Nedim Gürsel
Monsieur le premier
ministre, c'est la deuxième fois que je vous adresse une lettre ouverte. Dans
ma première lettre, à laquelle vous n'avez
pas répondu, j'évoquais non pas le procès intenté
à mon roman Les Filles d'Allah, accusé de blasphème, car
la justice doit être
indépendante dans une démocratie, mais le rapport que la direction des affaires
religieuses, qui dépend de vous, avait rédigé pour me faire condamner à
une peine de prison.
J'ai été acquitté au
bout d'un an de procédure judiciaire mais le compositeur Fazil Say et
l'écrivain Sevan Nisanyan ont été récemment condamnés pour le même motif, alors
que le délit de blasphème n'existe pas en principe dans un Etat laïque.
Aujourd'hui, je
m'adresse à vous pour prendre part,
à ma manière, à ce grand mouvement de contestation contre la dérive autoritaire
de votre gouvernement.
Monsieur le premier ministre, vous avez tort de considérer que ce
mouvement, qui marque à mon sens le déclin de votre pouvoir,
est le fait de "quelques casseurs et de pillards", comme
vous venez de déclarer. Il s'agit d'une réaction légitime à votre politique répressive qui veut
nous imposer un mode de vie conservateur et musulman.
La jeunesse, tout comme la société civile, qui manifestent non seulement à
Istanbul mais dans une cinquantaine de villes de Turquie, n'ont pas besoin de vous
pour savoir ce
qu'elles doivent manger et boire.
Vous ne pouvez pas me dire,
comme vous venez de le faire,
d'aller boire
mon verre de raki en cachette chez moi comme si je devais en avoir honte.
Je veux siroter mon
verre de raki au bord du Bosphore, monsieur le premier ministre, où se trouve
notre maison de famille et
si possible au coucher du
soleil. Car j'aime ma ville dont j'ai souvent parlé dans mes romans. Vous
n'avez pas le droit de me priver de
ce plaisir, même si vous avez été élu avec cinquante pour cent des voix.
Vous ne pouvez pas non plus construire à
la place Taksim, un des symboles de la République, une caserne ottomane, même
transformée en centre commercial.
Car Istanbul, voyez-vous, n'est pas Dubaï et sa population veut que
les sites historiques et l'environnement soient protégés.
Monsieur le premier ministre, quand les négociations d'adhésion de notre
pays à L'Union européenne ont
commencé en octobre 2005, vous avez déclaré que c'était "le projet
du siècle" pour atteindre,
comme l'avait prévu Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de notre
République, "le niveau de civilisation contemporaine".
Aujourd'hui, vous semblez avoir tourné
la page européenne. Car les valeurs de la démocratie européenne n'ont jamais été
un objectif pour vous mais un moyen pour contrecarrer le
poids de l'armée sur la scène
politique. Je dois reconnaître que sur ce point vous avez réussi et je vous
félicite. Quant à votre bilan sur le plan économique, je n'ai aucune compétence
pour le juger.
Mais pour le reste c'est un échec total, notamment dans les domaines de la
liberté d'expression et de la laïcité qui sont la condition sine qua non d'une
vraie démocratie.
Monsieur le premier ministre, vous gouvernez notre pays depuis plus de dix
ans. Le moment est venu de remettre en
cause votre arrogance, votre autosuffisance et surtout votre politique
autoritaire qui commencent à bien faire.
Vous semblez confondre "le
populisme plébiscitaire" avec la démocratie qui permet à la
minorité de critiquer le pouvoir et
de préserver ses droits fondamentaux. Il est temps que vous preniez un peu de
repos car après votre opération vous manifestez quelques signes de
fatigue.
Même si vous ne dégagez pas, comme je le souhaite, essayez au moins de
"dégazer" la jeunesse de notre pays que vous vouliez, selon vos
propres termes, "obéissante et conservatrice". Je
constate aujourd'hui que ce n'est pas le cas et je m'en réjouis.
Vous aviez déclaré aussi, à propos des boissons alcoolisées qu'il valait
mieux manger du
raisin que de boire du
vin en ignorant que vous teniez ce langage arrogant dans le pays de Dionysos.
Vous avez aussi traité ceux qui boivent du vin, ne serait-ce qu'un verre,
d'alcooliques. Eh bien j'irai boire un
verre de vin à votre santé dans le pays des bordeaux et des bourgognes.
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