par Chiheb Essafi
Chiheb
Essafi – Je voudrai tout d’abord vous exprimer nos remerciements
pour avoir accepté notre invitation à cet entretien avec un journal en ligne
qui a l’ambition d‘établir un réseau par lequel l’accès et le partage du
savoir, de la connaissance, de l’information et de sa lecture deviendra
possible.
Et cela m’amène à cette première question, croyez-vous au
volontarisme de cette communauté, en d’autres termes, cette communauté se
reconnait elle encore en une identité partagée ?
Mezri
Haddad – Si vous faites allusion à une communauté du savoir et de
la libre circulation de l’information, j’y crois bien évidemment. La diffusion
du savoir et de la connaissance est une excellente chose qui contribue à
l’éradication de l’ignorance et au rapprochement des peuples.
Mais si vous faites allusion à ces communautés virtuelles dans
ce monde globalisé, je les considère comme étant à la fois bénéfiques et
maléfiques. Elles sont bénéfiques lorsque leurs vocations et actions sont
compatibles avec l’intérêt suprême de la nation tunisienne.
Elles sont nuisibles et maléfiques lorsqu’elles vont à
l’encontre de cet intérêt suprême. Etant de la vieille école, je place
l’appartenance à la communauté nationale au-dessus de toute autre forme
d’appartenance, qu’elle soit associative, idéologique, politique ou religieuse.
C.E –
Vous avez repris, il y a peu dans l’un de vos commentaire publié dans votre
page officielle, en l’absence de festivités officielles pour la fête de
l’indépendance cette célèbre phrase d’Hannibal (….) « Terre maudite, tu n’auras
pas mes cendres »
Lecteurs que nous sommes, nous y percevons une note de dépit,
peut être celui de n’être pas compris.
Vous arrive t-il d’être gagné par la lassitude de combattre, de
convaincre ?
M.H –
C’était un commentaire qui exprimait le sentiment d’une très grande tristesse
de voir mon pays tomber si bas. Y a-t-il pire affliction qu’un gouvernement,
censé émaner de la volonté générale, qui refuse
de célébrer la fête de l'indépendance ?
Cela ne m’a pas étonné de ces usurpateurs islamistes qui,
idéologiquement, ne se sentent pas appartenir à la nation tunisienne, mais à
une chimérique Oumma islamique. Cela ne m’a pas étonné non plus des deux autres
composantes de la troïka qui sont complices dans l’effondrement de la Tunisie.
Mais j’ai été surpris, affligé même par la passivité des
Tunisiens qui ont accepté que le 20 mars ne soit pas célébré et ce, pour la
première fois depuis 57 ans. C’est pour cette raison que j’ai repris cette
phrase d’Hannibal, « Terre maudite, tu n’auras pas mes cendres ».
Oui, il y a du dépit et du désespoir dans ce propos, mais il y a
aussi une passion amoureuse et un amour charnel pour ce pays qui est devenu
méconnaissable. La lassitude de combattre, oui cela m’arrive.
Lorsqu’ un peuple devient l’ennemi de lui-même, il n’y a plus
grand-chose à faire dans l’immédiat. Il faut que l’histoire fasse son œuvre ;
il faut laisser passer le mythe de la « révolution », en attendant que les
Tunisiens retrouvent leur esprit et leur dignité bafouée.
C’est très douloureux et très cruel d’assister au naufrage de sa
propre nation, mais que voulez-vous, il faut bien subir ce caprice de
l’histoire avant la résurrection d’une Tunisie résolument indépendante,
prospère et paisible.
C.E –
Vous évoquez également dans vos essais l’énormité de la tache de reconstruction
qui nous attend. En définitive, que reste t-il de ce pourquoi vous vous êtes
toujours battu ? Des idées, des valeurs, des convictions …
M.H –
Si l’élite tunisienne postrévolutionnaire toutes tendances confondues avait
fait preuve de lucidité, de responsabilité et de patriotisme, on aurait parlé
aujourd’hui de construction et non pas de reconstruction.
Je veux dire par là qu’après janvier 2011, il aurait fallu
parachever la construction de cet édifice national réalisé par le sacrifice et
le dévouement de plusieurs générations. Il aurait fallu préserver les acquis
pour relever les défis. Tout n’était pas négatif dans les réalisations de
l’ancien régime, que ce soit sous Bourguiba ou sous Ben Ali.
Mais dans l’hystérie pseudo-révolutionnaire, on persuadé les
Tunisiens qu’ils vivaient sous un régime nazis et cette élite opportuniste a
voulu faire table rase du passé, diaboliser l’ancien régime en embarquant les
Tunisiens dans une aventure suicidaire, avec le projet stupide d’une Assemblée
constituante, avec la légalisation de 120 partis dont 90% sont parasitaires,
avec une mascarade électorale organisée dans la précipitation et sans
l’activation de la loi sur le financement des partis…
On mesure aujourd’hui les conséquences de cet amateurisme
politique. Tout est à reconstruire, en effet. La Tunisie ne souffrait que de
trois maux : l’autoritarisme, la corruption et le chômage des jeunes.
Deux ans après la « révolution du jasmin », la Tunisie est un
Etat en faillite, avec des problèmes sociaux, économiques, politiques et
identitaires inextricables.
C.E –
Ne pensez vous pas que les politiques de votre génération, toutes idéologies
confondues assument une grande part de responsabilité dans cette dégradation
culturelle de la société ?
Quelles sont les raisons, à votre avis de cette démission du
militantisme ?
M.H –
Oui, sans doute que la responsabilité est partagée. Aucun pouvoir dans le monde
n’est parfait. Personnellement, j’ai toujours cru à l’efficience du réformisme
et à la sagesse du gradualisme démocratique, plutôt qu’aux grands
bouleversements révolutionnaires qui, là où ils se sont produits depuis
l’antiquité et partout dans le monde, n’ont laissé que ruine et désolation.
Le régime de Ben Ali est responsable parce qu’il avait, d’une
certaine façon, dépolitisée la société et plus particulièrement la jeunesse.
Or, plus on est dépolitisé, moins on est patriote.
Exposée à la globalisation, plusieurs jeunes se sont fourvoyés
dans des causes et des combats dont les enjeux les dépassaient de loin. Mais la
responsabilité écrasante dans ce que vous appelez la dégradation culturelle de
la société revient aux dirigeants actuels et à une partie de l’opposition.
C.E –
Le contexte régional est désormais déterminant dans le destin des peuples, bien
plus que par le passé. Et de toute évidence, son influence gagnera encore plus
en importance.
Comment évaluez-vous l’impact à court terme sur notre région
Nord Africaine et pour le Moyen Orient de la « création » prochaine de l’Union
Transatlantique en 2014 ?
M.H –
L’Union Transatlantique ne concerne pas directement l’Afrique du Nord, ni le
Moyen-Orient. C’est une idée d’Obama qui concerne exclusivement le vieux et le
nouveau continent, c’est-à-dire les Etats-Unis d’Amérique et l‘Europe.
Son objectif est de contrer la montée de la puissance chinoise.
En termes de commerce, la Chine occupe aujourd’hui la première place dans le
classement mondial, avec un volume d’échange de 3.870 milliards de dollars.
Avec à peine 3.820 milliards de dollars, les Etats-Unis perdent ainsi leur
leadership du commerce mondial.
C’est pour cette raison que les Américains veulent créer cette
Union Transatlantique. Le Maghreb et le Moyen Orient sont indirectement
concernés puisqu’ils seront à la fois le réservoir énergétique et un vaste
marché économique pour cette Union Transatlantique et aux dépens de la Chine,
ainsi d’ailleurs que de la Russie.
Isoler la Chine du reste du monde arabo-musulman était
d’ailleurs l’un des buts géopolitiques et stratégiques du « printemps arabe ».
J’ai expliqué cet enjeu dans mon livre « La face cachée de la révolution
tunisienne ».
C.E –
Les stratégies de domination, de contrôle de souveraineté sont en effet
complexes et longuement éprouvés.
Dans quelle mesure un pays comme la Tunisie peut il y faire face
? Pour quels objectifs, avec quelle démarche et avec quels moyens selon vous ?
M.H –
Avec la mondialisation, la souveraineté des nations, dans le sens classique du
terme, avait déjà pris un coup, y compris en Europe.
Dans le cas de la Tunisie, l’ancien régime a eu le mérite de
profiter économiquement de la mondialisation sans pour autant remettre en cause
les fondamentaux de la souveraineté. Malgré les pressions occidentales,
notamment pour dévaluer le dinar, ou privatiser certaines entreprises
étatiques, ou encore ouvrir totalement le marché tunisien à la concurrence
mondiale, les décisions du gouvernement ont toujours été souveraines et
protectionnistes.
Dans les négociations avec l’Europe pour le statut avancé, nos
ministres et nos technocrates ont fait preuve de hautes compétences et de
patriotisme. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui.
La souveraineté n’a plus de sens, encore moins le patriotisme.
Comme je l’ai déjà déclaré à maintes reprises, la « révolution » dite du jasmin
a permis au Tunisiens d’accéder à certaines libertés politiques, mais elle a
aussi économiquement ruiné le pays et, plus grave encore, elle a bradé son
indépendance.
Vous me demandez si on peut encore y faire face ; oui, si
l’élite politique qui a été charrié par la « révolution du jasmin » est balayé
par des hommes et des femmes compétents et souverainistes.
C.E –
L’arabité en tant que facteur identitaire ne doit elle pas être substituée par
un ancrage plus conforme à notre réalité pluriculturelle ?
M.H –
Avant la grande Fitna de janvier 2011, la Tunisie n’avait pas de problème
d’identité. Notre arabité, comme notre islamité quiétiste et tolérante, étaient
les principaux éléments constitutifs de la personnalité tunisienne.
Bourguiba, fondateur de l’Etat et rassembleur de la nation, a
été très sage dans le dosage de ces deux vecteurs identitaires. Notre arabité se
distinguait du nassérisme et du baathisme ; comme notre islamité, qui était
totalement différente de l’islam maraboutique africain et davantage encore de
l’islam fondamentaliste des monarchies du Golfe.
Les Tunisiens se reconnaissaient dans cette arabité et dans
cette islamité spécifiquement tunisiennes. Aujourd’hui, la situation est
complètement différente. La sociologie tunisienne est en voie de libanisation.
C’est l’ère du clanisme, du tribalisme, du régionalisme et du
confessionnalisme. Certains revendiquent l’arabité, d’autres la « berbérité » ;
nous avons maintenant des islamistes « modérées », des salafistes, des
wahhabites, des chiites, des laïcs, des marxistes…
Si c’était seulement une réalité pluriculturelle comme vous
dites, le phénomène ne serait pas inquiétant. Mais il s’agit malheureusement
d’une tendance lourde et d’une nouvelle réalité politico-idéologique qui met
sérieusement en péril l’unité de la nation.
C.E –
Ne pensez vous pas que Bourguiba a légué une symphonie inachevée en n’ayant pas
osé ce que la 4eme république française en 1946 a fait, ou encore Atatürk a
accompli, par la constitutionnalisation de la laïcité, et de cette « lacune »
aujourd’hui nous en payons le prix ?
M.H –
Tant que l’âge et la santé le lui permettaient, Bourguiba a donné le meilleur
de lui-même pour que la Tunisie soit un grand pays parmi les nations. Il a fait
don de sa vie pour que la Tunisie, en termes de modernité, se hisse à la tête
des pays arabo-musulmans.
Inutiles d’énumérer toutes ses réalisations, comme
l’émancipation de la femme ou l’obligation et la généralisation de
l’enseignement. Certains islamistes et gauchistes lui reprochent aujourd’hui de
n’avoir pas institué un régime démocratique. Il ne l’a pas fait et, en cela, il
a eu raison, du moins jusqu’au début des années 80. La démocratie n’avait aucun
sens dans la pauvreté économique et l’ignorance.
Bourguiba a fixé des priorités qui étaient bien plus importantes
que le cérémonial démocratique. Les trente premières années de l’après
indépendance devaient être consacrées à l’édification d’un Etat fort, à la
réalisation des infrastructures, à l’éradication de l’ignorance…
Il fallait un leader charismatique et stratège, entouré
d’équipes gouvernementales compétentes et nationalistes. La symphonie de Bourguiba
était inachevée, non point parce qu’il n’a pas fait comme Atatürk en Turquie.
Contrairement aux mensonges des islamistes, Bourguiba n’était pas du tout
favorable à une laïcisation radicale, agressive et antireligieuse. Comme il le
rappelait lui-même, il se considérait, en tant qu’avocat ayant fréquenté les
meilleurs universités françaises, comme étant supérieur au « petit militaire »
que fut Mustapha Kemal.
Il a eu l’intelligence et la sagesse de réaliser ses réformes
progressistes sans trop blesser la foi de son peuple. Il n’a pas misé sur la
laïcisation jacobine et brutale de l’Etat et de la société, mais sur la
sécularisation graduelle des esprits. Mais la sécularisation est un processus
long dont les fruits ont été arrachés en janvier 2011. Et quand bien même
aurait-il procédé à la constitutionnalisation de la laïcité, qui aurait empêché
les islamistes et leurs complices au sein de la troïka de l’abolir ? N’ont-ils
pas aboli la constitution ?
Sur un autre registre, la symphonie de Bourguiba est inachevée
parce que son successeur n’a pas su relever le défi démocratique. Quoique l’on
dise aujourd’hui, Ben Ali a relevé le défi du développement économique et le
défi islamiste, mais il a manqué le grand rendez-vous avec la démocratie.
C.E –
En retournant vers l’avenir, que pourrions nous faire pour cette jeunesse qui
malheureusement, au vu du classement internationale pitoyable de nos
universités, se marginalise de plus en plus en matière de savoir et de
connaissance, n’est ce pas là le véritable combat à livrer ?
M.H –
Il y a plusieurs combats à livrer et celui de la connaissance est crucial. Il
l’a été de 1956 à 2011, même si le niveau scolaire et universitaire a nettement
baissé ces dix dernières années.
Le baccalauréat n’était plus un concours national sélectif mais
un examen avec un taux de réussite en inadéquation avec les véritables
connaissances des candidats. C’est cette politique qui a induit un fort taux de
chômage parmi les diplômés, puisque le marché tunisien ne pouvait pas tout
absorber. La quête du savoir et des connaissances reste un défi majeur.
Mais je ne suis pas sûr que ce soit une priorité pour les
usurpateurs actuels du pouvoir.
C.E –
En définitive, lorsque les prémices d’un chaos apparaissent, n’est-il pas déjà
trop tard ?
M.H –
Je crains que oui. Mais, en politique comme en physique, le chaos
est lui-même intrinsèquement porteur d’énergie régénératrice. La question n’est
pas de savoir si cette situation tragique va prendre fin – la réponse est oui,
bien évidemment- mais quand est-ce qu’elle va pendre fin ?
Ceux qui pensent que c’est une question de quelques mois, ou de
deux ou trois ans maximum se trompent lourdement. On pourrait reconstruire tout
ce qui a été défait en deux ans : l’économie, le bon fonctionnement des
administrations, l’ordre républicain, la diplomatie…
Mais il y a une chose qui a été brisé en 2011 et dont le
rétablissement sera très dur et très long : la sociabilité.
C.E –
Pour terminer sur une note optimiste, une Tunisie souveraine et indépendante
mythe ou réalité ?
M.H – C’est
un mythe réalisable.
Avec
Rachid Guedjal,
Mezri
Haddad est un journaliste, écrivain, philosophe et diplomate tunisien. Désigné
comme le principal cerveau de l’opposition de Ben Ali dès le début des années
90, il est pourtant devenu ambassadeur de la Tunisie bien des années plus tard.
Étant depuis le début un électron libre et ayant constaté
l’influence néfaste grandissante de ce qui allait devenir la menace islamiste
au sein de l’opposition.
Le
but de cette vidéo est de contextualiser les faits, de comprendre le mécanisme
d’infiltration islamiste au sein d’un mouvement d’opposition de gauche à un
régime autoritaire et d’éclaircir certains points ambigus de sa vision dans le
lien islam, islamisme et politique.
A l’heure où la menace islamiste est malheureusement bien réelle
et se fait sentir chaque jour en Syrie, en Libye, l’Algérie est un état menacé
de par sa proximité géographique avec la Libye, par le timide retour des
anciens du FIS et du GIA (sponsorisés par le Qatar) sur la scène politique,
ainsi que par les prêches sataniques d’Al Qaradawi incitant à la guerre civile
en Algérie.
Pour
mieux combattre un ennemi, il est nécessaire de connaître sa réflexion, sa
façon de procéder.
L’islamisme se nourrit des divisions arabes internes saupoudré
d’une influence étrangère, de sorte à gangrener l’islam de l’intérieur, tel un
cancer sur un organisme malade.
Cette vidéo apportera je l’espère, une meilleure vision et
compréhension des gens qui la verront.
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