Mezri Haddad
première partie :
Tunisie-Secret : Ces cyber-collabos,
Slim Amamou, Lina Ben Mhenni, Emna Ben Jemaa, Aziz Amami, Amira Yahyaoui,
Haythem Mekki, Yacine Ayari…, vous ont pourtant violemment fustigé et, mis à
part votre cas particulier, ils sont à l’origine du désastre dans lequel vit
aujourd’hui la Tunisie. C’est du moins ce que vous avez révélé dans votre
livre. Selon certaines rumeurs, vous seriez aujourd’hui en contact avec
quelques uns, ce qui expliquerait votre indulgence à leur égard. Cela est-il
vrai ?
Mezri Haddad : Pourquoi insistez-vous ? D’abord, les causes du désastre actuel sont multiples et très complexes. Dans mon livre, j’avais traité du cyberactivisme comme facteur déclencheur, accélérateur et amplificateur. L’origine du désastre, c’est l’autisme d’un pouvoir qui n’a pas voulu écouter les démocrates et les réformateurs. Lorsque j’ai rompu l’exil en avril 2000 pour me mettre au service de la Tunisie, je croyais vraiment pouvoir influencer le régime de l’intérieur. L’origine du désastre, c’est aussi la médiocrité et l’aveuglement d’une opposition sous perfusion américaine et vendue au Qatar. Pour le reste, y a-t-il un tunisien qui n’a pas lynché un autre tunisien depuis la Fitna du 14 janvier 2011 ? C’est le propre de tous les individus et de tous les peuples lorsqu’ils retombent dans l’état présocial ; et ce processus que les psychologues et les sociologues savent analyser a été aggravé dans le cas tunisien par l’impunité de l’anonymat que les nouvelles technologies offrent aux internautes. Lorsqu’un espace de liberté n’est pas réglementé par des lois, c’est la guerre de chacun contre tous, comme disait Hobbes. En me stigmatisant, ils avaient politiquement raison et moralement tort. Comme la plupart des Tunisiens qui ont découvert leur citoyenneté et le goût de la politique en janvier 2011, ils ne savaient strictement rien sur moi, sur mon passé d’opposant de la toute première heure, de mes onze années passées en l’exil, des causes réelles de ma rupture avec une opposition phagocytée par les islamistes et noyautée par des officines étrangères, qui est aujourd’hui au pouvoir et dont les Tunisiens découvrent d’ailleurs l’immoralité, l’opportunisme et la trahison de la Patrie. Ces jeunes cyberactivistes m’ont découvert et jugé à partir de mes interventions médiatiques en janvier 2011 et des propos que j’ai tenu pour défendre, non point un régime dont beaucoup savaient combien je le méprisais, mais un Etat menacé par l’anarchie bolchevique et par la canaille islamiste. Je n’ai pas à accabler ces cyberactivistes ; « Nul n’est méchant volontairement » disait Socrate, pour qui la méchanceté découle toujours de l’ignorance. Aujourd’hui, je n’ai qu’un seul combat à continuer : celui de la démocratie contre la théocratie, du modernisme contre l’obscurantisme, de l’humanisme contre le fascisme vert, du patriotisme contre la traîtrise, qu’elle soit islamiste, gauchiste, libérale, ou que sais-je encore.
T.S- Les cyber-collabos ont exploité le mot « horde fanatisée » pour vous faire passer aux yeux du peuple comme un ennemi de la révolution. Nous savons, comme beaucoup d’autres maintenant, que vous faisiez allusion aux extrémistes islamistes qui tiraient les ficelles aussi bien dans les réseaux sociaux que dans les manifestations en Tunisie. Vous le pensez encore ?
M.H- Le peuple, tous les peuples, n’ont pas de yeux encore moins une Raison pour donner un sens rationnel à leurs actions. La Raison est individuelle et jamais collective. Les peuples agissent par instinct et par passion et c’est le rôle des élites de les entrainer vers le meilleur comme vers le pire. Pour ce qui est de la « horde fanatisée », je visais effectivement les éléments intégristes, mais pas seulement eux. Je visais également les criminels et les loubards qui ont profité de la situation pour s’attaquer aux biens publics et privés, pour voler, bruler, saccager des administrations, des entreprises, des écoles. Si j’avais trouvé un mot plus fort que horde, je l’aurai utilisé. En octobre 2005, Sarkozy avait parlé de « racaille ». En mai 1968, De Gaulle avait parlé de « chienlit ». Dans les années 70, Bourguiba avait parlé de « démence numide ». Dans les trois cas, ce n’est évidemment pas le peuple qui était visé. Même si mes adversaires politiques ont profité de la « horde fanatisée » pour me disqualifier, je revendique, je maintiens et je réitère cette expression.
T.S- De ce point de vue, vous étiez donc un ennemi de la révolution tunisienne et un violent critique du printemps arabe. L’êtes-vous toujours ?
M.H- Oui, absolument et aujourd'hui plusque jamais. J’ai déclaré et écrit dès janvier 2011 que la « révolution du jasmin » est une crise hystérique qui coutera très cher aux Tunisiens et le « printemps arabe » une fumisterie occidentale qui mettra plus bas que terre le peu de dignité qui restait aux Arabes. Si je n’ai aucune empathie pour la révolution française de 1789, ni pour la révolution soviétique de 1913, ni même pour la révolution de mai 1968, à plus forte raison pour la révolution du jasmin, qui a mené l’islamisme au pouvoir et provoqué la recolonisation du monde arabe. Jeune contestataire en Tunisie sous Bourguiba, opposant et exilé politique les douze premières années de Ben Ali, militant des droits de l’homme et des libertés individuelles, défenseur de la démocratie, je n’ai pourtant jamais eu la moindre attirance pour les procédés révolutionnaires. Mon aversion à l’égard des révolutions n’est pas politique mais essentiellement philosophique. L’étude de l’histoire des révolutions de Rousseau à Bouazizi (!) m’a définitivement immunisé de cette tentation bourgeoise. J’ai toujours redouté les révolutions car elles ne profitent jamais aux peuples mais uniquement à ceux qui parlent en son nom. J’ai toujours appréhendé les révolutions car elles sont avides de sang et porteuses de haine, d’anarchie, de vengeance et de violence. Le moment révolutionnaire exclut le temps politique et suspend la Raison pour ne faire place qu’au populisme et aux passions les plus aveugles. Bien souvent et aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, les révolutions ont produit des régimes encore plus répressifs et même sanguinaires que les dictatures qu’elles ont abattues. Il faut relire Tocqueville, Ibn Khaldûn et Platon pour se rendre compte que la succession des régimes ne va pas toujours dans le sens du pire vers le meilleur. Bien au contraire, dans la République de Platon, c’est toujours la démocratie qui enfante la tyrannie. C’est pour cette raison que mes compatriotes ne doivent pas être surpris du régime sous lequel ils vivent actuellement et de celui qui les attend dans l’avenir.
T.S- Mais le régime actuel est démocratique puisque le pouvoir émane du peuple, depuis les élections d’octobre 2011 ?
M.H- Depuis cette imposture électorale, le pouvoir n’appartient pas au peuple mais à une nouvelle oligarchie qui a fait main basse sur la Tunisie et dont certains éléments puissants appartenaient d’ailleurs à l’ancien régime. En attendant la théocratie, qui est l’objectif suprême des islamistes, nous vivons sous un régime hybride : un mélange de conservatisme et d’ochlocratie, concept par lequel Polybe désigne le pouvoir de la foule, à ne pas confondre avec le pouvoir du peuple. Comme je vous l’ai déjà indiqué, le peuple tunisien exigeait la justice sociale, la dignité par le droit au travail, une répartition équitable des fruits de la croissance, on lui a offert une assemblée à 80% inculte et opportuniste, un gouvernement incompétent et corrompu et un président fantoche. Un régime obéissant aux injonctions américaines et soumis au Qatar, vous appelez cela une démocratie ?
T.S- Vous êtes le seul responsable de l’ancien régime à n’avoir pas disparu du champ politique, à tenir ce discours critique et à vous maintenir dans l’actualité car nous savons que beaucoup de tunisiens sont attentifs à vos déclarations. Comment expliquez-vous cela ?
M.H- D’abord, je ne suis pas de l’ancien régime mais de l’ancien peuple ! Le peuple qui s’identifiait au génie de Bourguiba et qui se reconnaissait dans son projet de société moderne et humaniste ; et non pas celui qui s’identifie à Ghannouchi et qui se reconnaît dans son projet de société réactionnaire et obscurantiste. J’appartiens au peuple qui a combattu le colonialisme, pas à celui qui accepte la soumission aux bédouins de Qatraël. J’appartiens au peuple qui a pleuré l’exécution de Saddam Hussein, pas à celui qui s’est félicité de l’assassinat barbare de Kadhafi. En effet, j’aurai pu faire comme beaucoup d’autres : disparaitre totalement, ou écrire à Rached, à Moncef et à Mustapha pour implorer leur pardon, et bien sûr m’excuser auprès du sacro-saint peuple. Or, j’estime que ces trois complices sont coupables de haute trahison et que c’est au peuple de s’excuser auprès de la Nation tunisienne et de la Nation arabe d’avoir non seulement anéanti la Tunisie, mais brisé quatre pays qui étaient souverains et paisibles : la Libye, l’Egypte, le Yémen et l’admirable Syrie.
T.S- Avez-vous subi des pressions ou des menaces ?
M.H- Non, j’ai plutôt subi des tentations et des offres. Ils ont bien essayé au début en fouillant dans mon compte en banque à Tunis. Ils s’attendaient à trouver des millions et peut-être même des milliards. Avec un débit de 3000 dinars, ils ont été bien déçus. Ils ont bien voulu marquer mon nom quelque part dans l’une de leurs nombreuses enquêtes postrévolutionnaires, ils ont vite désenchanté. Comme 78% des Tunisiens, le seul bien que je possédais est une maison à 65 Km de Tunis, pas encore totalement payée. En revanche, mon salaire en tant qu’ambassadeur à l’UNESCO était inférieur à celui de mon collègue éthiopien. En refusant six mois durant d’occuper le logement de fonction à Paris, préférant rester chez moi ici-même, j’ai fait économiser au Trésor public 75000 dinars. Plutôt que d’engager ne serait-ce qu’une femme de ménage à mon service, j’ai recruté des jeunes au service de la Délégation tunisienne à l’UNESCO.
T.S- De qui avez-vous reçu des offres ?
M.H- Quelques jours avant son retour en Tunisie, Rached Ghannouchi m’a envoyé un message très « fraternel » m’indiquant que « la page du passé est tournée, que nous avons été tous trompé par Ben Ali et qu’avec lui, je pourrais écrire une nouvelle page de l’histoire de la Tunisie ». Je lui ai répondu que la page nouvelle que je compte écrire est celle de la vérité contre le mensonge, du patriotisme contre la traîtrise ; que j’ai choisi de redresser la tête plutôt que de plier l’échine. En mai 2011, un ex-compagnon d’exil, très proche des qatraéliens, m’a invité à « penser à mon avenir et surtout à mes enfants et que nos frères du Qatar seront là pour me tendre la main ». L’année 2011-2012 a été pour moi d’une cruauté extrême mais je n’en suis pas mort. Aujourd’hui, je suis en paix avec ma conscience et je peux supporter mon regard dans un miroir, à l’inverse des opposants, de certains anciens ministres, de certains militants des droits de l’homme, de certains journalistes et de certains blogueurs qui ont afflué vers Tunis pour occuper des postes dans cette nouvelle Tunisie « libérée » de son indépendance et pour se remplir les poches, y compris en faisant du chantage sur des responsables politiques et hommes d’affaire de l’ancien régime. Dans mon livre de 2002, Carthage ne sera pas détruite, je ne me suis pas trompé sur ces canailles.
T.S- Puisque vous l’avez écrit dans votre livre La face cachée de la révolution tunisienne, nous savons que pendant les événements, vous avez eu Ben Ali au téléphone à deux reprises, que vous a-t-il dit ?
M.H- J’ai eu le président Ben Ali le 10 janvier 2011. Il m’avait appelé pour connaitre mon avis. Je lui avais dit ce que je pensais de cette crise et surtout comment il faudrait s’en sortir. Je l’avais supplié de ne plus tirer sur les manifestants et proposé six actions fortes. Il m’a assuré qu’il n’avait jamais donné d’ordre pour tirer à balles réelles sur la foule. Le 13 janvier au soir, déçu par son dernier discours, j’ai décidé de démissionner. Le 14 janvier vers 7h du matin, j’ai appelé le président pour l’informer que j’avais deux feuilles à lui envoyer par fax et que j’avais par conséquent besoin de son numéro personnel, n’ayant jamais eu confiance en son cabinet. Ben Ali n’était pas du tout inquiet, il m’a même surpris pas son calme et son optimisme quant à un dénouement heureux de la situation. Vingt minutes après avoir reçu mes deux feuilles, qui étaient au fait ma lettre de démission, il m’a rappelé et prié de ne pas le faire. Ben Ali m’a dit que la Tunisie était menacée par un grand complot dans lequel deux pays étaient impliqués, un pays occidental et un pays arabe. Il m’a assuré que les islamistes étaient derrière et que le POCT suivait bêtement. Il m’a dit que des agents étrangers manœuvraient sur le sol tunisien et que c’est eux qui ont tué les premiers manifestants. Plus important encore, il m’a dit qu’il allait révéler tout cela au peuple dans un dernier discours ce soir du 14 janvier. Il m’a prié de rentrer tout de suite à Tunis parce qu’il avait besoin de ma présence. Dans le doute, ne pouvant cautionner d’autres morts, j’ai fait le choix de démissionner. A 14h, il m’a rappelé sur mon portable et c’est Skander Khélil, à qui j’avais confié mon manteau et mon téléphone, qui lui a répondu puisque j’étais à ce moment là sur le plateau de BFM-TV. Croyant que c’est moi qui étais en ligne, il a ordonné que je rentre tout de suite à Tunis car la situation était très grave et que je devais d’abord récupérer un dossier important de notre ambassade à Paris. Skander Khélil lui a répondu que j’étais en studio à la télévision, il a alors tout de suite raccroché. Je n’ai jamais su à quel dossier il faisait allusion, mais je sais que je fais partie des rares personnes que Ben Ali a appelé peu de temps avant que les scélérats se chargent de le mettre dans l’avion.
T.S- Cela signifierait qu’à 14h, Ben Ali était encore au palais, qu’il avait toutes les données en main et qu’il comptait s’adresser aux Tunisiens à 20h. Quels sont selon vous ces deux pays impliqués et qui étaient ces tueurs étrangers ? Sont-ils les fameux snipers ?
M.H- Pour moi, et je n’ai aucun doute là-dessus, ces deux pays sont les Etats-Unis d’Amérique et le Qatar. Les tueurs qui ont tirés sur les manifestants sont en effet les premiers snipers. Un ami français, qui connait bien son métier, m’a dit qu’il y avait une quinzaine de professionnels en opération en Tunisie depuis le 1er décembre 2010. Ils étaient de nationalités différentes, dont des bosniaques, des polonais et des roumains munis de passeports norvégiens et suédois. Ces snipers étaient des mercenaires qui ont été recruté par une « entreprise » anglaise sous contrat avec le Qatar. Certains ont été arrêtés par nos forces de police et tout de suite après le départ de Ben Ali, ils ont été relâchés par l’armée sous les ordres du général Rachid Ammar, sous prétexte qu’ils étaient des touristes venus pour chasser le sanglier. Chasser du sanglier au mois de décembre dans un pays déjà à feu et à sang, en plein Tunis, circulant en voitures de location, avec un matériel bien sophistiqué : des fusils d’assaut équipés de jumelles optiques à infrarouge !!!
T.S- Ce que vous dites est très grave parce que cela laisse entendre que les snipers qui ont tué les premiers manifestants sont des mercenaires étrangers payés par le Qatar –les islamistes pourraient donc avoir un lien avec cette affaire-, que Rachid Ammar les a laissé quitter la Tunisie et que Ben Ali n’a jamais donné d’ordre pour tuer les manifestants.
M.H- C’est exactement ce que je dis et que j’affirme. Ben Ali, que je n’avais pas cru au départ, n’a jamais donné de tels ordres, ni à l’armée, ni à la police, ni à la garde présidentielle. J’ajouterai qu’il n’y avait pas que des snipers étrangers à avoir froidement abattu nos compatriotes. Il y avait aussi des tireurs d’élites, qui appartenaient à un corps de l’armée nationale et non pas du ministère de l’Intérieur. Je dis aussi que Rafik Haj Kacem et Mohamed Lamine El-Abed dont personne ne parle, sont absolument innocents. Je dis aussi que dans les faits, l’armée n’était pas sous le commandement de Ridha Grira mais de Rachid Ammar. Je dis que des militaires ont tué des policiers, comme d’ailleurs en janvier 1984. Quant à l’implication des islamistes, je n’ai aucune preuve pour l’affirmer mais rien ne m’étonne de ces gens là. L’histoire le dira.
T.S- Monsieur Haddad, vos révélations signifient que du début à la fin, la révolution tunisienne a été un complot. Il s’est bien passé autre chose à part ces faits très graves, des Tunisiens qui se sont réellement soulevés ?
M.H- Vous me semblez si surpris ! Vous croyez sincèrement qu’on peut faire une révolution avec des téléphones portables, des ordinateurs et quelques leaders cyberactivistes qui transmettent en temps réel les événements à Al-Jazeera, dont la moitié du staff stratégique, technique et rédactionnel était composée par des tunisiens islamistes ! Oui, c’est de cette manière qu’a commencé dans notre pays ce que vous appelez révolution. Le ressentiment social, la haine de certaines familles, la pauvreté et le chômage, la trahison de certains partis et organisations nationales ont fait le reste. Laissez-moi vous rappeler que le complot contre la Tunisie est une réplique exacte du complot contre l’Iran en juin 2009. Vous souvenez-vous de Neda Agha Soltan, une jeune de 27 ans abattue d’une balle entre les yeux, qui est devenue l’icône des émeutes que les Américains n’ont pas réussi à transformer en révolution ? Savez-vous qui l’avait abattue ? Un sniper d’origine bosniaque vivant à Londres. Il a été arrêté et exécuté à Téhéran avec deux autres complices. Comment ont commencé les émeutes en Iran ? Par la mobilisation des cyberactivistes. Plus proche de nous, le cas syrien, où les manifestations étaient au départ pacifistes. Mais cela n’était pas suffisant pour déstabiliser le régime, alors ont a envoyé des mercenaires payés par le Qatar pour cibler quelques manifestants et en faire endosser la responsabilité aux Chabbiha, comme ils disent. Mêmes procédés en Egypte et au Yemen. En fait, l’enjeu principal c’est que le sang coule pour galvaniser les manifestants contre leurs gouvernements et créer ainsi un processus irréversible qui bascule en anarchie, ensuite en révolution. Lisez les manuels de Feedom House et de l’Open Society et vous comprendrez mieux ce que je viens de vous dire.
T.S- Vous dites dans votre livre avoir rencontré votre collègue américain auprès de l’UNESCO, l’ambassadeur David Killion. Qui a demandé cette entrevue et dans quel but ?
M.H- Oui, je l’ai rencontré le 15 janvier 2011 et c’était à ma demande. Je voulais sonder ce collègue avec lequel j’avais d’excellents rapports, avoir ne seraient-ce que des bribes sur leur intention en Tunisie. Après lui avoir clairement fait entendre que j’avais l’intime conviction sur le rôle que son pays a joué dans la déstabilisation de la Tunisie, ce à quoi il a tout simplement répondu « vous avez tout à fait raison monsieur l’ambassadeur », je lui ai demandé « Pourquoi la Tunisie, les Etats-Unis sont un pays ami ? Votre administration était favorable à Kamel Morjane, qui devait assurer l’ouverture démocratique après le dernier mandat de Ben Ali ? ». Il m’a répondu, « C’est exact, la possibilité était envisagée, mais vous savez cher collègue, monsieur Morjane n’a pas toujours fait preuve de souplesse à notre égard, ni à Genève où je l’ai personnellement connu, ni lorsqu’il occupait de hautes fonctions au sein des Nations Unies ». Il ne m’apprenait rien sur la personnalité de Kamel Morjane, patriote et fils de patriote, mais j'en ai tout de suite déduit que leur plan de relève était les islamistes, comme en novembre 1987. Sans perdre mon sang froid diplomatiques, je lui ai dit que le pays de Bourguiba ne méritait pas une telle affliction. Détournant le regard en saisissant sa tasse de café, j’avais senti sa gêne. Je ne reproche pas à ce collègue de se plier à la Raison d’Etat de son pays, mais je reproche aux miens d’avoir bradé à vil prix les intérêts supérieurs de la Tunisie.
T.S- Qu’avez-vous fait par la suite ?
M.H- J’ai immédiatement informé Kamel Morjane, qui était mon ministre ainsi que Mohamed Ghannouchi. Persuadé que nos amis français ne comprenaient pas très bien ce qui se passait en Tunisie et qu’ils n’étaient pas encore au courant des intentions américaines, j’ai informé Henri Guaino, le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy. Je le connaissais déjà depuis 2005, grâce à Philippe Séguin auquel il doit sa carrière. Lorsqu’il m’a reçu à l’Elysée, je lui ai dit que la France et les Etats-Unis n’ont pas les mêmes intérêts en Tunisie et au Maghreb en général, que l’islamisme modéré est une imposture, que la Tunisie ne mérite pas de basculer dans l’islamisme, que tôt ou tard celui-ci finira par les affecter ici même en France, que les forces de progrès et les démocrates ont besoin du soutien de la France…Henri Guaino m’a dit qu’il partageait mon analyse, qu’il transmettrait à son président, mais que celui-ci était déjà sous l’influence de Bernard-Henri Lévy. C’est quelques semaines après que j’ai réalisé que la Libye était une cible franco-qatarie. Je sais maintenant que le plan de destitution de Khadafi dormait dans les tiroirs de l’Elysée depuis octobre 2010.
T.S- Et aujourd’hui, quelle est la position des Français par rapport à la situation en Tunisie ? Ils ne sont tout de même pas contents de voir les islamistes au pouvoir ?
M.H- Dans les relations internationales, les Etats n’ont pas d’amis mais des intérêts. Faisant fi des leçons de l’Histoire et du testament de De Gaulle, le gouvernement français pense pour le moment que l’intérêt de la France est dans la sous-traitance et le paquetage de la géopolitique anglo-américaine. On l’a vu en Libye, pays dont les médias n’évoquent plus les horreurs actuelles ; on le voit très clairement en Syrie où la France des droits de l’homme et de la laïcité soutient les forces de l’obscurantisme wahhabite et du terrorisme benladien. Se livrer avec autant de zèle à la destruction du seul pays laïc de la région où les chrétiens et les autres minorités sont des citoyens à part entière ; couvrir d’une cire droit-de-l’hommienne les futures génocides ! A travers la Syrie, c’est l’Iran qui est visée, et à travers l’Iran, c’est le rôle de la Russie et de la Chine qu’on veut contenir. Il s’agit d’une guerre par procuration qui a déjà fait des milliers de morts. Par rapport à la Tunisie, les Français jouent la realpolitik : on compose avec les nouveaux maitres de la Tunisie. Ce qui m’écœure le plus, ce n’est pas la position de l’Etat, qui est un monstre froid comme partout dans le monde, mais l’attitude de certains intellectuels et spécialistes du monde arabe qui, de manière pharisienne et intrinsèquement raciste, vous expliquent que l’islamisme traduit une culture « respectable » et que les Frères musulmans en Tunisie, en Egypte ou en Syrie ne sont pas si dangereux qu’on le croit. Nous verrons leur attitude lorsque l’islamisme frappera à leurs portes.
T.S- C’est une menace ?
M.H- Non, de la prospective. L’islamisme est une idéologie messianiste et universaliste. Il ne s’arrêtera pas à la rive Sud de la Méditerranée. Certains musulmans croient que par la baraka de Barack Obama, l’heure du triomphe de l’Islam et de la souveraineté d’Allah sur l’univers est arrivée. Je dis à mes amis Français d’y prendre garde et de mettre en accord stratégique leur politique étrangère et leur politique intérieure. La première finira tôt ou tard par avoir des conséquences désastreuses sur la seconde.
T.S- Nous arrivons au terme de cette interview et nous aimerions savoir ce que vous pensez de Ben Ali.
M.H- Les onze premières années de son règne, je me suis violemment opposé à sa politique inutilement répressive. De 2002 à 2011, j’ai défendu ce qui était défendable dans sa politique et critiqué ce qui était contestable. Réformiste et légaliste, je croyais à la démocratie par le gradualisme et par l’éducation, qui est le secret du développement des nations. Avec ce parcours d’opposant puis de rallié à l’Etat, je pense que Ben Ali a été un patriote qui a vaillamment servi la Tunisie, au sein de l’armée nationale, au sein du ministère de l’Intérieur et à la tête de l’Etat. Du point de vue patriotique, l’ensemble de la classe dirigeante actuelle n’arrive pas à la cheville de Ben Ali. Il a réussi à sauver le pays des comploteurs islamistes en 1987, mas il a échoué en 2011. En 23 ans de pouvoir, il a réussi à hisser la Tunisie en tête des pays émergeants, alors qu’il avait hérité en 1987 d’un pays en totale faillite économique. Il a préservé tous les acquis de l’ère bourguibienne, notamment le Code du statut personnel. Il a maintenu le cap sur la Modernité que le père de la Nation, Habib Bourguiba a tracé. Il a multiplié les universités, réalisé de grands projets en termes d’infrastructures et de superstructures. Il a résisté aux ingérences étrangères sous couvert d’atteintes aux droits de l’homme, mais à des fins d’utilitarisme mercantiliste et d’intérêts géopolitiques.
T.S- Et la corruption, et la pauvreté et le chômage ?
M.H- Sans doute, mais maintenant que les traitres et les mercenaires sont arrivés à leur fin et que la propagande islamo-gauchiste a produit ses effet, il va falloir établir le véritable bilan de l’ancien régime. Ce n’est pas ici que je vais le faire, mais sachez d’abord que vous ne trouverez nul par au monde un pays exempt de corruption. Selon le rapport 2009 de Transparency International, sur 180 pays, la Tunisie était classée 62eme. En 2010, la Tunisie occupait la 59eme place, c’est-à-dire meilleure classement que la Turquie, l’Italie, le Brazil, la Chine, la Thaïlande…Le dernier rapport de Transparency International (2012) classe la Tunisie révolutionnaire et puritaine au 75eme rang ! Dans les années quatre vingt, 38% des Américains vivaient sous le seuil de pauvreté. Selon les statistiques de 2010, 47 millions d’Américains vivent dans la pauvreté. Ne parlons pas de certains pays arabes, africains ou même européens, comme la Roumanie, le Portugal, la Grèce ou l’Espagne. Si au chômage, il y avait des solutions magiques, il n’y aurait pas 6 millions de chômeurs en France. Les démagogues ont persuadé les tunisiens qu’ils sont pauvres parce que l’ancien régime les a dépouillé, qu’il suffit de prendre aux riches et de donner aux pauvres, que c’est à l’Etat de créer des emplois, que Ben Ali entassait l’argent chez lui… En 2010, tous les indicateurs financiers et économiques de la Tunisie étaient au vert. Aujourd’hui, ils sont tous en berne, avec 1 million 200000 chômeurs. Ce n’est donc pas sur ces questions là que je blâmerai Ben Ali, qui a fait ce qu’il a pu avec les moyens d’un petit pays comme la Tunisie. Je lui reproche quatre fautes majeurs : il n’a pas été jusqu’au terme du processus démocratique- 2009, c'était le mandat de trop-, il a tué la liberté d’expression, il a laissé se métastaser le cancer de la corruption dont les Trabelsi étaient la figure emblématique, comme avant eux les frères Eltaïef, il n’a pas su garder comme alliés la gauche et les libéraux, qui sont allés renforcer les rangs de l’opposition islamiste.
T.S- Mais les islamistes ont toujours été majoritaires en Tunisie en cas d’élections véritablement démocratiques ?
M.H- Ce n’est pas tout à fait exact. Ce fut le cas sous Bourguiba avec un PSD essoufflé et une classe politique divisée par la guerre de succession. En 23 ans, Ben Ali avait réussi à éradiquer le cancer islamiste et pas seulement par la répression, comme on l’a souvent prétendu. La répression a duré quatre ans, de 1991 à 1995 et c’est le radicalisme de Ghannouchi qui en est responsable. Par la suite, l’éradication du cancer islamiste s’est faite progressivement, par les réformes sociales et économiques, par la réforme des manuels scolaires courageusement menée par le défunt Mohamed Charfi, par les différents mécanismes de solidarité nationale…En 2010, l’islamisme était déjà politiquement mort en Tunisie. Je peux vous assurer qu’il ne restait plus autour de Rached Ghannouchi qu’une trentaine de personnes, restés fidèles beaucoup plus par intérêt financier que par conviction idéologique. Quasiment tous les exilés étaient rentrés et dans les prisons, il ne restait plus de nahdaoui mais quelques dizaines de terroristes membres d’Al-Qaïda. Deux mois avant la « révolution du jasmin », Habib Mokni, avec plusieurs de ses fidèles, m’a demandé d’intervenir auprès de Ben Ali pour une réconciliation et un retour définitif en Tunisie. Je l’ai fait, comme pour tant d’autres islamistes ou non islamistes entre 2003 et 2009.L’islamisme était donc mort en Tunisie et c’est le Qatar et les USA qui l’ont ressuscité, en Tunisie et partout dans le monde arabe.
T.S- C’est notre avant-dernière question : pourquoi selon vous Ben Ali refuse t-il de parler et de dire certaines vérités comme vous venez de le faire avec nous ?
M.H- Parce que Ben Ali n’est pas exilé politique en terre sainte, mais prisonnier des Américains en Arabie Saoudite. Une prison dorée peut-être, mais privé de parole et de liberté de déplacement. Ce n’est évidemment pas le même destin que Saddam Hussein, qui a été emprisonné dans la base américaine de Doha avant son transfert et son exécution à Bagdad.
T.S- Quels sont vos regrets et comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ?
M.H- En janvier 2011, j’ai tout fait pour alerter mes compatriotes sur les périls qui les guettaient. Plutôt que d’être ambassadeur à l’UNESCO, éloigné de la Tunisie, je regrette de n’avoir pas été un général ou un colonel de notre glorieuse armée pour faire avorter le complot contre les Tunisiens et contre la souveraineté de mon pays. Comme souvent dans l’histoire des coups d’Etats et des révolutions téléguidées, Ben Ali a été trahi. Je regrette et je souffre de voir mon pays régresser jour après jour et d’assister au naufrage de tout un peuple. Je souffre de voir certains Etats étrangers se comporter en Tunisie comme dans un pays conquis. Il m’arrive souvent d’avoir honte d’être tunisien lorsque je vois les bédouins du Qatar nous dicter notre politique et s’approprier les fleurons de nos entreprises. J’ai honte de voir des idéologies d’un autre âge subvertir l’esprit de mes compatriotes et gangréner un corps social que Bourguiba a purifié du charlatanisme religieux. Pour l’avenir, je ne suis pas du tout optimiste. Nous étions en tête des pays émergeants, promis à un avenir démocratique après l’éclipse de Ben Ali. Nous sommes aujourd’hui à l’avant-garde des pays intégristes, promis à un avenir totalitaire. Notre futur dépendra du peuple tunisien qui a été lui-même trahi par son élite, et en qui vit et survit la volonté de demeurer libre, moderne et souverain chez lui. Le redressement de la Tunisie ne se fera pas sans la résurrection du nationalisme tunisien, celui d’Abdelaziz Thaalbi, d’Habib Bourguiba, de Salah Ben Youssef, d’Ali Belahouane, de Farhat Hached, de Sliman Ben Sliman, de Tahar Sfar…Pour moi, la Tunisie est sortie des entrailles du bourguibisme et tant qu’elle n’y reviendra pas, elle sera un enfant adultérin.Mon dernier regret porte sur cette élite intellectuelle qui s’est transformée en théoricienne de la « révolution ». Des professeurs de droits, d’histoire, de sociologie, de sciences politiques se sont mis à expliquer aux Tunisiens que leur révolution est inégalable et que les islamistes sont plus patriotes et plus honorables que les destouriens et les grands commis de l’Etat. L’Histoire pardonnera aux ignorants leur ignorance, mais ne pardonnera jamais aux savants leur indigence. Bientôt, lorsque les armes vont parler, cette élite embourgeoisée regagnera sa tanière, où elle a hiberné 23 ans durant. Il ne restera plus alors que les irréductibles, ceux pour lesquels l’honneur de la Tunisie est plus précieux que leur vie. Dans ce combat ultime, j’y serai… si Dieu me prête vie.
Propos recueillis par Karim Zmerli, Lilia Ben Rejeb et F.B
Lire aussi : deuxième partie de l'entretien.
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