite, aussi aberrant cela soit-il au regard de l'histoire, "démocratique". Idem pour l'Italie fasciste de Mussolini : c'est la Chambre des députés, censée représenter le peuple, qui l'investit officiellement, en le nommant président du Conseil, à la tête du gouvernement. Et l'on pourrait multiplier ainsi à l'envi, hélas, ces tristes exemples...

Critère nécessaire, mais non suffisant

C'est dire, en ces conditions, si présenter la démocratie comme étant un régime politique dans lequel seul le peuple est souverain, pour reprendre la célèbre formule d'Abraham Lincoln ("la démocratie, soutenait-il, est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple"), s'avère un critère nécessaire, mais non suffisant. Certes cette ultime définition, en tout point légitime, est-elle proche du sens étymologique du mot "démocratie", à entendre, d'après le grec ancien, comme le pouvoir ("kràtos") du peuple ("dêmos"). C'est même cette définition canonique qui, en France, préside, depuis 1958, à la Constitution de la Cinquième République. Mais le problème, ainsi que l'avait déjà relevé Aristote dans sa Politique, c'est que ce qui s'avère au départ un bien précieux, sinon une vertu, peut aussi se transformer, à la fin, en une autre forme de dictature : la dictature des masses, surtout lorsque celles-ci s'expriment au détriment de la liberté des individus ! C'est là le danger qui guette aujourd'hui, par-delà leurs indéniables mérites, les révolutions arabes, fussent-elles parées du beau nom - malheureusement galvaudé de nos jours - de "démocratie".

Pas de démocratie sans séparation des pouvoirs

Car c'est une bien étrange idée de la démocratie que se font en effet, galvanisés en cela par des foules en délire, ces nouveaux princes de Tunis, du Caire ou de Tripoli : un pouvoir qui, contrairement à ce que préconisa Montesquieu dans son encore très actuel Esprit des lois, ne connaît pas, justement, la séparation des pouvoirs, principe inaliénable de toute démocratie correctement entendue, en trois instances distinctes et indépendantes. Qu'est-ce à dire, concrètement ? Réponse aisée à fournir, comme le réaffirma, quelques années plus tard, Tocqueville dans De la démocratie en Amérique : il ne saurait y avoir de démocratie, à moins d'en donner une définition tronquée, là où il n'y a pas de séparation entre les pouvoirs législatif (le Parlement), exécutif (le gouvernement) et judiciaire (la justice).

Contresens conceptuel et confusion sémantique

Élémentaire, cette notion de la démocratie ! Et pourtant : c'est cette limpidité même que bon nombre de nos responsables politiques, de nos médias et de nos intellectuels semblent ignorer lorsqu'ils qualifient de "démocratique" ce fameux, et largement surévalué, Printemps arabe. Davantage : c'est à un fallacieux mélange des genres auquel ils s'adonnent abusivement là dès lors que, victimes d'un invraisemblable et périlleux contresens conceptuel - ou, pour mieux dire, d'une énorme erreur sémantique -, ils y confondent en réalité, trahissant ainsi leur propre idéal démocratique, les termes de "populaire" (ce que ces diverses révolutions sont effectivement) et de "démocratique" (ce que ces mêmes révolutions ne sont pas nécessairement).

Pas de démocratie sans laïcité

Et puis, surtout, la démocratie est-elle seulement concevable, en son essence même, sans laïcité : cette loi établissant, ainsi qu'elle le fut promulguée dans la France sécularisée de 1905, une tout aussi nette distinction entre les sphères religieuse (symbolisée par l'Église) et politique (incarnée par l'État) ? Car, quoi qu'en disent les démagogues et propagandistes, aucune de ces règles démocratiques, pourtant fondamentales, n'est respectée, aujourd'hui, en ces trois pays qui virent éclore ce que nos élites occidentales baptisèrent un peu trop hâtivement, bercées en cela de douces mais creuses illusions, Printemps arabe. De sorte que l'on ne sait même plus a posteriori, avec le recul des évènements  si c'est le manque de courage politique ou la carence de lucidité intellectuelle, à moins qu'ils ne soient indissociables, qu'il faut blâmer là !

L'illusion démocratique

D'où, urgente, la question, si du moins on veut véritablement aider, sans leurre ni hypocrisie, sans fausses promesses ni vains espoirs, les jeunes générations à emprunter, en ces terres tourmentées, le difficile chemin de la vraie liberté : qu'ont donc de si "démocratique", sauf à infirmer notre propre vision de la démocratie, ces prétendues révolutions arabes, lesquelles ne sont tout au plus, avec tout le respect qu'on leur doit, que des révoltes populaires ? Il est des avenirs prétendument radieux qui, en histoire, se révèlent parfois, faute de clairvoyance tout autant que de résistance, d'interminables et tragiques cauchemars. Quant à la réelle et profonde raison pour laquelle je m'insurge ici, elle s'avère relativement simple à entendre : c'est que je tiens la démocratie en trop haute estime que pour la laisser ainsi malmener, sinon trahir, par des gens qui n'en ont compris que le superficiel travestissement. En un mot : la caricature. Le Printemps arabe, alors ? Une saison en enfer, hélas, comme dirait le grand Rimbaud, poète maudit mais aussi voyant que visionnaire ! À quand donc, en Tunisie comme en Égypte, en Irak comme en Libye, la prochaine contre-révolution, que l'on espère véritablement basée, celle-là, sur cet humanisme, principe de toute tolérance, sans lequel il n'est point de démocratie qui vaille ?

* Philosophe, auteur de "Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des "nouveaux philosophes" et de leurs épigones" (François Bourin Editeur).
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