Par Hatem M'rad
Professeur de science politique
Le leader islamiste Ghannouchi, fondateur d’Ennahdha, est certainement une énigme en politique. Il est un idéologue wahabo-salafiste et théocrate de par ses écrits et son itinéraire politique ; démocrate par pure stratégie et sens tactique ; et finalement réaliste machiavélien sur le terrain. Il est tout cela à la fois. Et on ne peut saisir son profil politique qu’à travers ces trois caractéristiques. Si on n’en prend qu’une seule, on risque de n’avoir qu’une part de la réalité du personnage. Ces trois traits expliquent d’ailleurs ses tiraillements et tergiversations et son double, voire triple, langage qu’il tient sans discontinuité.
Actuellement, il gouverne la vie politique, derrière les acteurs formels, mais devant eux sur le plan décisionnel. En tant que chef du parti majoritaire, il a reçu des mains de l’assemblée constituante les clefs du pouvoir. N’ayant pas voulu diriger lui-même le gouvernement au vu de son âge, de son tempérament et de son profil, étant plus idéologue et théoricien que gestionnaire, il a préféré confier les destinées du parti à un autre dirigeant de confiance d’Ennahdha qui a le profil de l’emploi, Hamadi Jebali.
"C’est l’islam politique, proche des Frères Musulmans de Hassan El Banna, qui constitue la raison d’être du combat de Ghannouchi"
Ghannouchi n’omet pas de paraître démocrate, surtout après la chute d’une dictature, et après une révolution pour la liberté et la dignité, ne serait-ce que pour sauver les apparences. Ben Ali aussi, ne l’oublions pas, avait tout fait après le 7 novembre pour paraître démocrate et avait résolu d’en finir avec le pouvoir à vie et l’autoritarisme.
Ghannouchi doit aussi rassurer l’opinion interne et internationale. Mais, on le voit, quand il parle de démocratie, il a rarement la verve ou la flamme. Ce n’est aucunement une conviction profonde qui vient des tripes. Ce n’est pas le moteur de son combat ou action spiritualo-politique. Durant toutes ces années de clandestinité et d’exil, c’est l’islam politique, proche des Frères Musulmans de Hassan El Banna, qui constitue la raison d’être de son combat, tant contre Bourguiba, que contre Ben Ali. Le combat contre la dictature ou la tyrannie passe en second lieu, nécessaire plutôt pour supporter l’autre combat principal, celui de Dieu.
Mais, pour gouverner actuellement, il lui faut, sur le terrain, être non pas démocrate, mais surtout machiavélien. Les adversaires, il y en a maintenant plus d’un. Autrefois, il faisait face aux autocrates seuls, à présent, il doit affronter plus d’une centaine de partis, des médias, des sociétés civiles bien différenciées et une élite savante, qui le considèrent d’ailleurs tous comme un contre-modèle.
"Ghannouchi est loin d’être le maître absolu du pays comme le croit l’opinion commune"
Ghannouchi est un théocrate machiavélien. Il n’a jamais été écrit que le machiavélisme est le monopole du pouvoir laïc. Les religieux enturbannés aussi savent s’en accommoder, des chiites iraniens jusqu’aux nahdhaouis et Frères Musulmans égyptiens en passant par les Talibans. A ce titre, machiavélien, il ne lésine nullement à aller jusqu’au bout de la logique de l’action politique.
Le pouvoir, il en a été privé 50 ans durant, il est résolu à prendre sa revanche des laïco-modernistes et à décrocher son heure de gloire. Cela frôle parfois la maladresse, comme lorsqu’il a déclaré que « les islamistes ne lâcheront jamais le pouvoir ». On est libre de le prendre ou pas sur parole. Mais beaucoup d’éléments de sa stratégie et plusieurs actions politiques d’Ennahdha, depuis sa victoire aux élections, vont dans ce sens : stratégie d’islamisation de la société civile, création d’associations charitables, monopolisation et manipulation des mosquées en collaboration avec les frères-ennemis salafistes, nominations nombreuses et accélérées de partisans aux postes de direction dans l’administration, avancée de l’islamisation des institutions et pratiques bancaires, mainmise sur les chaînes de télévision nationale et création d’autres médias d’obédience nahdhaoui, procès politiques contre les membres de l’élite moderniste, création de milices, comme les ligues de protection de la révolution, toujours prêtes à agresser les ennemis politiques ou les sérieux concurrents qui risquent de le détrôner.
Comme Machiavel, il est en train de nous démontrer que la fin justifie les moyens. Comme le croit Machiavel, la religion, pour lui aussi, peut-être exploitée pour des objectifs proprement politiques, et non seulement spirituels, lorsqu’elle sert le prince théocrate et le pouvoir. Mais Machiavel, lui, ne prône ni la religiosité du pouvoir, ni la politique métaphysique.
Il est certain que Ghannouchi est aujourd’hui totalement maître de son parti, comme le prouvent les péripéties de la sortie de Jebali du gouvernement et la désignation de Ali Laârayedh tendant à créer un nouveau gouvernement mi-ancien, mi-nouveau. Mais il est loin d’être le maître absolu du pays comme le croit l’opinion commune.
Il a ainsi reculé plusieurs fois, tant pour le projet de constitution que pour les autres questions politiques, lorsqu’il s’est heurté à des pressions provenant de la rue, des médias, de l’UGTT ou de l’opposition. C’est son côté réaliste, il avance jusqu’à ce qu’il trouve une opposition forte qui le bloque. Si personne ne l’en empêche, il continue à frayer imperturbablement sa voie.
C’est ce réalisme féroce face à la puissance qui explique sa crainte, voire sa phobie, d’un concurrent politique aussi puissant que lui pour l’instant, Béji Caïd Essebsi et son parti Nidaa Tounès. Les hommes de pouvoir ne craignent que les véritables contre-pouvoirs.
"Les hommes les plus intéressants d’Ennahdha ne suivent pas le courant salafiste de Ghannouchi"
Son pouvoir nous paraît surdimensionné à double titre : d’abord dans la mesure où il détient environ 70% de pouvoir effectif dans le pays, alors qu’il en vaut 30% électoralement ; ensuite parce que l’opinion le mythifie un peu trop en étant persuadée qu’il est partout, derrière toutes les combines et les affaires de l’Etat et de la société, une sorte de manitou pervers, du sommet jusqu’à la base. Son profil d’homme de l’ombre conforte cette attitude psychologique des Tunisiens. Alors qu’il ressort des élections de la constituante que son parti a été suivi par juste un million et demi d’électeurs Tunisiens sur huit millions d’électeurs potentiels.
Ghannouchi ne peut incarner l’unité nationale, comme l’a incarnée jadis Bourguiba, son véritable ennemi politique et doctrinal. Il n’incarne pas non plus la Tunisie, il est trop sectaire pour cela. D’ailleurs, son parti et lui conjuguent auprès de la population déception après déception, en raison de la violence autorisée et légitimée par lui dans la vie politique à chaque occasion. Son combat « démocratique » paraît déloyal pour la société civile et l’opposition. Aux manifestations et réunions politiques pacifiques des partis et société civile, il répond par la violence des milices.
Ce faisant, il voudrait compenser ses déficits d’audience populaire ou médiatique par la violence spectaculaire, propre à attiédir les velléités politiques de tous les audacieux. Néanmoins, il ne fait que raviver la flamme de l’audace oppositionnelle des Tunisiens. On l’a vu en Tunisie avec l’assassinat de Chokri Belaïd, la population n’a pas hésité une seconde à désigner du doigt Ennahdha, car Chokri Balaïd était un farouche opposant à ce parti et à l’islamisme. En politique, il est en effet très maladroit de provoquer la société civile.
Pouvoir surdimensionné certes, par rapport, disons-nous, à la force électorale qu’il représente. Mais, il a certainement le dessus sur les autres institutions politiques actuelles. Le Président de la République avalise très souvent ses résolutions, et il ne peut faire autrement. Il en va de même pour le Président de l’assemblée constituante, encore plus effacé que le Président de la République face à Ghannouchi. Ces deux derniers peuvent gesticuler en vue de dissuader le maître des lieux, la locomotive Ghannouchi passera en priorité.
En revanche, Ghannouchi a très peu de pouvoir vis-à-vis de la société civile. La rue, l’élite, Facebook, les médias, l’opposition et l’UGTT le puissant syndicat, toujours solidaires avec la société civile, sont un réel pouvoir dans le pays, alors même qu’Ennahdha n’a toujours pas constitué sa propre élite. Ni élite savante, ni élite politique, ni de médias influents. Le parti a juste des militants rodés à la manipulation des mosquées et des milices violentes chargées de terroriser la population à défaut d’influence morale et politique sur elle. Ce qui veut dire que Ghannouchi va vite user son équipe réduite. Il a peu d’hommes politiques valables. Les hommes les plus intéressants d’Ennahdha ne suivent pas le courant salafiste de Ghannouchi, mais plutôt le courant modéré et moderniste. Minoritaire pour l’heure, ce courant n’en incarne pas moins l’avenir politique le plus ambitieux pour ses représentants en quête d’une carrière encore longue.
"Le machiavélisme pour appuyer la théocratie et la théocratie pour justifier le machiavélisme"
Ghannouchi est très impopulaire auprès de la population tunisienne, qui n’apprécie pas beaucoup son profil de cheikh passéiste dans un pays moderne, ni son côté obscur et peu transparent d’homme de l’ombre. En démocratie, un leader doit être un homme public qui sait aller vers le peuple. Ghannouchi n’est pas non plus un homme de communication, dans tous les sens du terme. Electoralement, tout comme il est rentré au pouvoir, il peut toujours en sortir.
Ennahdha n’a pas la majorité absolue dans le pays, mais juste la majorité relative. Ce qui veut dire qu’elle ne peut pour l’instant gouverner seule, elle est obligée de s’appuyer sur d’autres partis afin d’avoir une majorité confortable dans l’assemblée, et faire passer ses projets essentiels à son propre maintien au pouvoir. Bien que Ghannouchi préfère s’appuyer surtout sur des petits partis ou des groupuscules, qui ne chercheraient pas à lui forcer la main. Habileté machiavélique certaine. En tout cas, les rapports de force sont loin de pencher pour son parti dans les derniers sondages.
C’est encore son machiavélisme qui le fait tendre vers le régime parlementaire dans la discussion du projet de constitution. Il ne peut être président, il ne veut pas gouverner directement. Le régime parlementaire lui permet alors de rester à l’écart et de manipuler, comme il le fait actuellement, le gouvernement. Un régime présidentiel risque de donner plus d’indépendance et de marge politique au président, fut-il le candidat d’Ennahdha.
Ainsi, le vrai Ghannouchi nous paraît être non pas le démocrate ou le politique pur, ni le théoricien dogmatique, mais plutôt le théocrate débordé par le machiavélisme. Le machiavélisme pour appuyer la théocratie et la théocratie pour justifier le machiavélisme. Une sorte de Machiavel divinisé, un profil qui aurait certainement déplu à Machiavel lui-même qui pensait, de son côté, la politique dans toute sa pureté, comme une sphère trop terre à terre, loin de toute considération métaphysique.
Bravo...une bonne analyse de M. Gannouchi..mais cette théorie de machiavélisme aurait pu marcher dans les années 70...trop tard..il doit comprendre que la société Tunisienne a changé, a évolué..et surtout est fatiguée..elle ne supporte plus la dictature et l’amateurisme des dirigeants actuels.
RépondreSupprimerLa politique est aussi une manipulation intelligente ce qui fait défaut à Gannouchi et à ses adeptes.