lundi 4 février 2013

Équilibrage politique en Tunisie




La scène politique tunisienne est en train d’être équilibrée. L’hégémonie de la mouvance islamiste est encours de cantonnement. Et cela est dû à deux phénomènes. 

1. Le premier a trait à l’échec patent d’Ennahdha dans l’épreuve de la gouvernance. Gouverner exige une technique et une expertise qui ne sont pas de même nature que l’exercice de l’opposition politique. Ennahdha a privilégié l’idéologie sur l’expertise. Elle le paye aujourd’hui. Et ce qui a contribué à sa disqualification, c’est d’avoir laissé faire la mouvance salafiste dans son dessein de contrer les rites et les coutumes vernaculaires assimilés à des "bid'âa",  à des innovations blâmables qui entachent la pureté du culte. Ennahdha ne voit pas d’un mauvais oeil que la Tunisie soit réislamisée en l’enveloppant dans les plis de l’uniformisation wahhabite dont l’action vise à effacer les particularismes nationaux.

Il faut rappeler que l’islam historique a fonctionné selon une structure duelle :
  • il y a d’abord la fonction qui avait agi à l’horizon de l’Histoire ;  en ce domaine, une culture savante unitaire maniait la même échelle de valeur où se reconnaissaient oulémas, fuqahâs et qadîs, de Cordoue à New Delhi.
  • Il y a ensuite la fonction qui était activée au plan vernaculaire, à une hauteur anthropologique qui prend en considération la diversité des traditions locales.
Si la première fonction assume le principe d’identité, la seconde illustre le principe de différence. Et c’est la dialectique entre l’islam savant unitaire, identique et l’islam populaire divers, différent qui a produit la civilisation islamique.
Des vases communicants passaient de l’une à l’autre strate pour que le particulier fermente au contact de l’universel.   
Or, l’islam qui est proposé aujourd’hui par les islamistes annule la sophistication et l’esprit de controverse qui ont caractérisé l’islam savant ; il abolit par le même geste les spécificités vernaculaires. L’islamisme propose une uniformisation simplificatrice qui correspond parfaitement à la sous-culture consumériste imposée à l’échelle de l’humanité entière par l’américanisation du monde.

Il se trouve qu’en Tunisie, le peuple refuse l’uniformisation proposée qui s’est manifestée récemment à travers la double fonction que nous venons de rappeler. 

Sur la scène vernaculaire, cette politique d’uniformisation s’est exprimée par la destruction  des mausolées soufis. 

Et au plan de l’islam savant, la même politique a été illustrée par le rapt salafiste de l’imamat de la Zitouna.

La destruction des mausolées est perçue par le peuple comme un scandale. Et les salafistes, avalisés par les Nahdhawî, se sont attaqués au rite qui accompagne la célébration du mouled. A cette occasion, l’on prépare la délicieuse açida,  crème et pudding de fruits secs tout de douceur destinés à nourrir la convivialité et l’hospitalité en  circulant de maison en maison. Les Tunisiens y tiennent. Assimiler cette coutume à une bid’a est pour les Tunisiens irrecevable.

La résistance des Tunisiens est grande pour défendre les deux fonctions (le savant et le populaire) et la dialectique qui les met en tension. Elle s’est manifestée le même jour du mouled dans l’enceinte de la Mosquée Zitouna où l’imam illégitime a été abandonné à son véhément et interminable prêche rendu inaudible par la foule des orants qui  récitèrent d’une voix unanime la hamzia comme le veut la tradition zitounienne, .

Cet acte s’ajoute aux protestations suscitées par la destruction des mausolées. C’est que les Tunisiens refusent de se soumettre à une autre forme d’islam que celle produite par leur histoire telle qu’elle a été orientée par leurs aïeux dans leur maniement spécifique de la dialectique qui met en tension les deux fonctions, celles du savant et du populaire, de l’universel et du particulier.
    
2. J’en viens maintenant au deuxième point, celui qui engage la défaillance dans la gouvernance. Il s’agit d’une question politique qui est en train de trouver sa réponse, laquelle s’est concrétisée  avec la création de la nouvelle entité appelée Al-Ittihah min ajliTounis, « l’Union pour la Tunisie » qui réunit désormais en une même structure les trois partis modernistes et séculiers de Nidâ’Tounis,du Joumhuri et du Masâr: ce nouvel ensemble constitue un rassemblement porteur de la mémoire politique du pays : celle du Destour qui, débarrassé du tropisme autocratique, articulé au projet démocratique,  retourne aux fonts baptismaux qui ont présidé à sa naissance dans les années 1930 ; comme celle de l’esprit progressiste qui a animé le courant travailliste syndicaliste de gauche depuis les années 1920. 

La référence à une mémoire corrigée est précieuse. Elle est notamment destinée à rappeler à Ennahdha qu’elle n’agit pas sur un sol vierge ou en un terrain vague : le territoire est fort balisé, il est habité par une intense mémoire productrice d’énergie créatrice capable d’innover : aussi la table rase dont les islamistes rêvent n’aura-t-elle pas lieu.

J’ai assisté dimanche dernier, le 27 janvier, à Tunis, sous la coupole du palais des Congrès,  à un meeting politique de Nidâ’ Tounis, « l’Appel de la Tunisie ». Cette séance est l’illustration vivante de ce que je viens d’écrire. Le meeting a commencé par un bref spectacle proposé et mis en scène par Fadhel Jaziri, artiste explicitement engagé en faveur de Nidâ’ Tounis, pour socialiser son opposition radicale aux illusions et autres chimères par lesquels Ennahdha cherche à séduire le peuple. 

Ce spectacle théâtralisait le chant soufi populaire qui glorifie Sidi Abû Sa’îd al-Bâji dont le catafalque a été calciné il y a quelques jours par les salafistes.  Le poème, accompagné de ghaïtas, de cornemuses, de tambours, sortait de la bouche du chantre Hédi Donia, disciple de la tariqa qâdiriyya, homme de maintien hiératique, à la belle voix voilée, dont les solos étaient repris en chœur par la vingtaine d’interprètes qui l’entouraient, personnes parées de costumes traditionnels. 

La salle comble a vibré à l’unisson, sans rien perdre de sa gravité ni de sa retenue, qualités qui signalent un engagement mûrement réfléchi, conscient du péril qui guette. En somme, je reconnais en ce public la solidarité nouée entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. 

Par le seul spectacle, le message est reçu par les présents dont l’adhésion semble dire : « ils veulent nous priver de ces beautés qui proviennent de notre génie. Eh ! bien, nous nous opposons à de telles prétentions et nous saurons défendre notre patrimoine en le pratiquant ». Tel est le sentiment qui émanait de cette masse de sept mille personnes serrées à l’intérieur de la coquille monumentale et débordant sur le parvis et au-dehors  jusqu’aux alentours. Et pour une fois, l’opposition aux islamistes ne mobilisait pas l’unique élite. Parmi ceux qui étaient là, nous reconnaissons toutes les classes de la société. C’est le peuple qui était au rendez-vous pour manifester son attachement à l’islam vernaculaire et son refus de l’islam uniformisé que veut imposer Ennahdha à l’ensemble du pays. 

Le peuple ici présent a acquiescé en un deuxième temps à l’opposition politique en suivant concentré le discours prononcé par Béji Caïd Sebsi : le président de Nidâ Tounis a procédé à une critique raisonnée des défaillances d’Ennahdha dans son exercice du pouvoir, dénonçant son incompétence dans la gestion du pays ainsi que son manque de vision des contraintes géopolitiques. Il n’a pas manqué non plus de railler le hasardeux projet de société dont les islamistes sont porteurs ; tel projet escamote, à tout le moins, les fragiles acquis d’une modernisation dont le processus a été mis en branle depuis les années 1840.    

C’était dimanche dernier, deux jours avant l’annonce de la création de « l’Union pour la Tunisie » qui renforce la tendance d’équilibrage destinée à cantonner l’hégémonie d’Ennahdha. Avec toutes ces initiatives, l’initiation qui approfondit le processus démocratique est à l’œuvre dans notre pays.

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