Je m’interroge sur la manière avec laquelle nombre d’Occidentaux,
Européens comme Américains, méjugent la défaite historique qu’a connu
l’islamisme cet été en Egypte et en Tunisie. Je pense notamment à certains
officiels français et allemands avec qui j’ai discuté. Je pense aussi à bien
des articles et éditoriaux de journaux où le lecteur découvre qu’en invoquant
la légitimité électorale, l’on finit par venir au
secours d’un islamisme défait. Ainsi la défense de la légitimité électorale
comme principe élémentaire de la démocratie est-elle affirmé en soi ; elle
n’est pas située dans le contexte où elle s’est exprimée. Telle ligne de
défense est un leurre. Ses partisans ne voient pas que la légitimité électorale
peut être érodée jusqu’à sa disqualification dès que ceux qui s’en réclament
pratiquent une politique qui agresse la démocratie.
Faut-il
remettre dans la mémoire des Européens le cas d’Hitler, parvenu au pouvoir par
les urnes ? Et par la voie démocratique ce dernier a réussi à instituer la plus
radicale des dictatures. Les islamistes élus et en Tunisie et en Egypte ne rêvent
que de la destruction de l’instrument qui les a haussés au sommet de
l’autorité. En Egypte, ils ont agi frontalement au point de procéder au rapt de
l’Etat pour ne servir que leur idéologie sectaire et régressive. En Tunisie,
ils ont été plus rusés; bien des fois, ils ont tenté d’imposer les principes
qui appartiennent à leur croyance ; mais chaque fois que la société civile s’y
est opposée avec détermination, ils ont reculé. Cette tactique a été celle des
Nazis. Ce qu’en dit Stefan Zweig s’applique à nos islamistes d’Ennahda : «… le
national-socialisme, avec sa technique de l’imposture dénuée de scrupule, se
gardait bien de montrer tout le caractère radical de ses visées… Ils
appliquaient leur méthode avec prudence : on procédait par doses successives, et
on ménageait une petite pause après chaque dose. On n’administrait qu’une seule
pilule à la fois, puis on attendait un moment pour voir si elle n’avait pas été
trop forte… » (Le monde d’hier, p. 426, Livre de poche).
Ainsi,
par cette tactique de l’évitement et de l’endormissement, Hitler a-t-il
imposé son idéologie barbare au peuple le plus civilisé face à une Europe qui a
été, elle aussi, bernée, engourdie, anesthésiée, innervée. Nos islamistes
tunisiens ont usé d’une méthode ressemblante pour acclimater leur archaïque
théocratie totalitaire à une réalité tunisienne rétive tant elle est
anthropologiquement marquée par la douceur de vivre qui anime leur habitus
méditerranéen. Recourant aux louvoiements, feintes, fausses
annonces, mensonges, dissimulations, les islamistes avancent masqués sur leur
voie et ne manquent pas de rebrousser chemin dès qu’ils trouvent un obstacle
dans l’immédiat infranchissable.
D'abord,
ils ont d’entrée de jeu, juste après leur victoire électorale, pris les mesures
instrumentales pour transformer leur mandat constituant en autorité qui s’est
emparée du législatif et de l’exécutif. Ensuite, ils ont cherché à appliquer
leur programme adaptant leur discours à l’imaginaire dominant, miroitant
promesses aux uns, proférant menaces aux autres. Enfin, ils ont manœuvré pour
essayer de restaurer leur légitimité fissurée par leur exercice malin du
pouvoir. Ils ne cessent de s’ingénier à gagner du temps afin de rendre
permanente la légitimité provisoire que les élections leur ont accordé.
Confrontés à un franc rejet populaire exprimé dans la rue, les islamistes,
toujours fidèles à la même tactique, sont parvenus à déjouer toutes les
contestations, toutes les oppositions comme il en fut suite aux protestations
massives engendrées par les deux assassinats politiques enregistrés en 2013,
ceux de Chokri Belaïd en février et de Mohamed Brahmi début juillet.
Mais le
recours à la méthode nazie n’a pas suffi pour que les islamistes assurent leur
triomphe. Car il convient de préciser que ce qui a facilité le succès des
Nazis, c’est la réussite de leur politique sociale et économique. Or les
islamistes ont creusé de leurs mains leur propre tombe tant leur manque
l’expertise dans la gouvernance. Leur incompétence a précipité leur échec. Et leur
impuissance à concevoir le bien commun selon les enjeux actuels est à l’origine
de la faillite de leur politique sociale, économique, sécuritaire.
Aussi
ont-ils été vomi par le peuple et en Egypte et en Tunisie. Les peuples ont
reconnu en eux les agents de la catastrophe, ceux qui, au lieu de les sauver,
les enfoncent dans le malheur. Stimulée par cette détestation populaire, en
Egypte, la puissance militaire a agi en conséquence. Et, en Tunisie, où cette
puissance est des plus relatives, les islamistes s’incrustent. Cependant, je ne
pense pas que le coup d’Etat militaire soit la panacée. Il est temps de sortir
de la fatalité qui est à l’origine du malheur arabe, celle qui réduit
l’alternative entre la dictature séculière et la théocratie totalitaire. Il eût
fallu, en Egypte, user de patience et laisser le temps agir en maintenant
la pression populaire pour que la légitimité des islamistes s’épuise
d’elle-même sans avoir à ronger ses freins pendant quatre ans jusqu’aux
prochaines échéances électorales. Toutefois, si l’on avait laissé en place les
islamistes durant l’intégralité de leur mandat, le pays aurait été
conduit à une faillite irréparable. Ensevelie sous ses décombres, qui aurait
pu redresser l’Egypte, déjà malade dans son Nil, le « Dieu » qui est à
l’origine de son existence?
Quant
aux islamistes tunisiens, nous attendons pour qu’ils « dégagent » la date du 23
octobre 2013 qui est considérée par le peuple comme une date butoir. Cette date
attestera qu’une année supplémentaire a été accordée en vain aux islamistes.
Ceux-ci ont déjà déshonoré le pacte moral qu’ils ont approuvé et signé avant
d’aller aux élections le 23 octobre 2011. Tel document stipule que la tâche
pour laquelle ils seraient élus, à savoir la rédaction de la constitution, ne
devrait pas dépasser une année d’exercice. Cette fois, le peuple ne tolèrera
pas que la légitimité provisoire qui leur a été accordée soit de nouveau
prolongée.
Car,
j’insiste, le peuple se découvre phobique aux islamistes. Il leur adresse la
même critique que nous avons formulée dans nos livres. Pour trouver solution à
nos problèmes, ils clament : « L’islam c’est la solution » ; et aux yeux de
tous, il est paru patent que l’islam n’est pas la solution. « Le Coran ne donne
pas à manger », hurlait-on lors des manifestations cairotes contre les Frères
Musulmans. Désormais, le peuple pense comme nous sans nous avoir lu. Nous
vivons une situation proche de celle décrite par Ernest Renan dans son Caliban
(1878). Cela m’a été remis en mémoire par Henry Laurens lors d’une conversation
récente : le peuple en son ignorance même peut être en phase avec la science.
Telle est la vertu de l’âge démocratique qui, selon Renan, nous dispense de
restaurer l’ère aristocratique destituée.
Cet
horizon analytique n’est pas pris en considération par bien des autorités
européennes. Pire encore, les Européens qui projettent leur regard sur notre
monde, ont oublié leurs véritables alliés, les séculiers d’Egypte et de
Tunisie. A moins que le tropisme du spécifique les ait conduits à se détourner
de ceux qui leur ressemblent. Alors ils vouent leur fascination à ceux qui
portent une différence qui devrait les révulser. Discutant avec un des
officiels européens indulgents sinon complaisants à l’égard de l’atteinte aux
libertés récurrente en Tunisie, je m’entends dire : « Mais enfin on n’est pas
en Corée du Nord » ; ce à quoi je réponds : « Si on ne dénonce pas aujourd’hui
la politique liberticide des islamistes, demain ce sera la Corée du Nord. »
Les
islamistes, après avoir ravi la révolution, harcèlent les jeunes qui en ont été
les promoteurs. Ces dernières semaines ont été arrêtés ou condamnés bien des
artistes engagés dans la critique radicale de ceux qui s’accrochent aux rênes
de l’Etat. Nous réclamons la liberté pour tous ceux qui viennent sans raison
d’être pourchassés. Nommons les cinéastes Néjib Abidi, Nasreddine Shili,
Abdallah Yahya, le jazzman Slim Abida, les rappeurs Ahmad Klay Bbj et Weld el
Kinze. Eux aussi ont le droit de respirer la liberté par tous leurs sens, par
tous leurs pores dans une Tunisie viable, affranchie des contraintes qui
briment les potentialités et étouffent l’énergie créatrice des jeunes.
Suffit-il d’exhiber ces enfants meurtris dans leur combat en faveur de la liberté
pour désillusionner les Occidentaux qui croient à l’existence d’islamistes
libéraux, à tout le moins capables de supporter le jugement critique quand même
il les criblerait de sa férocité ?
De tels
Occidentaux prospèrent dans leurs errements et ratent le coche. En vérité, ils
privilégient leurs ennemis islamistes et boudent leurs amis séculiers. Or, les
séculiers d’Egypte et de Tunisie peuvent être pour eux des alliés pertinents
afin de parachever la tâche de l’heure. Si l’on ôte les oeillères du conjoncturel
et qu’on chausse les lunettes qui éclairent les perspectives de l’avenir, on
verra que cette tâche consiste à tracer les nouveaux contours de
l’universel. Au cœur même de l’urgence écologique, la base de cet
universel reste l’invention européenne cristallisée dès la fin du XVIIIe siècle
dans la cosmopolitique pensée par Kant le long des pages qui composent La Paix
perpétuelle.
Certes,
cette invention a été déshonorée, bafouée par l’action historique des siens. Le
colonialisme, l’impérialisme, l’hégémonie belliqueuse occidentale l’ont
dépouillé de sa crédibilité. Et ce n’est pas la repentance qui conjurera
l’hubris des Occidentaux. Non, ce n’est pas cette visée qui oriente notre
action. La tâche de l’heure est plus que jamais commune à tous. Le mal que nous
avons à traiter n’est pas soumis aux frontières nationales. Telle tâche est à
assumer en s’adaptant à la réalité des souverainetés relatives et des
concertations interétatiques.
Ce sont
les enfants de ceux qui ont souffert de la violence occidentale et qui
proviennent du non-Occident, ce sont eux qui sont en mesure de corriger,
rectifier, réorienter, enrichir l’invention occidentale afin de lui donner
l’assise qui la légitimera comme universalité à l’horizon de notre agir contre
le mal qui corrode notre monde. Tel est le chantier à partir duquel sera relevé
le défi de l'événement qui vient.
Ce
chantier-là, les Occidentaux que j’évoque ici, ne le perçoivent pas où il
émerge. S’ils l’avaient envisagé, ceux, parmi eux, qui parlent français
auraient pu, de concert avec les Tunisiens séculiers francophones, contribuer à
cette refondation tant attendue. Voilà donc une promesse à portée de main et de
langue qui n’est saisie ni par les officiels, ni par les intellectuels, ni par
les gens des médias.
Jusqu’à
quand s’obstinera-t-on à ajourner
les rendez-vous que nous
offre une histoire pour une fois hospitalière à nos idées ?
On n'a même pas encore fait la 3ème république tunisienne!
RépondreSupprimerJe veux dire: DEUXIEME REPUBLIQUE
RépondreSupprimerFinissons d'écrire la constitution et reprenons notre souffle!
لماذا تكتب بالفرنسية ونحن عرب هل ان الفرنسية تعبر احسن من لغتنا ،كيف سيصوت لك الشعب ولا يفهم ما تكتب؟
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