Est-il besoin de le rappeler, la mission de la constituante était de fonder, à la croisée des aspirations particulières et collectives des tunisiens, un modèle de république unificateur qui, sans rompre avec les acquis historiques et culturels du pays, permette à tous les citoyens et citoyennes d’accéder sans restriction aucune à des droits fondamentaux garantis par la constitution sur une base universelle et de vivre dignement à l’abri du chômage, de l’injustice et de l’exclusion, et ce en tout point du territoire national.
Dans sa dernière mouture, le dernier brouillon de la constitution tunisienne traduit beaucoup plus l’attachement de son auteur principal au projet politique théocratique qu’à l’aspiration des tunisiens à la liberté et à la dignité. Il laisse augurer un bien sombre projet de re-détournement des objectifs de la révolution, re-détournement plus durable et plus profond que celui à l’œuvre depuis les dernières élections.
Sans prétendre évoquer toutes les insuffisances de ce brouillon, on se contentera d’en souligner schématiquement les plus importantes.
1. Le document cherche à miner, au lieu de consolider, l’œuvre réalisée par les réformateurs modernistes depuis un siècle et demi et menace corrélativement les acquis et les progrès sociaux liés à l’affranchissement de l’homme et de la femme des archaïsmes patriarcaux. N’en déplaise à ceux qui n’ont cessé de « vitrioler » par des propos revanchards ce grand leader, dépositaire de l’esprit réformateur, parfois durement contesté mais jamais détesté et qui dérange de sa tombe l’intolérance partisane et l’archaïsme intellectuel de ceux qu’il habite et qui ne sont en fait que les sous-produits de son projet.
En bref, le dernier brouillon ou avant-projet de la constitution tunisienne, qui se doit de consacrer la liberté des hommes après que l’indépendance ait libéré le pays, s’obstine à multiplier les restrictions « spécifiques » et les ambiguïtés autorisant les interprétations les plus partisanes.
2. Le document ne reconnait pas, ne serait-ce que par une allusion furtive, l’appartenance du pays à l’environnement méditerranéen qui a façonné nos paysages et nos écosystèmes, notre économie et notre culture ainsi que le comportement de nos concitoyens.
Détrompons nous, et cela sans verser dans le déterminisme physique; on ne changera pas la position géographique de la Tunisie au centre de la « mer du milieu », notre mer la Mare Nostrum, carrefour des plus vieilles civilisations où la densité archéologique au mètre carré est la plus élevée au monde. Par-delà l’amnésie de certains acteurs, le passé, si lointain soit-il n’est pas qu’un vague souvenir, c’est plus qu’une somme d’héritages, une partie intégrante du prisme identitaire tunisien.
3. Le document réaffirme, dans l’indifférence générale, le centralisme du pouvoir à travers la reconduction d’anciens principes de gestion administrative régionale et locale.
Il est vrai que le brouillon de constitution que l’ANC peine à rédiger introduit très sommairement, dans son chapitre relatif aux collectivités locales, le principe de la bonne gouvernance dans la gestion des ressources locales et celui de la démocratie participative dans l’élaboration, l’exécution et le suivi des programmes de développement et d’aménagement. Toutefois, le texte et les débats qu’il a suscités ne prévoient ni transfert de pouvoir, ni réforme fiscale locale, ni intercommunalité, ni contractualisation qui sont les quatre piliers de la gouvernance territoriale nécessaires à l’instauration de ce qu’on appelle, dans d’autres législations, la « décentralisation locale ». Ce concept devrait servir de réponse aux injustices spatiales dénoncées par la révolution et les mouvements sociaux qui ont agité et agitent encore nos villes et nos régions les plus contestataires, particulièrement au cours de la deuxième phase transitoire.
4. La préférence parlementaire, choix partisan qui consiste à se réserver, dans une perspective de « gagnant éternel », la direction du gouvernement et à céder la présidence formelle aux co-alliés, conduirait à une concentration hégémonique de l’exécutif. Ce choix pourrait préparer l’instauration d’un Etat théocratique autoritaire faisant du Président de la république élu au suffrage universel un simple gardien de palais.
Au plus profond de nous-mêmes, les craintes que nous ressentons à la lecture du brouillon de la constitution relèvent de la pure méfiance, sentiment largement partagé et justifié par les rétropédalages idéologiques d’un pouvoir qui n’arrive pas à se démarquer d’une manière tranchée des écarts répétés de l’extrémisme sectaire. Le laxisme sécuritaire presque complice dont bénéficient les gardiens de la foi, de la morale et du sacré, n’aide pas à rassurer la population du pays, véritable « ventre mou » sécuritaire du Maghreb face à la recrudescence du terrorisme.
Aujourd’hui, il faut une grande vigueur politique pour résister au coup d’assommoir qu’on cherche à asséner à la démocratie à travers l’établissement de « défenses » cultuelles fixes et prétendument identitaires sur les voies d’accès à la liberté des citoyens et des citoyennes. Au détour des élections à venir, et quelle qu’en soit l’issue, les dérives absolutistes, substituant la stratégie de la peur et de l’assujettissement à celle de la répression, restent probables si le brouillon de la constitution n’est pas repris de manière à répondre de manière claire aux objectifs de la révolution.
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