Par Denis
Bauchard
Deux ans après le
déclenchement de la révolution du Jasmin, Denis Bauchard, ancien ambassadeur et
consultant auprès de l'Institut français des relations internationales (Ifri)
nous livre ses impressions à son retour d'un séjour en Tunisie, pays en crise
profonde après l'assassinat de l'opposant de gauche Chokri Belaïd.
Quel bilan peut-on
faire de ces 25 mois de révolution ? Quelle est la signification de la
crise actuelle ? Quels sont les scénarios possibles
d’évolution ?
I / UN BILAN CONTESTÉ
En première analyse la Tunisie est, pour l’instant encore, le seul
pays arabe qui ait réussi à mettre en place un processus de transition qui
fonctionne, certes de façon heurtée, mais sans connaître les fortes
turbulences, voire les affrontements armés, que connaissent d’autres pays
arabes. La réaction de stupeur et de protestation massive qui a suivi
l’assassinat de Chokri Belaïd, et qui a dépassé largement son propre camp,
montre l’attachement de la population tunisienne à un processus se déroulant
sans violence.
Des avancées révolutionnaires
Le
dispositif mis en place par la
Haute Instance pour la
réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la
transition démocratique a fonctionné convenablement. Les élections d’octobre
2011 se sont déroulées de façon transparente et honnête sous la surveillance de
l’Instance supérieure indépendante pour les élections qui a joué son rôle de
façon efficace. Certes, le taux de participation aux élections législatives a
été faible – 51,7 % des inscrits – mais si EnNahda apparaît comme le parti
prédominant avec près de 40 % des voix et 89 sièges sur 217, il ne peut
gouverner qu’en coalition. L’Assemblée nationale constituante a entrepris la
rédaction de la constitution : un premier projet est en cours de
préparation : certes le calendrier d’un an qui avait été prévu n’a pu être
respecté, mais ceci ne paraît pas anormal compte tenu des points sensibles à
trancher. De nombreux partis politiques, plus d’une centaine, ont été
légalisés. Contrairement à ce qui s’est déroulé en Egypte, il n’y a pas eu de
coup de force constitutionnel. De nouvelles élections sont prévues dès que la
constitution aura été adoptée.
Bien que le code de la
presse de l’ancien régime n’ait pas été modifié, la liberté d’expression est
réelle et s’exprime à travers de nombreux médias, qu’il s’agisse des médias
existants, mais libérés de parole, ou de nouvelles chaînes de télévisions
ou de journaux récemment crées. Plusieurs sites web ont été mis en place, sont
très actifs et très lus, comme Babnet Tunisie, lié à EnNahda
ou Kapitalis, Nawaat et Business news, au contraire critiques à
l’égard du gouvernement. Les médias publics gardent une certaine distance vis à
vis du pouvoir. Les publications, parfois complaisantes pour l’ancien régime,
comme Jeune Afrique, affichent maintenant leur indépendance. Ainsi les opinions
s’affichent de façon parfois très vive, voire véhémente à l égard du
gouvernement, même si celui-ci réagit parfois en poursuivant des journalistes
ou en essayant de les intimider, mais en vain. La violence de certains articles
au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd témoigne de cette liberté
réelle. C’est ainsi que l’hebdomadaire Réalités du 14 février
rapporte les propos de la soeur de Belaïd qui impute ce crime à « EnNahda
et ses milices ». D’autres médias n’hésitent pas à imputer celui-ci au
ministère de l’Intérieur ou à Ghannouchi lui-même. Il est clair que de telles
accusations étaient impensables au temps du régime Ben Ali.
S’agissant des droits
de l’homme et du statut de la femme, le rapport 2012 d’Amnesty international
s’inquiète de ce que les « violations des droits humains se sont
poursuivies et les forces de sécurité ont continué à recourir à une force
excessive contre les manifestants ». Des cas de torture continuent à être
pratiqués par les forces de police. Mais ces dérives n’empêchent pas de
constater des progrès par rapport au passé, et de relativiser ces violences par
rapport à celles enregistrées dans des pays voisins, comme l’Egypte ou la Libye. Par ailleurs, on peut estimer qu’il n’y a
plus de prisonnier politique en Tunisie. Tel est le constat fait par le
rapporteur spécial de l’ONU qui se rend régulièrement sur place, où il accède
aux prisons sans notification préalable. S’agissant des droits des femmes, des
menaces existent, des pressions sociales se développent ou sont orchestrées par
les islamistes. Dans la rue, il est clair que le port du hijab tend
à se répandre- il a d’ailleurs été autorisé pour les photos d’identité-, mais
le niqab reste exceptionnel. Pour l’instant cependant aucune
atteinte législative ou réglementaire n’a affecté le code de la famille et le
droit des femmes.
Une économie en
difficulté
Sur le plan
économique, la situation est difficile mais n’est pas catastrophique. Ces
difficultés résultent de l’addition de l’impact de la crise mondiale déjà
significatif avant la révolution et de ses conséquences sur l’activité économique.
L’économie tunisienne a montré un certaine résilience en 2011 compte tenu
du choc de la révolution. Certes le secteur touristique a été durement
affecté et les investisseurs, tunisiens ou étrangers, se sont montrés
attentistes. En 2012, une certaine reprise a été constatée avec un taux
de croissance de l’ordre de 3%. Les recettes touristiques ont progressé de 35
%, mais restent encore inférieures à celles de 2010 et une certaine
augmentation des investissements a pu être notée. Cette croissance est largement
liée à une hausse de la consommation soutenue par celle des salaires, une
augmentation des subventions sur les produits essentiels, le boom des
exportations vers la Libye.
Cependant le solde négatif de la
balance s’est accentué (5,2 Mds/€ en 2012, contre 3,3 Mds/€ en 2011)). Le
déficit budgétaire, 6 % en 2012, s’est creusé mais l’endettement public reste
modeste (45 % du PIB). Le taux de chômage, malgré un recrutement significatif
dans la fonction publique, a progressé et atteint officiellement 20 %, sans
doute plus, notamment parmi les jeunes. Pour 2013, les pronostics sont
réservés : déjà le meurtre de Chokri Belaïd a provoqué des annulations de
réservation par les voyagistes étrangers.
Ainsi,
contrairement à certains pays touchés par les révolutions, la Tunisie n’est pas en état de faillite
économique et financière. Pour l’instant, la
Tunisie a pu faire face sans
difficultés à ses besoins de financement grâce aux aides budgétaires accordées
directement ou sous forme de don, de prêt concessionnels ou de garantie
par la Banque mondiale 500M/$, la FMI, la Commission de l’Union européenne (70M/$), et le
Qatar. Quant aux investisseurs étrangers, notamment français, ils
restent : c’est ainsi que sur les 1200 sociétés françaises installées a en
Tunisie, essentiellement des PME, seules une trentaine ont quitté le pays.
Cependant la nouvelle dégradation de la note financière par Standard
and Poor’s le 19 février, qui passe de BB à BB -, constitue un
avertissement. Ainsi, cette reprise reste fragile et pourrait être remise en
cause, si le nouveau gouvernement ne prend pas les mesures nécessaires pour
rassurer les investisseurs et remettre en marche l’économie.
Un climat délétère
Cependant, avant même
l’élimination brutale de Belaïd, un climat délétère joint à une profonde
inquiétude s’est développé en Tunisie. Selon un récent sondage, 77 % de la
population s’alarmerait de la situation. Certains même craindraient qu’elle ne
dégénère et conduise à une guerre civile.
Sur le plan politique,
de fortes tensions existent au sein même de la coalition au pouvoir. Il est
clair que le gouvernement de Hamadi Jebali, était dominé par le parti EnNahda
qui détenait tous les portefeuilles sensibles, à l’exception de la Défense. Les deux autres partis de la coalition ont
été satellisés et voient leurs troupes se dépeupler. Le parti du président
Marzouki, le Congrès pour la
République est en pleine
crise : députés et militants le quittent. Il en est de même d’ Ettakatol,
le parti du président de l’Assemblée nationale constituante, Mustapha Ben
Jaafar, qui connaît également une évolution comparable : sa base est très
critique de sa passivité et de son alignement sur les positions d’EnNahda. En
fait la question d’un remaniement était à l’ordre du jour depuis plusieurs mois
avec des tensions de plus en plus fortes entre les membres de la Troïka.
Par ailleurs
l’opposition moderniste affiche des positions de plus en plus critiques à
l’égard du parti islamiste dominant. Sa victoire et la politique suivie depuis
sa prise de pouvoir sont ressenties par une grande partie de cette opposition
comme un « cauchemar ». Elle ne reconnaît pas « sa
Tunisie » dans ce mouvement dominé par des partisans d’un islam qu’elle
considère comme étant promu par des prosélytes du wahhabisme venus de l’étrangers.
Les plus réalistes sont conscients que EnNahda représente une force
incontournable qui s’appuie sur les Tunisiens les plus déshérités, notamment
ceux habitant le centre et l’ouest du pays. Il n’en demeure pas moins très
critique vis-à-vis de son action comme de son inaction.
Les griefs développés
à son encontre sont de plusieurs natures. Tout d’abord EnNahda est accusé de
vouloir imposer son emprise sur l’ensemble du pays et de ses institutions,
rendant impossible à terme une autre majorité. Les propos qui m’ont été tenu
par son président Rachid Ghannouchi semblent confirmer cette volonté : les
mouvements islamistes reflètent, selon lui, le consensus profond du
peuple tunisien : le choix est entre un islam modéré, dont il se veut le
champion, et un islam salafiste voire jihadiste qui accentue sa pression en
Tunisie comme ailleurs dans le monde musulman. De fait, le gouvernement de
Hamid Jebali, a procédé à un certain nombre de nominations qui peuvent faire
craindre un noyautage de l’administration par le parti islamiste. Au ministère
de l’Intérieur, tous les directeurs généraux ont été changés, le plus souvent
cependant par promotion interne. En revanche, le ministère des Affaires
étrangères n’a pas pour l’instant subi de purge significative. Dans les
ministères techniques la situation est variable avec la conjonction d’une
épuration partielle au niveau des postes les plus élevés et d’infiltrations
d’éléments proches d’EnNahda. Tel est le cas en particulier des ministères
sociaux. D’une façon générale, les ministres sont très méfiants à l’égard de
leur administration et s’entourent d’un cabinet nombreux et vigilant. Le corps
des magistrats suscite également une grande méfiance qui a conduit le premier
ministre à limoger 82 juges en mai 2012 sans justification et sans que le
conseil de la magistrature ait pu donner son avis. Dans l’administration
locale, les nominations de gouverneurs comme les délégués à la tête des
municipalités se font au profit de sympathisants d’EnNahda. S’agissant des
mosquées, les imams ont été largement épurés, y compris à la mosquée de la Zitouna de Tunis qui traditionnellement était
un rempart contre le salafisme. Sur les 5000 mosquées que compte la Tunisie, 400 seraient tenues par
des imams salafistes.
Les conditions de préparation
de la constitution sont également l’objet de vives critiques. Yadh Ben Achour,
personnalité respectée et ancien président de la
Haute instance, qui a
offert ses services et avait proposé un avant projet, clé en mains, a été
marginalisé. Il en est ainsi également du président Ben Jaafar, qui n’a pas
véritablement prise sur sa préparation. L’opposition considère que l’actuel
avant-projet « est truffé de ruses, de pièges et d’équivoques »
Certes, sur certains points majeurs, EnNahda semble avoir reculé. Il a renoncé
à toute référence à la charia et l’expression « Etat civil » est
bien utilisée dans le paragraphe 3 du préambule ; mais dans l’article 148
il est stipulé que « l’islam est la religion de l’Etat ». Devant la
levée de boucliers suscitée par sa proposition concernant le statut de la
femme, Ennahda a du renoncer à la définir comme « le complément de
l’homme » sans pour autant accepter qu’elle soit son égal. L’absence de
référence à la liberté de conscience et du culte fait également problème. La
rédaction de la constitution, qui a pris beaucoup de retard, se fait dans un
climat de suspicion permanente avec des débats souvent stériles, qui font
craindre que le projet ne soit pas bouclé avant des mois. Ainsi les islamistes
sont-ils accusés de jouer la montre, pour mieux affirmer leur emprise sur le
pouvoir.
Enfin, le pouvoir est
accusé face à une situation sécuritaire qui se dégrade, de conjuguer brutalité
et complaisance. Depuis la chute de l’ancien régime, la violence se développe.
Dans certain cas, il s’agit d’une violence « au quotidien »
(agressions sur les personnes, cambriolage), qui s’explique par la fuite des
prisonniers de droit commun qui ont fuit lorsque les prisons se sont ouvertes,
mais également par un relâchement de la vigilance d’une police qui se sent
contestée et mal aimée. Mais il s’agit surtout de la violence politique qui
s’exprime soit à l’occasion de conflits locaux, notamment entre tribus, de
mouvements sociaux, ou de manifestations contre le gouvernement. A plusieurs reprises,
des affrontements violents ont eu lieu, accompagnés d’une répression brutale
par les forces spéciales de la police. Tel a été le cas lorsque, en novembre
2012 à Siliana, ville située dans la
Tunisie profonde au sud-ouest de
la capitale, plusieurs milliers de manifestants, qui réclamaient le
limogeage du gouverneur et des moyen accrus pour assure le développement d’une
région pauvre et délaissée, ont été réprimées par des forces de police
particulièrement brutales. : 250 blessés ont été décomptés. D’une façon
générale, il y a un décalage suspect entre les manifestations de l’opposition
qui se termine souvent par des incidents provoqués par des voyous non
identifiés et une intervention brutale de la police et celles organisées par
des mouvements islamistes ou salafistes qui se termine sans incidents et sans
répression.
Cette brutalité
s’accompagne en effet d’une certaine complaisance à l’égard des islamistes
radicaux qui provoquent des incidents ou agressions contre de nombreuses
personnalités de la société civile. Un climat de haine et de menaces se
développe sur les réseaux sociaux, sur des sites Web, dans des médias proches
d’EnNahda, ou dans les prêches des imams sans que le gouvernement prenne de
quelconques mesures à leur égard. De même l’action de vandalisme
survenue en juin 2012 à l’occasion d’une exposition d’art contemporain, dans un
lieu à caractère public, le palais Abdalliya à la Marsa, s’est déroulée sans réaction
de la police et sans que des poursuites aient été diligentées, sans même que le
ministre de la culture condamne cette agression et n’exprime aux artistes sa
solidarité. Cependant depuis lors, aucune agression visant des artistes n’a été
constatée.
Beaucoup plus grave,
est l’attaque menée le 14 septembre 2012, par des éléments salafistes contre
l’ambassade des Etats-Unis à la suite de l’affaire dite de « L’innocence
de musulmans » Elle n’a suscité qu’une réaction molle et tardive des
forces de police permettant aux manifestants d’entrer dans sa première
enceinte. Celle-ci peut être imputable leur nonchalance mais également sans
doute à leur complaisance. Elle a naturellement suscité une forte réaction de
Etats-Unis. L’initiateur de cette attaque, parfaitement identifié, est Abou
Ayad, responsable du mouvement Ansar al-Charia. Il est en fuite mais toujours
en Tunisie : le pouvoir ne donne pas l’impression de vouloir l’appréhender
alors même qu’à plusieurs reprises il en avait la possibilité.
D’une façon générale,
les agressions commises par les salafistes, souvent à l’arme blanche, voire
avec des armes à feu, restent mollement et tardivement réprimées, et sans que
des poursuites judiciaires soient diligentées. Dans les cas où il y a eu des
arrestations, les personnes arrêtées sont relâchées rapidement par des juges
dociles. Le pouvoir se défend en insistant sur le fait qu’il ne faut pas
exclure des provocations de fidèles de l’ancien régime. Par ailleurs, il
convient, par une répression trop brutale d’éviter de créer des martyrs ;
il faut maintenir le dialogue et des actions de persuasion avec des personnes
qui sont, pour reprendre l’expression utilisée par Rached Ghannouchi,
« nos enfants ». Il y a aussi le souci de ménager cette frange
radicale de l’islamisme radical en vue de ne pas se l’aliéner, dans la
perspective des combats électoraux futurs. La multiplication de ces actions est
préoccupante et conduit à créer un climat de violence qui peut inciter les
salafistes à passer des menaces de mort à l’acte, comme en témoigne le meurtre
de Chokri Belaïd. Certains n’hésitent pas à parler de guerre civile. On n’en
est pas là : mais le risque d’un engrenage qui deviendrait progressivement
hors contrôle des forces de sécurité existe.
Enfin l’opposition
dénonce la mauvaise gouvernance. Le laxisme économique voulu par le
gouvernement a conduit d’ailleurs le ministre de l’économie comme le gouverneur
de la banque centrale à démissionner. En fait, le pouvoir semble paralysé dans
son action en raison de la conjonction de l’incompétence et de la méfiance.
L’incompétence vient du fait que le parti dominant ne dispose que de peu de
cadres formés à la gestion administrative et financière : il a peine à
trouver des responsables compétents pour l’administration comme pour les
services publics. La méfiance envers les technocrates de l’ancien régime se
traduit également par un allongement des circuits de décision, le cabinet de
chaque ministre souhaitant regarder de près les dossiers les plus
sensibles. Enfin la volonté d’écarter tout parasitage par la corruption et, à
l’inverse, la crainte d’être soupçonné de corruption, conduit à un
ralentissement général du processus de décision, mettant ainsi en présence un
nombre beaucoup plus grand de décideurs, qui opèrent de façon beaucoup plus
collégiale et à faire remonter les dossiers au niveau interministériel. Il en
résulte une certaine paralysie de la décision tant en ce qui concerne les
projets, notamment en matière d’infrastructure, que pour les réformes de fond
réclamées par le FMI ou la Banque mondiale en échange de leur
contribution financière.
Ce climat délétère se
nourrit en outre de rumeurs et de fantasmes divers : exode massif de
cadres, découragés par la conjoncture politique et économique, départ en exil
de personnes craignant pour leur sécurité, circulation de listes noires qui
identifieraient « les hommes à abattre », projets de complots,
annonces d’arrestation imminente de personnalités en vue. Il est parfois
difficile de démêler le vrai du faux, tant les informations non confirmées
circulent sur Internet ou dans une presse parfois peu responsable. Il en
résulte une sorte de bipolarisation entre un camp « islamo
conservateur » et un parti d’opposition hétérogène qui rassemble les
« libéralo-progressistes ».
Dans ce contexte,
l’assassinat de Chokri Belaïd a été le catalyseur qui a provoqué une
crise politique profonde dont l’issue demeure encore incertaine.
II/ DES PERSPECTIVES
INCERTAINES.
Une crise
gouvernementale provisoirement réglée.
Devant la stupeur et
l’émotion produite par cet assassinat, le premier ministre a été amené à
prendre une initiative sans en informer, semble-t-il, les instances de son
propre camp. Hamadi Jebali, surfant sur la vague de l’émotion et dénonçant les
risques de violence, annonce le jour même un remaniement gouvernemental. Il
propose une « gouvernement de compétences », qui aurait pour tâche
notamment de mener à bien la rédaction de la
Constitution « en trois
mois ». Il adresse à l’ensemble des partis une lettre leur demandant de
proposer des candidats, étant entendu que ceux-ci doivent respecter
quatre conditions : avoir bien évidemment les compétences requises, ne pas
avoir eu des postes de responsabilité sous l’ancien régime, ne pas être affilié
à un parti politique, s’engager à ne pas se présenter aux prochaines élections
législatives. Habilement, le premier ministre s’entoure d’un « Conseil de
sages » de 16 personnalités, la plupart étant des octogénaires
sympathisants du mouvement islamiste. Il arrive cependant à avoir la caution de
représentants de personnalités incontestables appartenant à de grandes familles
tunisiennes, comme Ahmed Mestiri et Yadh Ben Achour, de même que celui du chef
de l’armée, le général Rachid Ammar, qui fait cependant savoir qu’il n’est
qu’observateur.
Cette initiative a
provoqué un vif débat dans les médias et à l’intérieur même des partis
politiques. Si l’on en croit un sondage, elle a été plutôt bien perçue par
l’opinion publique : 71 % des Tunisiens y seraient favorables. Cependant
l’opposition s’interroge : est-ce une feinte tactique pour faire baisser
la pression et renforcer l’emprise d’EnNahda sur la vie politique ? Jebali
et Ghannouchi se répartiraient en quelque sorte les rôles, le premier jouant
l’ouverture et se comportant comme un homme d’Etat au dessus de la mêlée, le
second comme un chef de parti, les deux ayant un seul objectif : renforcer
l’emprise du parti islamiste sur la vie politique. D’autres pensent que Jebali
est sincère et se comporte comme un véritable homme d’Etat soucieux de
l’intérêt général et de la cohésion nationale. Cependant des personnalités
apolitiques pressenties donnent leur accord ; plusieurs partis prennent
une position favorable, parfois avec des nuances : c’est le cas en
particulier du parti républicain de Nacif Chebbi. Du côté de la coalition au
pouvoir, des désaccords sont perceptibles : seul Ettakatol soutient
franchement l’initiative du premier ministre. Au sein même d’EnNahda, Rachid
Ghannouchi affiche sa totale opposition. Le Conseil de Choura du mouvement, à
une forte majorité, rejette la proposition : lors d’une manifestation
organisée le dimanche 17 février par EnNahda, son chef ne mâche pas ses
mots et son message se résumer ainsi : « nous sommes au pouvoir
parce que nous avons la légitimité démocratique pour nous, et nous entendons le
garder tant que les électeurs nous garderont leur confiance ». Le premier
ministre en a tiré les conclusions et a démissionné.
Trois solutions ont
été ainsi discutées : un gouvernement de technocrates ; un
gouvernement d’union nationale, composé de personnalités politiques ; un
gouvernement hybride où technocrates et politiques se côtoieraient. En fait
derrières ces différentes solutions, se cache un enjeu majeur : savoir qui
détiendra les portefeuilles sensibles que sont l’Intérieur, la Justice et, dans une moindre mesure, les
Affaires étrangères, ces trois postes étant actuellement assurés par Nahdaoui.
Le ministère de la Défense ne pose pas de problème, compte tenu
de l’autorité et de la crédibilité dont dispose le général Ammar. Il s’agit
donc non d’un débat autour d’un programme de gouvernement mais d’une épreuve de
force visant à écarter ou maintenir le contrôle du parti islamiste sur
les postes clefs que sont ces ministères régaliens. De fait, les événements
actuels s’inscrivent dans le cadre d’une campagne électorale déjà commencée.
Après la démission
d’Hamadi Jebali, suite au désaveu infligé par son propre parti, le premier
ministre pressenti, Ali Larayedh, ancien ministre de l’intérieur, a réussi non
sans difficultés et négociations laborieuses, à mettre sur pied une nouvelle
équipe gouvernementale. En définitive, c’est la dernière option, celle d’un
gouvernement hybride, qui a été retenue. Il ne traduit aucun élargissement de
la majorité actuelle qui reste fondée sur l’alliance, souvent chaotique, entre
EnNahda, le CPR et Ettakatol. Le premier ministre a accepté de confier les
quatre ministères de souveraineté à des « indépendants », trois
magistrats et un diplomate, toutes ces personnalités ayant une bonne réputation
de professionnalisme et d’intégrité. Cette décision, annoncée dès le 27 février
par Ghannouchi lui-même, peut apparaître comme une concession majeure faite à
l’opposition. Mais on sent de la part de celle-ci une grande méfiance et des
interrogations se font jour : ces quatre ministres seront-ils
véritablement indépendants ? Ne risquent-ils pas d’être de simples
exécutants ou des cautions de décisions, ou absence de décisions, prises au
niveau du premier ministre voire de Rachid Ghannouchi lui-même ? Le fait
que le nouveau premier ministre, qui passe pour un « dur », ait
détenu l’Intérieur dans le précédent gouvernement, et qu’il ait nommé auprès de
lui, comme « ministre délégué chargé des affaires politiques »,
l’ancien détenteur du portefeuille de la
Justice, laisse penser que ces deux ministères seront étroitement contrôlés. En
revanche, la Défense, comme par
le passé, devrait pouvoir maintenir sa neutralité, tant que le général Rachid
Ammar restera à la tête de l’armée. Le fait qu’aucun engagement clair n’ait été
pris pour dissoudre les Ligues de protection de la démocratie peut être relevé.
Par ailleurs, l’assurance que la rédaction de la
Constitution pourrait être
accélérée et permettre la tenue d’élections législatives en novembre est
accueillie avec scepticisme. Tous ces éléments contribuent à expliquer que la
méfiance et l’hostilité continuent de prévaloir dans l’opposition.
De ce récent épisode,
on peut tirer quelques conclusions provisoires. Durant cette crise, qui a
débuté le 6 février avec l’assassinat de C.Belaïd, et qui a donc duré plus d’un
mois, EnNahda a montré un sens tactique et témoigné d’un certain pragmatisme,
apparaissant comme soucieux de trouver une solution de compromis. Mais il n’a
pas réussi à élargir le gouvernement à d’autres forces politiques ni à diviser
l’opposition. Il a permis sans doute de désamorcer une situation qui aurait pu
se traduire par de violents affrontements dans la rue. Cependant, ce repli
tactique n’a pas modifié la donne de façon significative: EnNahda contrôle
le pouvoir et est bien déterminé à le conserver. L’élaboration de la nouvelle
constitution va se poursuivre dans un climat qui restera tendu avec une
polarisation de plus en plus évidente entre majorité islamiste et opposition
libérale : il est peu probable que l’échéance annoncée pour les élections
législatives puisse être tenue.
Un paysage politique
en recomposition
Deux ans après la
révolution et huit mois après les élections législatives, le paysage
apparemment ne semble pas s’être modifié fondamentalement. Un sondage récent[1]montrait que le parti EnNahda arrive toujours en tête avec 37,7
% des voix potentielles, soit un pourcentage proche du score obtenu aux
élections, qu’il est suivi de près par Nidaa Tounes avec 34,6 % des voix,
puis par le Front populaire qui regroupe plusieurs partis de gauche, le solde
étant dispersé entre des partis plutôt libéraux. Ces chiffres cachent cependant
une modification du paysage politique en cours qui peut être accélérée par la
crise politique qui vient de se dérouler. Globalement les partis de la majorité
perdraient des voix au profit de l’opposition qui pourrait réunir plus de 50 %
des voix. Cependant à l’intérieur de ces deux ensembles, des tensions et des
ajustements se développent[2].
Forces et faiblesses
d’EnNahda
EnNahda a pour atout
principal l’efficacité de son organisation et l’importance de son réseau dans la Tunisie profonde. Arrivé au pouvoir il a,
comme on l’a vu, exercé une politique à la fois d’épuration et d’infiltration,
apte à noyauter l’appareil d’Etat. Il bénéficie également de l’appui d’une
majorité des imams des 5000 mosquées et de son implantation dans les quartiers
déshérités des grandes villes et dans les principaux foyers de la révolution,
c’est à dire les régions les plus pauvres du pays (les gouvernorats
du centre, de l’ouest et de l’extrême sud). La création, d’abord
spontanée, mais maintenant organisée des Ligues de protection de la révolution,
est également un moyen de contrôler la population. 80 ligues existent
actuellement. Le premier ministre démissionnaire avait promis leur dissolution,
réclamée par la population qui dénonce leurs violences. Il est douteux que
cette mesure soit effectivement prise et qu’elles disparaissent comme par
enchantement.
Un autre atout est son
pragmatisme. L’objectif à terme ne peut être que l’islamisation de la société
tunisienne et la mise en place de la charia. Cependant, dans le débat qui,
existe au sein du mouvement, entre pragmatiques et idéologues, c’est pour
l’instant le premier courant qui l’a emporté. A plusieurs reprises, des
responsables d’EnNahda ont dit que la société tunisienne n’était pas encore
mûre, qu’aucune mesure coercitive ne serait pise allant dans ce sens. Le recul
constaté sur les articles les plus sensible de la future constitution témoigne
à la fois de leur détermination mais aussi de leur sens du compromis. Mais si
la tactique et la méthode peuvent différer, il faut être conscient que
l’objectif stratégique est bien de promouvoir les valeurs islamiques et donc la
charia.
Cependant, il n’est
pas sûr que le concours de circonstances qui lui a permis en octobre 2011 de
détenir 89 sièges sur 217, se reproduise. Certes, un noyau d’électeurs lui est
acquis par idéologie. Cependant beaucoup ont voté pour lui pour d’autres
motifs : EnNahda pouvait apparaître comme incarnant le mieux la rupture
avec l’ancien régime ; il apparaissait également comme le parti des exclus
et des déshérités ; le vote en sa faveur pouvait avoir également un
caractère clientéliste. Il a également bénéficié du taux d’abstention très
élevé de ces élections (plus de 50 %), en mobilisant mieux ses électeurs
naturels que les autres partis, multiples et divisés. En effet, rapporté
à l’ensemble des électeurs inscrits, il n’en représente que 17 %. Il est
clair qu’une partie de son électorat est déçue par rapport aux promesses
faites ; l’assassinat de Belaïd a exacerbé le mécontentement. : ont
peut évaluer au tiers ces mécontents qui pourraient se tourner vers d’autres
partis, y compris vers les partis salafistes récemment créés.
En outre les tensions
latentes qui affectaient EnNahda ont éclaté violemment et au grand jour à
l’occasion de la récente crise. Il y a au moins deux courants : l’un
qualifié par le président Marzouki d’islamo-démocrate, l’équivalent musulman
des démocrate chrétiens, dont Hamadi Jebali serait l’incarnation. Abdelfattah
Mourou, vice président d’EnNahda, n’a pas hésité à faire à la presse tunisienne
mais également internationale des déclarations très critiques, estimant que
« ce que fait EnNahda est contraire à la démocratie ». Mais ce
courant reste minoritaire et ne représenterait guère plus que le tiers des
militants. Cependant il existe d’autres courants, plus idéologues, plus brutaux
dans leurs méthodes et moins enclins au compromis. Il existe également,
en particulier au niveau de la base, une frange importante proche des
salafistes, bien incarnée par des personnalités comme Habib Ellouz ou Sadok
Chourou, avec lesquels la frontière est poreuse. Cependant, il est peu probable
que le mouvement EnNahda éclate, compte tenu de la discipline et de la
solidarité existant dans ce mouvement habitué à la clandestinité. En outre le Conseil
de Choura est un organe délibérant dans lequel se déroulent de véritables
débats. Des transferts individuels vers d’autres formations sont cependant
possibles à la marge. Cette situation et le souci de préserver l’unité du parti
expliquent les ambiguïtés voire le double langage de Rached Ghannouchi. Celui-
ci n’en demeure pas moins le leader charismatique et incontournable d’Ennahda.
Il est déterminé à faire en sorte que son mouvement conserve le pouvoir et en
prenne les moyens.
Un mouvement salafiste
émergent
Le mouvement salafiste[3], marginal au départ, et absent pendant la révolution, connaît
un développement et commence à multiplier les actes de violence. Bénéficiant de
l’appui, y compris financiers, de fondations wahhabites du Golfe, il avait
appelé à voter EnNahda lors des élections d’octobre 2012. Depuis lors, une
sorte de pacte de non agression mutuelle aurait été conclu avec EnNahda en
juillet 2012. Il est question également qu’une alliance puisse être
conclue entre eux, à l’occasion des prochaines élections. Ceci expliquerait la
complaisance affichée par le pouvoir à leur égard, lorsque des incidents se
produisent avec des personnalités modernistes. Absents lors des élections de
2011, ils ont depuis lors créé trois partis, ayant chacun leur sensibilité et
leur spécificité: le Front de la réforme, le parti de l’Authenticité, le parti
de la Miséricorde. Le mouvement Ansar al-Charia, animé par
Abou Ayad, est théoriquement une association à but caritatif dont les
actions sociales sont naturellement les bienvenues chez les déshérités. Se
déclarant en faveur de la prédication, l’association semble de plus en
plus tentée par le jihadisme : responsable de l’attaque contre l’ambassade
des Etats-Unis, elle a, à l’évidence, franchi la ligne rouge. Son chef est en
fuite et reste pour l’instant introuvable. Il est difficile de faire une
évaluation de cette mouvance qui pourrait réunir une vingtaine de
milliers de sympathisants. Mais la visibilité de son action dépasse la modestie
de son recrutement. On peut lui imputer l’essentiel des incidents qui ont été
provoqués contre les artistes ou les universitaires, comme le doyen Kazdaghli
de la faculté des lettres de l’université de la
Manouba. L’enquête sur le meurtre de Belaïd s’orienterait également vers les
mouvements salafistes. Pour l’instant cependant, la Tunisie n’est pas une terre de jihad ;
mais on peut constater que de nombreux Tunisiens font le jihad en Syrie mais
également en Algérie ou dans le Sahel. On rappellera que sur les 32 terroristes
qui ont commis l’attaque sur le site gazier de Tigantourine, près d’ In Amenas,
12 étaient Tunisiens. Là aussi une évaluation est difficile : le chiffre
d’un millier est souvent avancé. Cependant le réservoir des sympathisants
peut contribuer à nourrir le vivier des jihadistes. La découverte fréquente de
caches d’armes sur le territoire tunisien, sans doute venant en partie, du
pillage des arsenaux libyens, est également préoccupante. Cette évolution vers
la violence, notamment si la responsabilité de la mort de Belaïd était
confirmée, devrait normalement conduire à une certaine prise de distance
d’EnNahda par rapport à ces salafistes peu fréquentables.
Les partis de la
majorité en crise
Le Congrès pour la République et Ettakattol, deux partis plutôt de
sensibilité de gauche, sont associés au pouvoir à travers Moncef Marzouki,
président de la république et Mustapha Ben Jaafar, président de l’Assemblée constituante
et plusieurs ministres, dont certains ont démissionné. En fait les deux partis
ont été satellisés par EnNahda et ne pèsent pas sur l’exercice du pouvoir.
Comme on l’a vu, ces deux partis sont en pleine crise. Ces deux personnalités
sont critiquées dans leur propre camp : Mustapha ben Jaafar, opposant
courageux à ben Ali, de sensibilité laïque et social démocrate, ne s’est pas
véritablement opposé à l’influence du parti islamiste et n’a pas réussi à
piloter l’élaboration de la constitution. Il en est résulté une hémorragie des
militants de ces deux partis et un départ de la majorité des députés élus sous
leur étiquette. Le secrétaire général du CPR a démissionné et 19 députés sur 33
ont rejoint d’autres formations, notamment le parti Wafa. Il en est de même
d’Ettakatol, qui a vu partir 11 députés sur les 21 élus à l’origine. Le sondage
précédemment évoqué montre une chute de leur audience dans l’opinion, puisque
le CPR ne recueillerait que 3,5 % des intentions de vote et Ettakatol 1,7
%. Ces deux partis ont réussi cependant à conserver leur portefeuille dans le
nouveau gouvernement.
Une opposition qui se
construit.
La sensibilité
libéralo-progressiste a mené la campagne des élections d’octobre 2011
dans la dispersion (près d’un centaine de partis la représentait), la division,
la concurrence avec des thèmes qui, à l’évidence, ne correspondaient pas aux
préoccupations de l’opinion. Il en est résulté un échec flagrant, face à
EnNahda, seule force organisée et disciplinée. Tirant les leçons de cet échec,
l’opposition est en train de s’organiser autour de deux pôles, l’un
plutôt centriste, l’autre plus marqué à gauche.
L’Union pour la Tunisie regroupe depuis décembre 2012 cinq
partis, dont certains sont déjà le fruit de précédents regroupements. Le plus
important, Nida Tounes – l’Appel de la
Tunisie - est animé par
Beji Caïd Essebsi, figure historique du Bourguibisme et qui a présidé en
2011 le gouvernement de transition avant les élections législatives. Ses
responsables partent de l’idée que si elle se regroupe, l’opposition peut
gagner les prochaine élections législatives et présidentielles : ils font
remarquer que le camp démocratique avait recueilli, en octobre 2011, une
majorité de voix : cependant elles étaient dispersées en une multitude de
partis, dont la plupart n’ont pu obtenir de siège. Cette sensibilité, avec
seulement un vingtaine de députés, est donc injustement sous représentée. Par
ailleurs la gestion du pays par un gouvernement nahdaoui est un échec
évident et la classe politique au pouvoir est discréditée.
L’objectif est de s’entendre sur une plateforme commune, une alliance
électorale sous forme de listes communes et d’un candidat commun à la
présidentielle. L’assassinat de Belaïd devrait renforcer ce pôle qui est en
construction. Cependant cette Union et les partis qui la composent,
restent pour l’instant une formation de notables qui manque de base militante,
notamment au niveau des jeunes. Elle est traversée de courants divers, les uns
estimant « qu’il faut composer avec ces gens là » – en clair EnNahda
– d’autres rejetant tout dialogue avec les islamistes. Elle manque également de
personnalités charismatiques et d’un véritable leader : il est difficile
de présenter un parti dirigé par un octogénaire, comme un parti tourné vers
l’avenir. Il dispose cependant d’atouts, ne serait-ce que le rejet par une
partie de l’opinion du pouvoir en place et il peut récupérer les réseaux locaux
du RCD. Ses responsables ne s’en cachent pas : ils sont prêts à accueillir
« ceux qui n’ont rien à se reprocher ». Il n’en reste pas moins que
cette formation a encore un long chemin à faire pour apparaître comme une force
capable de supplanter EnNahda.
La gauche présente
maintenant un « Front populaire » qui regroupe douze partis. Chokri
Belaïd en était une figure charismatique : il avait joué un grand rôle
dans ce regroupement de partis ou de groupuscules, qui représente toutes les
nuances des forces marxistes ou nationalistes arabes de l’extrême gauche. Il
était conscient en particulier de la nécessité d’éviter trop de militantisme en
faveur de la laïcité, amalgamée par les islamistes à l’athéisme ou à une
doctrine « ennemie de la religion ». Cette force de gauche peut
trouver dans les milieux ouvriers une clientèle électorale. Cependant son influence,
même si le meurtre de Bealïd a créé un vaste mouvement de sympathie, ne peut
être que modeste : le sondage précédemment évoqué crédite le Front
populaire de 13 %, alors qu’en octobre 2011, globalement ses composantes
n’avaient recueillies que 2 % des voix et n’avaient fait élire qu’un député. Il
y a eu manifestement, dans l’immédiat, un « effet Belaïd ».
Al Aridha, la Pétition populaire pour la Justice, n’est pas véritablement un
parti politique. Animé par Mohamed Hachemi el Hamdi, transfuge d’EnNahda et
propriétaire d’un chaîne de télévision en arabe basée à Londres, Al Mustaquilla
(l’Indépendant), ce parti avait, grâce à une thématique populiste, des appuis
saoudiens et une campagne généreusement relayée par cette chaîne, recueilli
plus de 6,5 % des voix et fait élire 26 élus. Mais l‘absence de son chef, qui
réside en Grande Bretagne et le flottement de ses élus livrés à eux-mêmes,
peuvent provoquer son effondrement aux prochaine élections.
Il reste à mentionner
le syndicat ouvrier, l’UGTT, l’Union générale des Travailleurs tunisiens Son
ancienne direction, quelque peu complaisante à l’égard de Ben Ali a été
remplacée par une nouvelle équipe. Ses relations avec le gouvernement d’Hamadi
Jebali se sont fortement dégradées à la suite de plusieurs incidents, notamment
le 4 décembre 2012, quand des militants ont été agressés par des membres d’une
Ligue de protection de la révolution, qui a été vue comme délibérément
provoquée par EnNahda : cette affaire a failli déboucher sur une grève
générale, désamorcée par des négociations entre le syndicat et le pouvoir.
L’UGTT est clairement maintenant dans l’opposition et dispose d’une réelle
capacité de mobilisation de ses militants. Elle entend s’impliquer directement
dans la vie politique comme en témoigne la lettre adressée au premier ministre
le 14 février 2013 apportant son appui à un gouvernement de technocrates et
demandant la dissolution des Ligues de protection de la révolution.
Un avenir incertain.
Compte tenu de ce
contexte et du rapport de forces qui évolue entre deux pôles dans la vie
politique tunisienne, quelle évolution peut-on anticiper pour l’avenir immédiat
ou à terme ?
La crise
gouvernementale actuelle, ouverte par le meurtre de Belaïd, semble en cours de
solution : l’intérêt mutuel des forces politiques tunisiennes l’a rendu
possible. Les scénarios à plus long terme sont naturellement plus difficiles à
formaliser, compte tenu du caractère très fluide de la situation. On peut tout
au moins dégager quelques schémas type d’évolution.
° Scénario
blanc : Après la formation du nouveau gouvernement l’élaboration de la
constitution est remise vigoureusement sur les rails et débouche sur un texte
adopté par la majorité des deux tiers de l’assemblée constituante, permettant
ainsi d’organiser, comme l’a annoncé le premier ministre des élections
législatives en octobre ou novembre 2013, puis présidentielles. EnNahda vaincu
de justesse aux élections, les nouvelles institutions fonctionnent avec un
président consensuel, un gouvernement dirigé par un représentant du pôle libéralo-progréssiste :
EnNahda entre dans l’opposition mais joue le jeu de la démocratie.
° Scénario vert :
EnNahda bien qu’il ait lâché les portefeuilles sensibles de l’Intérieur et de la Justice, continue de fait de
contrôler le pouvoir. Un projet de constitution d’inspiration largement
islamiste est adopté, non par l’assemblée – la majorité des deux tiers n’étant
pas atteinte -, mais de justesse par référendum. EnNahda, avec l’appui des
partis salafistes, emportent les élections législatives et présidentielles.
L’ordre islamiste s’installe, noyaute l’administration et commence grâce à un
parlement à sa dévotion, à remettre en cause les dispositions actuelles du
statut personnel et du code pénal.
° Scénario noir :
Malgré la constitution d’un nouveau gouvernement, la contestation de
l’opposition s’affirme, les Ligues de protection renforcent de fait leur
emprise et servent de courroie de transmission au gouvernement. Les incidents
violents se multiplient avec une influence croissante des éléments salafistes.
Le désordre s’installe, les affrontements entre les deux composantes de la
société tunisienne se multiplient. Les élites modernistes s’exilent. Le pays
tombe progressivement dans le chaos.
° Scénario gris :
Après la mise en place du nouveau gouvernement, le projet de constitution
est adoptée assez rapidement grâce à la volonté des deux camps d’arriver à une
solution de compromis. Elle l’est au bénéfice de nombreuses ambiguïtés,
susceptibles de plusieurs interprétations possibles. Un président consensuel
est élu à la tête de l’Etat. Le sélections ne permettent pas de dégager une
claire majorité : un gouvernement de coalition est mis en place avec une
participation d’EnNahda, le premier ministre apparaissant comme un arbitre
soucieux de promouvoir les réformes indispensables.
Il est probable que la
réalité sera toute autre, avec certes des risques de violences, mais aussi la
volonté de préserver l’acquis et la cohésion nationale. En fait la route vers
l’instauration d’une véritable démocratie passe par la prise en compte de
plusieurs éléments.
° La Tunisie est un pays où le poids du
conservatisme social et religieux reste très fort. L’attachement à l’islam,
dans son approche modérée, demeure une référence pour la grande majorité de la
population.
° Le clivage entre une
Tunisie émergente et prospère, celle de Tunis et des côtes et celle de
Intérieur et du sud, pauvre et sous-développée, loin de résorber, s’est
accentué : la lutte contre les inégalités géographiques et sociales, est
un objectif majeur pour tout gouvernement.
° Comme on l’a vu, la Tunisie est, parmi les pays arabes, celui qui
dispose des meilleurs atouts pour cheminer vers la démocratie : une élite
de qualité, une classe moyenne importante, une société civile engagée un acquis
social, l’arrivée sur le marché du travail de générations de jeunes diplômés
soucieux d’entrer dans la vie active, un islam à dominante modérée, un modèle
économique viable même s’il demande des réformes, une ouverture sur le monde,
…La Tunisie est en quelque sorte
le laboratoire de la démocratie arabe.
° Sur le plan
politique, EnNahda représente une force incontournables, qu’elles oit au
pouvoir ou dans l’opposition. Les instituions ne pourront bien fonctionner que
si cette force trouve sa place et adhère au système politique. Un nécessaire
dialogue doit donc s’établir entre les deux pôles de la vie politique
tunisienne.
Quel rôle pour
l’Europe et la France ?
Il est clair que les
nouveaux dirigeants de la
Tunisie, plus encore que les anciens, sont spécialement ombrageux à l’égard de
toute ingérence, voire de tout conseil étranger, en particulier venant de
l’ancienne puissance coloniale. Il est vrai que le soutien apporté au dictateur
déchu Ben Ali par le président Sarkozy qui, lors de sa visite officielle de
2008, avait salué « les progrès de la démocratie » , n'a pas
été oublié aussi bien par les partis au pouvoir que par ceux qui sont dans
l’opposition. Ce réflexe de défiance se nourrit de tout signe, même le plus
anodin : la venue d’une délégation de l’assemblée nationale française, qui
relève pourtant du souci de s’informer et de comprendre, a été vue par
certains médias ou partis comme un ingérence, même si les propos tenus
par Elisabeth Guigou, qui la dirigeait, exprimait un réelle sympathie
à l’égard de la révolution tunisienne et se gardait de tout mot pouvant
donner prise à ce reproche. Dans ce contexte toute déclaration laissant
entendre que nous préférerions voir au gouvernement tel parti plutôt que tel
autre ne pourrait que desservir les intérêts de celui auquel on donnerait
l’impression que nous lui apportons un appui. A cet égard les déclarations du
type de celles faites le 7 février par le ministre de l’Intérieur, Manuel
Valls, qui estime que « le fascisme islamique monte un peu partout,
ne peuvent qu’aviver cette méfiance, desservir la cause des opposants
tout en affectant inutilement la relation entre les deux pays : elles sont
contreproductives.
En toute hypothèse, il
est clair que la marge d’influence que l’Europe comme la France peut avoir sur le cours des événements
est faible. Cependant, la position de l’Europe et de la France est regardée avec attention :
toute action ou à l’inverse tout silence est commentée. En effet, un
comportement purement passif et attentiste n’est pas souhaitable. Dans le souci
d’« accompagner la révolution », plusieurs actions sont
possibles.
Il est clair que la France doit s’efforcer de maintenir avec le
pouvoir en place, comme avec les différentes composantes de l’opposition,
les meilleures relations possibles. EnNahda sera, au pouvoir comme dans une
éventuelle opposition, un interlocuteur incontournable. Mais l’opposition
représente une alternative possible et crédible.
La France
apporte, directement ou à travers l’Europe, un appui financier appréciable dans
la conjoncture actuelle. Cette contribution devrait être renforcée à ces deux
niveaux. Sur le plan bilatéral, l’Agence française de Développement se trouve
au plafond de ses engagements, compte tenu des ratios prudentiels qu’elle doit
respecter : elle ne peut donc apporter des financements nouveaux qu’à
auteur des remboursements, faibles dans les prochaines années. Dans ces
conditions, la garantie que le Trésor français pourrait apporter à ses prêts au
gouvernement tunisien serait un dispositif technique efficace : il permettrait
à l’AFD d’augmenter ses financements sans enfreindre la contrainte
prudentielle.
L’UE doit plaider la
cause de la Tunisie dans les organismes financiers
internationaux dont elle est membre, notamment la Banque mondiale, le FMI, la BEI ou la
BERD, et veiller à ce que la conditionnalité demandée soit bien adaptée à la
situation particulière que connaît ce pays.
La coopération
culturelle devrait se renforcer tant au niveau de l’Institut français qu’à
celui de l’Institut du Monde Arabe. Les milieux artistiques doivent se sentir
soutenus à un moment où ils sont menacés dans leur liberté de création et d
‘expression.
La coopération de
l’Europe, tant au niveau de l’UE que des grandes fondations ou ONG compétentes
et de la France en vue de contribuer à la mise en
place d’un Etat de droit – formation des juges, lutte contre la corruption,
aide technique au travail parlementaire, formation des journalistes - devrait
être renforcée.
S’il faut exclure tout
« droit d’ingérence », il est clair que l’Europe et la France se doivent de rester vigilantes sur le
respect des droits de l’homme, même si, dans le passé, elles n’ont pas été
aussi sourcilleuses qu’il aurait été souhaitable. Des lignes rouges doivent
ainsi être définies et toute violence condamnée.
Les relations avec la Tunisie comme avec d’autres pays ayant fait
leur révolution restent délicates et ne seront pas exemptes de tensions. Elles
relèvent d’un pilotage à vue placé sous le signe du pragmatisme.
En conclusion, plusieurs points
doivent être soulignés.
La situation
reste très fluide et très ouverte : les jeux ne sont pas faits. L’audience
respective des deux courants qui traversent la
Tunisie, les pôles islamo-conservateur et libéralo-progressiste sont assez
comparables en soutien dans l’opinion publique. La victoire des premiers est
largement due aux divisons et à la désorganisation des seconds. Mais ceci peut
changer si l’opposition peut offrir un programme de gouvernement crédible et
s’organise efficacement.
S’il existe une
majorité qui, de part et d’autre, souhaite construire un nouvel Etat tunisien,
plus démocratique, les risques de dérapage et de violence existent, pouvant
venir d’éléments islamistes mais également de provocations venant des
nostalgiques de l’ancien régime.
Les prochains mois
seront décisifs, non seulement pour la
Tunisie mais pour le monde arabe. La Tunisie a effectivement tous les atouts pour
réussir son passage à la démocratie. Un échec à Tunis serait lourd de
conséquences et donnerait raison à ceux qui estiment que les Arabes ne sont pas
mûrs pour la démocratie. Il est clair cependant que rien ne sera comme avant et
que le processus vers la démocratie, qui ne peut être que long et douloureux,
est dans le monde arabe comme ailleurs irréversible.
[1] / Sondage effectué du 12 au 14 février 2013, par SIGMA,
sur les intentions de vote des Tunisiens de 18 ans et plus
[2] / On lira avec intérêt les études de géographie
électorale, rédigées à la suite des élections de 2011, d’Alia Gana, Gilles Van
Hamme et Maher Ben Rebah, dans la revue Confluences
Méditerranée n°82 et la revue en ligne Espace public n°
18.
[3]/ Le mouvement salafiste tunisien a fait l’objet de plusieurs
études du chercheurs, notamment de la part d’ Alaya Allani dans plusieurs
articles et d’un rapport de l’International Crisis Group : Violences
et défis salafistes, rédigé par Michaël Bechr Ayari.
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