L’écrivain algérien Boualem Sansal fait sensation avec un essai tonitruant révélant les origines, les tabous et les méfaits de l’islamisation qui poursuit sa propagation mondiale.
Le Vif/L’Express : Quel éclairage apporte un écrivain en «
regardant un sujet de manière littéraire » ?
Boualem Sansal : Je
précise d’emblée que je ne suis pas un spécialiste de l’islam pour pouvoir
parler librement. On a besoin d’auteurs de toutes sortes, mais je m’intéresse
aux phénomènes de société de notre époque. C’est pourquoi j’aimerais retrouver
l’engagement des écrivains d’antan. Telle une caste détachée, ils restent
absents du débat public, au lieu d’en être des acteurs. Lorsqu’on est confronté
à une question aussi menaçante pour la société que l’islamisation, on doit se
comporter en militant. Écrire ne suffit pas pour faire avancer les choses. Ce
livre vise à dépasser le simple discours politique pour examiner les mécanismes
profonds. J’espère vivement qu’il provoquera un vrai débat.
Comment expliquez-vous le silence des intellectuels arabes,
que vous qualifiez de « vecteur d’islamisme » ?
Ce qui me frappe, c’est que ce silence a existé de tout
temps, quels que soient les sujets qui traversent l’ensemble des sociétés (le
divorce, l’homosexualité ou la crise économique). C’est lié à la structure même
de la société arabo-musulmane, dictatoriale ou féodale. Au mieux, les intellos
sont des troubadours répétant le discours officiel. Ceux qui vivent en Occident
demeurent également muets. Comment les réveiller ? Le mouvement Écrivains pour
la Paix − que j’ai fondé avec l’écrivain israélien David Grossman − a le plus
grand mal à les mobiliser car ils redoutent d’être excommuniés ou assassinés.
Or le propre de l’intellectuel est de dépasser la crainte, sinon il devient
soldat.
En tant qu’Algérien, de quoi êtes-vous le témoin ?
J’ai vu l’islamisme arriver sous mes fenêtres. En quelques
années, il a détruit des familles, une culture, une économie et des vies, tout
en se répandant partout. On ne peut pas rester indifférent face à ce phénomène
qui risque d’arriver aussi chez vous. Au lieu de se comporter en militants, les
gens regardent la télé sans broncher. Voyez Hollande qui n’a jamais désigné
l’ennemi lors de sa visite au Mali. Ne pas nommer les islamistes revient à les
protéger !
L’une des clés est de distinguer islam et islamisme.
Ce livre rappelle que l’islamisme est né de l’islam par un
glissement progressif. Où commence le premier ? Dans la volonté agressive de
domination et dans celle de vouloir imposer une idéologie au plus grand nombre.
Elle est alimentée par certains musulmans radicaux, mais l’islam a rarement été
tranquille. Prônant le prosélytisme, il s’est souvent imposé par le glaive et
les armes.
Pourquoi ce retour du religieux, comme l’avait prédit Malraux
?
L’humanité a pour but le bonheur. Tous les moyens sont bons
pour vivre en paix, mais en raison de la démographie, les ressources
s’amenuisent. Il faut un système performant, donc totalitaire. Or que ce soit
le communisme ou le capitalisme, tous les modèles échouent. Avant, on se
tournait vers l’ésotérisme, maintenant c’est l’islam dont la vitesse de
propagation est prodigieuse. Les pays musulmans n’ont pas beaucoup de choix.
Etriqués, ils n’ont point accès à la modernité. D’autant que certains d’entre
eux estiment avoir connu des siècles d’humiliation avec la colonisation
occidentale. L’envie de retrouver un islam conquérant explique le succès des
Frères musulmans, qui veulent « laver l’affront ». Une vengeance mobilisatrice,
décuplée par l’obligation de répandre la parole de Dieu et de convertir un
maximum de gens.
« Islamiser le monde, pas seulement les pays musulmans. »
Qu’est-ce qui explique cet engouement en Europe, que ce soit auprès des jeunes
musulmans ou des convertis ?
La régression de l’Occident y est particulièrement propice.
Les Européens ne croient plus en l’avenir de l’Europe, qui n’a ni armée ni
diplomatie et se montre incapable de coordonner la gestion de la crise
économique. Ceux qui aspirent à la domination mondiale se portent bien, grâce
au pétrole ou à une croissance à deux chiffres. Alors autant profiter de
l’affaiblissement pour achever la bête ! Je suis effrayé par l’évolution
foudroyante de l’islamisme européen en moins de dix ans. Quand on est fatigué,
on attrape toutes les maladies... Autre cause : la crise identitaire. Non
seulement l’identité européenne n’émerge pas, mais en plus elle fissure le
système en place. Ceux qui ne sont pas de cette culture, ne peuvent pas et ne
veulent plus s’intégrer. D’ailleurs, les « pays d’origine » font tout pour
contrebalancer une intégration réussie. Ils craignent que si les communautés
maghrébines se francisent ou se belgicisent, elles « pervertiront » leur
culture. C’est ce qui explique la toile d’araignée que constitue l’ouverture
d’innombrables mosquées, de cours d’arabe ou de L’Amicale des Algériens en
Europe. Les communautés immigrées sont instrumentalisées, or les gouvernements
participent à ce double jeu, qui consiste à recruter des imams alors que ces
pays se disent laïques. Résultat ? Les jeunes ne se sentent plus Belges,
Français ou Allemands, bien que cette troisième
génération soit née en
Europe. Quel échec !
Vous dénoncez ainsi fermement l’hypocrisie des politiques qui
aggravent la situation.
S’il y a un responsable de la situation dramatique en Europe,
ce sont les politiques. Ils représentent un danger car, à force d’aller de
compromis en compromis, ils vont de compromission en compromission. Ce cynisme
les pousse à s’allier avec n’importe qui, comme Kadhafi reçu à l’Elysée en
échange de contrats mirobolants. Les pays arabes incarnent un grand marché,
avec lequel il ne faudrait pas se fâcher. Idem pour le « Printemps arabe »,
perçu par les observateurs occidentaux comme un mouvement révolutionnaire,
alors qu’il s’agit d’une colère spontanée, aussitôt récupérée par les
islamistes. Aveuglés, les politiques préfèrent prôner « une stabilité » de la
région, afin de poursuivre les affaires. Tant en Europe que dans les pays
arabes, il existe des moyens financiers et organisationnels colossaux pour
diffuser les idées islamistes (la distribution d’exemplaires gratuits du Coran
par exemple). L'Arabie saoudite, le Qatar, l’Iran et de
riches mécènes américains ou français y contribuent largement. Ils offrent
ainsi des bourses pour former des ingénieurs et des atomistes, afin d’asseoir
leur pouvoir. Contrairement à Obama, ces pays n’ont pas de contrainte d’argent.
Les islamistes sont forts dans de nombreux de domaines : la gestion de la
finance internationale, le monde politico-économique, le commerce halal, les
mouvements sociaux, les œuvres soi-disant caritatives (l’une des forces des
Frères musulmans) ou les médias. Bravo, ils ont tout infiltré ! Même Internet
et les médias, comme Al-Jazeera, qui n’hésite pas à corrompre des ministres,
des intellectuels et des journalistes pour prêcher l’islam de façon
évangéliste. La presse occidentale est également touchée, puisqu’ils payent des
reporters dans le but de donner une autre vision de l’islam. Il faudrait
dénoncer ces derniers et encourager les journalistes d’investigation à se
pencher par exemple sur la littérature islamique en Belgique. Ils seraient
surpris...
« Un nouveau vivre ensemble » vous semble-t-il envisageable
?
Pas trop... Ce serait un travail de longue haleine. Il
faudrait au minimum qu’il y ait la paix dans les pays arabo-musulmans, y
compris entre communautés laïques et musulmanes, mais ça ne pousse pas tout
seul. Le vivre ensemble sera viable s’il est pourvu d’un cadre juridique, or
beaucoup de gens feront tout pour l’entraver. Je ne crois pas à la démocratie
dans le monde arabo-musulman. Elle ne verra le jour que lorsque les
intellectuels se mobiliseront massivement ou travailleront ensemble pour
transformer la société et les partis politiques. C’est là que réside mon
espoir.
Entretien : Kerenn Elkaïm
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