Trois ans
après la révolution, les Tunisiens peuvent se réjouir : rien n’a changé.
Explications.
Comment
passer de 78 articles à 145 tout en maintenant un statu quo ?
C’est le
tour de force que vient de réussir l’Assemblée constituante tunisienne. Lorsque
l’on prend le temps de discuter avec les démocrates tunisiens, on se demande
d’où peut bien venir l’enthousiasme suscité en France par la nouvelle
Constitution.
Il suffit
pourtant de la lire pour se rendre compte que la loi suprême tunisienne, trois
ans après la révolution, est loin d’avoir jeté le froc aux orties. À parcourir
les gros titres de la presse hexagonale, Bourguiba serait ressuscité par le
truchement des islamistes «modérés» d’Ennahda qui, grands seigneurs démocrates,
consentent à ce que la charia ne soit pas appliquée.
Alléluia !
En Tunisie, il n’y aura donc pas de mains coupées, et on ne lapidera point.
Mais l’y a-t-on déjà fait seulement ?
« Les
islamistes sont très malins, ils n’ont cédé que sur les acquis que nous avions
déjà », déplore la réalisatrice Nadia El Fani entre deux séquences de montage
de son nouveau court métrage, "Une Constitution, nom de Dieu" ! Le
film, qui sera disponible sur Internet pour le 14 février, date anniversaire de
la révolution, dénonce justement une Constitution au nom de Dieu.
« Je trouve
cela affolant que l’opposition tunisienne soit contente de ne simplement pas
revenir en arrière », poursuit la réalisatrice, qui avait fait l’objet d’une
cabale de la part des islamistes à cause de son film " Laïcité Inchallah
". Elle a beau chercher, elle ne voit pas les extraordinaires avancées
vantées par les titres français : « il s’agit même d’une régression, puisque
nous n’avons pas évolué. Nous n’avons même pas tiré les leçons des deux années
de dictature islamiste que nous venons de subir ».
Tous égaux devant l'islam
Ghazi Beji,
militant athée aujourd’hui réfugié politique en France, estime que le texte a
été rédigé par des «croyants» avant tout. De son foyer de "France terre
d’Asile", le jeune homme qui a quitté la Tunisie clandestinement, puis qui
a marché d’Istanbul jusqu’en Roumanie pour fuir les islamistes, n’est guère
optimiste quant à l’avenir du pays.
« Entendre
que cette Constitution est une avancée m’a bien fait rigoler. Mais je savais à
quoi m’en tenir, vu la composition de l’Assemblée constituante », confie-t-il.
Voté à la majorité des deux tiers, le texte constitutionnel a donc forcément
reçu l’approbation de démocrates, de femmes …
Pour la
féministe tunisienne Naila Sellini, la nouvelle Constitution noie les droits
des femmes dans des formules équivoques qui créent l’illusion d’un texte
égalitaire. Le fameux article 6, qui dispose que les citoyens et citoyennes
sont égaux devant la loi, a été traduit en français par «hommes et femmes».
Nuance de taille pour l’universitaire, car si la Tunisienne est une citoyenne
dans la sphère civile, elle demeure une musulmane en matière de statut
personnel.
Même son de
cloche auprès de Nadia El Fani : « Nous sommes égaux devant la loi, mais
sommes-nous égaux tout court ? » Le texte recommande par exemple d’œuvrer à la
parité dans les assemblées, « mais cela ne veut pas dire que la parité est
obligatoire », fait remarquer la cinéaste. La condition des Tunisiennes semble
scellée dès le préambule de la Constitution, qui parle d’islam comme religion
d’État.
L’une des
régressions majeures de la nouvelle Constitution tunisienne par rapport à
l’ancienne, qui consacrait clairement la liberté de culte, c’est que le nouveau
texte, lui, dispose que l’État est garant du sacré. « Mais que veut dire le
sacré, au juste ? Ma liberté ou leur religion ? », se demande Nadia El Fani à
juste titre.
Par
ailleurs, les droits humains, s’ils sont bien mentionnés dans le texte, ne le
sont qu’à titre de « nobles
valeurs » et ne sont en aucun cas sanctuarisés.
Pour Ghazi
Beji, ce rendez-vous raté avec la démocratie est dû à un manque de maturité
politique des Tunisiens, en majorité bien plus préoccupés par des
revendications sociales - allègrement déçues aussi - que par une aspiration
libertaire. « Le peuple tunisien n’a jamais été gouverné par les islamistes, et
pendant cinquante ans il a rêvé de voir régner la charia d’Allah », explique le
militant.
En somme,
Jabeur Mejri* ne risque pas d’être libéré de sitôt.
* Cf. « L’hérétique de la semaine », Charlie n° 1118.
Jabeur Mejri, condamné à 7 ans et demi de prison pour cause d'atteinte au sacré, a été libéré, non point par révision de procès ni par quelque recours judiciaire, ni par une grâce présidentielle (fort attendue et jamais venue), mais par deal avec la Suède qui recueillera le libéré dès sa sortie de derrière les barreaux (suite à une négociation entamée avec le gouvernement par la délégation de Fédération internationale des Droits de l'Homme en visite officielle.
RépondreSupprimerAinsi la Tunisie post-révolutionnaire sous pression et pouvoir islamiste connaîtra son second exilé politique, le premier étant Ghazi Béji, l'acolyte de Mejri dans l'affaire des deux athées de Mahdia.
Nous sommes bien sûr heureux pour Mejri qui a tant souffert pendant son séjour de près de deux ans dans les terribles geôles héritées de l'Etat policier et devenues encore plus terribles sous la législature islamiste.
Sans nous empêcher de penser que ce deal est loin d'être glorieux pour notre avancée vers la démocratie qui exige de nous un plus grand effort de mobilisation, d'autant plus, qu'hier encore, les constituants ont revisité dans leur discussion l'article 6 : ils y ont ajouté une phrase destinée à tempérer l'interdiction du recours à l'apostasie (du "takfîr") et qui recommande "la prémunition du sacré contre toute agression.
Ainsi une autre mine a été ajoutée à ce texte déjà miné : dans le même article, la liberté de conscience, nous l'avons déjà relevé, s'annule du fait que l'Etat est appelé à être le gardien de la religion ("hâris ad-Dîn").
Les amis, on n'est pas encore sorti de l'auberge.
Abdelwahab Meddeb