Faouzia Farida Charfi,
Professeur à l’Université de Tunis
Professeur à l’Université de Tunis
Deux années après la révolution de la dignité et de la liberté, l’attente et l’inquiétude sont partagées par l’ensemble des Tunisiens. Les habitants des régions déshéritées et oubliées du centre-ouest n’ont pas obtenu les améliorations attendues. La Tunisie n’est toujours pas dotée d’une nouvelle Constitution et deux projets de société s’affrontent. Au cœur de ces deux projets, le statut des femmes. L’un moderniste, celui de l’Etat tunisien depuis l’indépendance, l’autre se référant à la charia, défendue par le parti Ennahdha au pouvoir depuis les élections du 23 octobre 2011.
La Tunisie indépendante a été dotée, le 13 août 1956, du Code du statut personnel, soit quelques mois après la proclamation de l’indépendance, avant même l’abolition de la monarchie et la proclamation de la République. Ce code, qui a placé la Tunisie dans une position d’avant-garde par rapport à tous les autres pays arabes, interdit la polygamie et la répudiation, institue le divorce judiciaire aux mêmes conditions et avec les mêmes effets pour les femmes et les maris, fixant l’âge minimum du mariage à 17 ans pour la fille, et exige le consentement de la femme pour la validité de son mariage. Ce choix résolument moderne était inspiré par les penseurs musulmans, dont le tunisien Tahar Haddad qui publiait, en 1929, Notre femme dans la Charia et dans la société. Pour ce théologien et juriste, diplômé de l’université de la Zitouna, certaines dispositions juridiques constituaient, à l’époque de la Révélation coranique, une avancée des droits civiques et sociaux des femmes et devaient être rénovées pour poursuivre l’évolution vers une égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines, y compris celui du droit successoral. Ses idées révolutionnaires à l’époque séduisirent les Tunisiens formés dans le système sadikien ouvert sur le monde et imprégnés de la philosophie des Lumières mais elles suscitèrent la colère des théologiens conservateurs de l’université de la Zitouna qui décidèrent de lui retirer son diplôme.
Aujourd’hui, les femmes tunisiennes sont présentes dans tous les secteurs d’activité et font partie des acteurs de la révolution du 14 janvier 2011. Elles sont présentes et très engagées dans le combat contre le projet d’islamisation de la société, contre la remise en cause de l’Etat républicain et contre la volonté d’instaurer un Etat théocratique par le parti Ennahdha.
Le projet politique des islamistes, déjà présents en Tunisie depuis les années 1970, en particulier à l’université, a pour cible essentielle la femme dont «le rôle social doit être limité à la tenue de la maison» et à propos de laquelle un discours de haine était déjà développé dans leur revue Al Maarifa (autorisée en 1972) dirigée par Rached Ghanouchi, président du parti Ennahdha. La revue cite quelques hadith attribués au Prophète selon lesquels il aurait dit : «La seule source de conflits et de désordres (fitna) que je laisse après moi, pour les hommes, ce sont les femmes… On m’a montré l’Enfer, j’y ai trouvé une majorité de femmes… Vous pouvez faire du bien à une femme toute votre vie mais si, un jour, vous faites quelques chose qui lui déplaît, elle vous dira que vous n’avez été jamais bon avec elle»(1).
Les dirigeants du parti Ennahdha ne se sont pas écartés de ces positions en tentant d’imposer dans la nouvelle Constitution la Charia comme source de la législation, ce qui a pour conséquence la remise en cause du Code du statut personnel, en substituant au principe d’égalité entre les femmes et les hommes, celui de la «complémentarité de la femme avec l’homme au sein de la famille et en tant que véritable partenaire de l’homme dans la construction de la nation». La résistance de la société tunisienne a abouti au retrait de ce projet. Mais, comme le déclare son président, Ennahdha n’a pas pour autant abandonné l’objectif de déconstruction de l’Etat républicain : «Ce projet (celui d’Ennahdha) se caractérise par le fait qu’il donne la priorité à la société par rapport à l’Etat. Notre capital le plus important, c’est la société, ce n’est pas l’Etat […] Le projet bourguibien a accordé à l’Etat la plus grande importance : c’est l’Etat qui est la locomotive et il tire la société, par ses lois, ses institutions, un type d’enseignement [...] Bourguiba avait un projet pour la modernité et il réquisitionnait les organes de l’Etat afin de l’imposer»(2). On comprend l’opposition de deux visions de la société, l’une reconnaissant les droits individuels et collectifs tels que définis par la Déclaration universelle, l’autre prônant un «projet social» soumis à un dogme autoritaire et voulant dès à présent, sans scrupules, façonner la petite enfance. On compte actuellement plus de deux cents «jardins d’enfants»coraniques créés en toute impunité par des associations «religieuses» et échappant à tout contrôle et inspection de la part du ministère de la Femme et de la Famille. Ces «jardins d’enfants» n’offrent pas des fleurs et de la joie aux tout jeunes enfants mais une prison conçue pour les embrigader. Une prison qui fait de nos enfants, des victimes d’un projet politique qui ne conçoit l’islam que dans le refus de l’autre, l’exclusion et l’extrême violence antinomiques à une foi sereine. Que proposent ces institutions au service des partis politiques islamistes à nos petits de trois à cinq ans ? Tout d’abord, la séparation entre les filles et les garçons : on inculque déjà à la petite fille qu’elle représente le péché, qu’elle doit être voilée et que son corps doit être caché sous des robes amples et longues, on veut la convaincre qu’elle est coupable. Quant au programme des activités proposées, il est entièrement consacré à l’enseignement du Coran et à sa récitation : réciter, rien que réciter les versets coraniques. L’enfant n’a pas la possibilité de s’exprimer par des activités créatrices comme la peinture, ni d’interagir à travers les jeux avec ses camarades, ni de chanter ou danser et à aucun moment, il ne peut dire « pourquoi ? ». Leurs aînés à l’Université affrontent aussi la violence de la part de mouvements extrémistes utilisant la religion à des fins politiques. Cette violence se manifeste sous plusieurs formes, physique, intellectuellement insoutenable et inacceptable comme l’acte de substituer au drapeau tunisien celui de l’islam radical dans l’indifférence des forces de l’ordre. Inacceptables les violations de l’espace du savoir comme le projet de s’emparer de la Grande mosquée de la Zitouna pour en faire une université qui puisera sa source dans l’idéologie wahhabite. Inacceptable, l’occupation de la tribune d’un amphithéâtre de la faculté des Lettres de Kairouan par un prédicateur saoudien wahhabite, invité par deux associations proches du parti Ennahdha, dont le cours d’ «islam radical» appelle à frapper les femmes et met en garde contre le péché de laisser seule une fille en présence de son père «au risque de céder aux tentations démoniaques»(3) .
Aujourd’hui, la dernière version du texte de la Constitution que veulent faire passer les députés de la majorité à l’Assemblée nationale constituante introduit, en faveur de l’ordre religieux qui devra gouverner, la protection du sacré, ne fait pas référence au caractère universel «des droits de l’Homme et de ses libertés» sous prétexte qu’il est un legs de l’Occident et, plutôt que de défendre l’égalité pleine et effective, sans aucune réserve, entre les femmes et les hommes dans tous les domaines, elle en définit les limites en garantissant seulement «l’égalité des chances entre la femme et l’homme pour assumer les différentes responsabilités». L’article premier(4) de la Constitution de 1959 est maintenu mais il perd l’ambiguïté – voulue par Bourguiba- sur la question de l’islam, religion de la Tunisie ou religion de l’Etat : le chapitre portant sur la révision de la Constitution comporte une disposition impliquant qu’aucune révision constitutionnelle ne peut porter atteinte à «l’islam en tant que religion de l’Etat». Un autre point préoccupant est celui des droits des minorités qui doivent être inscrits dans la Constitution afin que soient explicitement proscrites toutes les formes de discrimination quelles qu’elles soient. Toutes ces questions cruciales pour la définition de la deuxième République tunisienne sont, depuis le 23 décembre 2012, l’objet d’une discussion à l’échelle nationale organisée par l’Assemblée nationale constituante. Ces débats mobilisent les citoyennes et citoyens, nombre de représentants d’associations, de partis politiques, de syndicalistes, portés par la volonté de résister à un projet de société imposant une morale dictée par la norme religieuse incompatible avec l’instauration d’un Etat démocratique.
(1) Al Maarifa, 1ère année, n°4, p.2 et 2e année n°7, p.47.
(2) La Presse, 31 juillet 2012, Propos recueillis par Olfa Belhassine et Raouf Seddik.
(3) Voir le journal en ligne leaders.com.tn
(4) «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain. Sa religion est l’islam, sa langue l’arabe, et son régime la République».
(2) La Presse, 31 juillet 2012, Propos recueillis par Olfa Belhassine et Raouf Seddik.
(3) Voir le journal en ligne leaders.com.tn
(4) «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain. Sa religion est l’islam, sa langue l’arabe, et son régime la République».
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