La scène politique tunisienne est en train d’être
équilibrée. L’hégémonie de la mouvance islamiste est encours de cantonnement.
Et cela est dû à deux phénomènes.
1. Le premier a trait à l’échec patent d’Ennahdha dans l’épreuve de la
gouvernance. Gouverner exige une technique et une expertise qui ne sont pas de
même nature que l’exercice de l’opposition politique. Ennahdha a privilégié
l’idéologie sur l’expertise. Elle le paye aujourd’hui. Et ce qui a contribué à
sa disqualification, c’est d’avoir laissé faire la mouvance salafiste dans son
dessein de contrer les rites et les coutumes vernaculaires assimilés à des
"bid'âa", à des innovations blâmables qui entachent la pureté
du culte. Ennahdha ne voit pas d’un mauvais oeil que la Tunisie soit
réislamisée en l’enveloppant dans les plis de l’uniformisation wahhabite dont
l’action vise à effacer les particularismes nationaux.
Il faut rappeler que l’islam historique a fonctionné selon une structure
duelle :
- il y a d’abord la fonction qui avait agi à
l’horizon de l’Histoire ; en ce domaine, une culture savante
unitaire maniait la même échelle de valeur où se reconnaissaient oulémas, fuqahâs
et qadîs, de Cordoue à New Delhi.
- Il y a ensuite la fonction qui était activée au
plan vernaculaire, à une hauteur anthropologique qui prend en
considération la diversité des traditions locales.
Si la première fonction assume le principe
d’identité, la seconde illustre le principe de différence. Et c’est la
dialectique entre l’islam savant unitaire, identique et l’islam populaire
divers, différent qui a produit la civilisation islamique.
Des vases communicants passaient de l’une
à l’autre strate pour que le particulier fermente au contact de
l’universel.
Or, l’islam qui est proposé aujourd’hui par les
islamistes annule la sophistication et l’esprit de controverse qui ont
caractérisé l’islam savant ; il abolit par le même geste les spécificités
vernaculaires. L’islamisme propose une uniformisation simplificatrice qui
correspond parfaitement à la sous-culture consumériste imposée à l’échelle de
l’humanité entière par l’américanisation du monde.
Il se trouve qu’en Tunisie, le peuple refuse l’uniformisation proposée qui
s’est manifestée récemment à travers la double fonction que nous venons de
rappeler.
Sur la scène vernaculaire, cette politique d’uniformisation s’est exprimée
par la destruction des mausolées soufis.
Et au plan de l’islam savant, la même politique a été illustrée par le rapt
salafiste de l’imamat de la Zitouna.
La destruction des mausolées est perçue par le peuple comme un scandale. Et
les salafistes, avalisés par les Nahdhawî, se sont attaqués au rite qui
accompagne la célébration du mouled. A cette occasion, l’on prépare la
délicieuse açida, crème et pudding de fruits secs tout de douceur
destinés à nourrir la convivialité et l’hospitalité en circulant de
maison en maison. Les Tunisiens y tiennent. Assimiler cette coutume à une bid’a
est pour les Tunisiens irrecevable.
La résistance des Tunisiens est grande pour défendre les deux fonctions (le
savant et le populaire) et la dialectique qui les met en tension. Elle s’est
manifestée le même jour du mouled dans l’enceinte de la Mosquée Zitouna où
l’imam illégitime a été abandonné à son véhément et interminable prêche rendu
inaudible par la foule des orants qui récitèrent d’une voix unanime la
hamzia comme le veut la tradition zitounienne, .
Cet acte s’ajoute aux protestations suscitées par la destruction des mausolées.
C’est que les Tunisiens refusent de se soumettre à une autre forme d’islam que
celle produite par leur histoire telle qu’elle a été orientée par leurs aïeux
dans leur maniement spécifique de la dialectique qui met en tension les deux
fonctions, celles du savant et du populaire, de l’universel et du particulier.
2. J’en viens maintenant au deuxième point, celui
qui engage la défaillance dans la gouvernance. Il s’agit d’une question
politique qui est en train de trouver sa réponse, laquelle s’est concrétisée
avec la création de la nouvelle entité appelée Al-Ittihah min ajliTounis, «
l’Union pour la Tunisie » qui réunit désormais en une même structure les trois
partis modernistes et séculiers de Nidâ’Tounis,du Joumhuri et du Masâr: ce
nouvel ensemble constitue un rassemblement porteur de la mémoire politique du
pays : celle du Destour qui, débarrassé du tropisme autocratique, articulé au
projet démocratique, retourne aux fonts baptismaux qui ont présidé à sa
naissance dans les années 1930 ; comme celle de l’esprit progressiste qui a
animé le courant travailliste syndicaliste de gauche depuis les années
1920.
La référence à une mémoire corrigée est précieuse. Elle est notamment
destinée à rappeler à Ennahdha qu’elle n’agit pas sur un sol vierge ou en un
terrain vague : le territoire est fort balisé, il est habité par une intense
mémoire productrice d’énergie créatrice capable d’innover : aussi la table rase
dont les islamistes rêvent n’aura-t-elle pas lieu.
J’ai assisté dimanche dernier, le 27 janvier, à Tunis, sous la coupole du
palais des Congrès, à un meeting politique de Nidâ’ Tounis, « l’Appel de
la Tunisie ». Cette séance est l’illustration vivante de ce que je viens
d’écrire. Le meeting a commencé par un bref spectacle proposé et mis en scène
par Fadhel Jaziri, artiste explicitement engagé en faveur de Nidâ’ Tounis, pour
socialiser son opposition radicale aux illusions et autres chimères par
lesquels Ennahdha cherche à séduire le peuple.
Ce spectacle théâtralisait le chant soufi populaire qui glorifie Sidi Abû
Sa’îd al-Bâji dont le catafalque a été calciné il y a quelques jours par les
salafistes. Le poème, accompagné de ghaïtas, de cornemuses, de tambours,
sortait de la bouche du chantre Hédi Donia, disciple de la tariqa qâdiriyya,
homme de maintien hiératique, à la belle voix voilée, dont les solos étaient
repris en chœur par la vingtaine d’interprètes qui l’entouraient, personnes
parées de costumes traditionnels.
La salle comble a vibré à l’unisson, sans rien perdre de sa gravité ni de
sa retenue, qualités qui signalent un engagement mûrement réfléchi, conscient
du péril qui guette. En somme, je reconnais en ce public la solidarité nouée
entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité.
Par le seul spectacle, le message est reçu par les présents dont l’adhésion
semble dire : « ils veulent nous priver de ces beautés qui proviennent de notre
génie. Eh ! bien, nous nous opposons à de telles prétentions et nous saurons
défendre notre patrimoine en le pratiquant ». Tel est le sentiment qui émanait
de cette masse de sept mille personnes serrées à l’intérieur de la coquille monumentale
et débordant sur le parvis et au-dehors jusqu’aux alentours. Et pour une
fois, l’opposition aux islamistes ne mobilisait pas l’unique élite. Parmi ceux
qui étaient là, nous reconnaissons toutes les classes de la société. C’est le
peuple qui était au rendez-vous pour manifester son attachement à l’islam
vernaculaire et son refus de l’islam uniformisé que veut imposer Ennahdha à
l’ensemble du pays.
Le peuple ici présent a acquiescé en un deuxième temps à l’opposition
politique en suivant concentré le discours prononcé par Béji Caïd Sebsi : le
président de Nidâ Tounis a procédé à une critique raisonnée des défaillances
d’Ennahdha dans son exercice du pouvoir, dénonçant son incompétence dans la
gestion du pays ainsi que son manque de vision des contraintes géopolitiques.
Il n’a pas manqué non plus de railler le hasardeux projet de société dont les
islamistes sont porteurs ; tel projet escamote, à tout le moins, les fragiles
acquis d’une modernisation dont le processus a été mis en branle depuis les
années 1840.
C’était dimanche dernier, deux jours avant l’annonce de la création de «
l’Union pour la Tunisie » qui renforce la tendance d’équilibrage destinée à
cantonner l’hégémonie d’Ennahdha. Avec toutes ces initiatives, l’initiation qui
approfondit le processus démocratique est à l’œuvre dans notre pays.
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