Comment se déploie le paysage politique en Tunisie après le choc ressenti par une société entière réagissant au premier assassinat politique depuis l’indépendance, le second de l’histoire contemporaine après celui du leader syndicaliste nationaliste, Farhat Hached, qui a été perpétré en décembre 1952, aux tout derniers souffles du Protectorat ? Ainsi les noms de Chokri Belaïd et de Farhat Hached seront inscrits sous la même rubrique. L’un et l’autre auront connu un sort semblable : ils ont été abattus le matin au sortir de leur domicile par des forces de l’ombre qui désespèrent de ne pouvoir infléchir l’irrévocable cours de l’histoire dont le flux s’oppose à leur conviction idéologique et à leur dessein politique.
Pour Farhat Hached, l’énigme du crime demeure après plus de soixante ans des faits. Mais, au-delà de toute identification précise, il va de soi que c’est le lobby colonialiste qui est en cause. Et ce lobby avait sa bande armée, une organisation secrète dénommée « la main rouge » qui, à la seconde où la nouvelle de l’assassinat a été diffusée, fut désignée par les doigts accusateurs.
Comme pour Chokri Belaïd, dont on ne connaîtra peut-être jamais les assassins. Mais immédiatement après l’acte funeste, c’est la mouvance islamiste qui s’est trouvée sur le banc des accusés. Celle-ci veut imposer son ordre à une société rétive, sourde à son message. En effet, la responsabilité du crime a été instantanément attribuée au parti islamiste Ennahda, sinon rien qu’en lui-même, du moins en raison de sa complaisance à l’égard des salafistes chez qui circule une liste noire d’ennemis à abattre sur laquelle figure le nom de la victime. S’y ajoute le document vidéo qui montre des illuminés hirsutes et barbus, dits salafistes, en tunique afghane, lançant l’anathème à partir de Zarzis contre des leaders et des militants politiques, parmi lesquels est cité Chokri Belaïd. Un autre document audiovisuel montre le ministre islamiste de l’Intérieur, un des chefs d’Ennahda, accablant dans une diatribe, Belaïd, le rendant responsable des troubles sociaux que connaît le pays, d’est en ouest, du sud au nord, faisant de lui un agent perturbateur omniscient, le situant à la place de l’homme qui empêche le projet islamiste d’éclore, appelant implicitement à l’élimination d’un obstacle qui obstrue leur chemin.
C’est donc toute une atmosphère idéologique qui a préparé les conditions d’un tel assassinat. Pensez aussi à l’organisation quasi secrète des ligues de défense de la Révolution, milice émanant du parti islamiste d’Ennahda. Ces ligues sont l’équivalent de ce que fut « la main rouge » à la fin du Protectorat, elle-même annonciatrice de la fameuse OAS qui avait sévi pendant la guerre d’Algérie.
L’assassinat de Belaïd aurait pu enclencher le processus de violence qui aurait entraîné le pays vers la guerre civile. Certains en rêvaient. On nous dit même que des chefs islamistes ont ordonné aux milliers de Tunisiens qui combattent sur le front syrien et au Mali de rejoindre le sol natal. Il est entendu que ce radicalisme, assoiffé de sang, trouve écho jusque dans les rangs d’Ennahda. Telle menace est, en tout état de cause, utilisée comme moyen de pression ou instrument de coercition par Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste au pouvoir.
Or, à l’occasion des funérailles de Chokri Belaïd, quasiment une société entière a protesté et contre la virtualité de la guerre civile et contre le projet de société que veut imposer Ennahda à la communauté nationale. Plus d’un million de personnes sur une population de douze millions sont sorties dans la rue partout dans le pays pour donner libre cours à leur colère et affirmer leur refus de l’ordre islamiste, hurlant même la phobie que leur inspire le chef nahdawi Ghanouchi. Pratiquement un citoyen sur dix a rendu public son rejet et de la violence et de l’islamisme. Cette manifestation unanime montre simplement qu’historiquement le projet islamiste a peu de chance d’aboutir. Il est à contre-courant de l’énergie populaire qui produit l’histoire. Comme l’était le colonialisme face à l’inéluctable décolonisation qui consistait à recouvrer une souveraineté que l’occupation étrangère, n’ayant pu l’abolir, a maintenu en un suspens dont la levée a été maintes fois différée avant de s’imposer à travers la refondation de l’Etat postcolonial au moment des indépendances.
On est en droit d’estimer que la tentation islamiste a connu hier une circonstance historique qui l’a un temps favorisée et qu’elle rencontre aujourd’hui l’instant qui la contrarie. Instant précipité par l’incompétence des islamistes aux affaires car l’entretien des mirages et des chimères ne nourrit pas les hommes ni physiquement ni en esprit. De plus, leur façon d’agir, qui mêle ce qui appartient à la foi et ce qui est du domaine de la nécessité matérielle, abîme la religion et ruine la politique. Sans vouloir les accabler davantage, rappelons, dans le cas qui nous préoccupe, leur manquement à assumer la tâche pour laquelle ils ont été élus, à savoir la rédaction d’une constitution qui ne soit pas bancale et qui puisse satisfaire l’attente du peuple, sans temporiser, ni manipuler, ni ruser. Un peuple qui se sait musulman, qui ne ressent pas le besoin qu’on s’appesantisse sur son islamité ; un peuple qui veut, en son islam même, être en phase avec l’acquis des droits humains, de la liberté de conscience, en cohérence avec l’ère de l’individu éclairé par le libre-choix, débarrassé des assujettissements qui avaient été imposés à ses aïeux par une autocratie guidée par des normes théologico-politiques d’un autre âge.
C’est dans ce paysage politique clarifié qu’est en train d’œuvrer la classe politique tunisienne sous l’œil vigilant de la société civile nationale et de la communauté internationale pour trouver une solution circonstanciée à la crise qui engourdit la gouvernance, solution qui devrait d’une part accorder place à tous les acteurs de l’arène politique ; remettre, d’autre part, au centre le pacte moral qui fonde la légitimité provisoire sortie des urnes le 23 octobre 2011 et qui donnait une année aux élus pour rédiger une constitution à partir de laquelle sera construite, par la médiation d’élections libres, la légitimité intégrale par quoi l’Etat connaîtrait une refondation qui régénèrera la nation. Alors, après avoir phagocyté l’islamisme, les forces vives du pays sauront porter sur les fonts baptismaux la 2e république tunisienne.
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