" Si l’Algérie est arabe pourquoi l'arabiser
et si elle n'est pas arabe pourquoi l'arabiser " ?
Kateb Yacine
Périodiquement remobilisée en Algérie depuis
l’Indépendance, l’arabisation est tout d’abord un discours, légitimant celui
qui s’en empare par le mythe nationaliste des origines. Quant à ses
réalisations concrètes, elles sont, au delà de questions identitaires bien
réelles, le fruit d’un rapport de force sans cesse renégocié entre groupes
linguistiques, que la hiérarchisation des langues approche ou éloigne du
pouvoir.
Cinquante ans après l’Indépendance, les résultats de
l’arabisation en Algérie, c’est-à-dire l’ensemble des politiques linguistiques
mises en œuvre depuis l’Indépendance en faveur de l’arabe moderne standard,
sont incontestables. La majeure partie de la population en a une maîtrise au
moins passive (lecture, écoute), si ce n’est active, comme en témoigne par
exemple la popularité croissante des chaînes de télévision arabophones.
Toutefois, en dehors même des quelque 20 à 30% de berbérophones, la population
connait une situation de diglossie entre, d’une part, cet arabe standard
international appris à l’école, et d’autre part l’arabe dialectal, parlé
quotidiennement ; ces deux « variétés » de l’arabe ne se sont
rapprochées l’une de l’autre sous l’effet de la scolarisation que de manière
partielle. Surtout, et bien que cible proclamée des politiques linguistiques
algériennes, le français est loin d’avoir perdu toute position dans la société,
sa place dominante dans l’économie en particulier n’ayant été que bien peu
remise en cause. On pourrait donc, en un premier sens, parler de l’arabisation
comme d’un mythe dans la mesure où ses réalisations ne sont pas à la mesure de
son programme.
Ce serait cependant figer bien abusivement dans sa
définition radicale une idéologie politique investie depuis cinquante ans de
valeurs et de fonctions très différentes. On ne saurait concevoir la politique
linguistique algérienne comme le projet uniforme et la réalisation continue
qu’elle présente d’elle-même, mais bien plutôt comme le fruit de négociations
permanentes entre élites politiques, économiques et culturelles pour obtenir ou
conserver à leur groupe linguistique une place dominante dans la société. Aussi
bien, c’est moins à travers ses résultats qu’en tant que discours que l’on peut
penser le caractère mythique de l’arabisation : il renvoie en effet aux
fondements de la nation, et permet, par sa radicalité de façade, de relégitimer
régulièrement le pouvoir dans son identité anticolonialiste, démocratique,
panarabiste et islamique, en désignant les ennemis extérieurs comme intérieurs.
À l’occasion du Cinquantenaire de l’Indépendance algérienne, cette réflexion
sociologique et politique sur l’histoire de l’arabisation tente ainsi
d’éclairer, au-delà des proclamations idéologiques, les enjeux de pouvoir
inhérents à toute politique linguistique.
La langue arabe comme mythe national
Fondée en 1931, « l’Association des Oulémas
musulmans algériens » [1] reprend
à son compte la formule d’Abdelhamid Ben Badis, « L’Islam est notre
religion, l’arabe notre langue, l’Algérie notre pays. » Or, comme dans
toutes les revendications identitaires nationalistes qui ont éclaté depuis le
XIXème siècle, la revendication de l’arabe comme langue nationale algérienne
n’a rien d’une évidence. La période coloniale voit en fait émerger un discours
nationaliste construisant l’arabe moderne standard comme langue de la nation en
lutte.
Il n’est que de considérer les 8 à 10 millions de
berbérophones (ou « tamazightophones ») pour se convaincre du fait
que l’arabe moderne n’est, pas plus qu’une autre, la langue
« naturelle » de la « nation » algérienne telle qu’on
l’entend habituellement. Mais bien plus, l’unité factice du nom confond
différentes variétés d’arabe : l’arabe classique, langue issue du Coran et
utilisée par l’élite arabo-musulmane pendant douze siècles ; l’arabe
moderne standard, normalisé au XIXème siècle à partir de l’arabe classique par
les intellectuels de la Renaissance arabe (Nahda) du
Proche-Orient ; et le dialecte dit algérien, vernaculaire variant d’une
région à l’autre et utilisé quotidiennement. Le coup de force identitaire
paraît d’autant plus important que pour la population illettrée de la première
moitié du siècle la compréhension de l’arabe littéral (moderne ou classique)
était impossible.
A la manière de Herder [2] et
du nationalisme européen du XIXème siècle, les nationalistes arabes algériens
ont postulé un lien génétique entre les deux variétés constituant la
traditionnelle diglossie entre variété haute (arabe littéral) et variété basse
(arabe dialectal) de la langue en question. Comme son nom l’indique en arabe (dârija, lié à l’idée de degré), le dialecte est pensé
comme l’altération, la dégradation d’une
langue pure, claire (fus’ha, qui désigne l’arabe classique). Ce mythe d’une
origine linguistique commune à des peuples aujourd’hui séparés comme après
Babel se retrouve dans tous les traités scientifiques du XIXème et du début du
XXème siècle, par exemple dans les recherches sur l’indoeuropéen et l’aryanisme [3].
Dans le cas de l’arabe, les spéculations historiques rejoignent des
préoccupations religieuses, puisque la langue originelle est aussi langue de la
Révélation du prophète Mohamed. Il s’agit donc de purifier la langue parlée de
ses emprunts au berbère et au français, accidents de l’histoire permis par le
laisser-aller de la « masse abjecte » [4],
pour retrouver la « vraie » langue arabe. On voit à quel point cette
construction de l’arabe comme langue nationale algérienne est liée à une
construction de l’histoire de la nation, censée commencer lors de la conquête
arabe au VIIe siècle et s’approfondir avec les invasions des tribus Beni Hilal
au XIe siècle, apportant la langue en même temps que la religion.
Cependant, certains linguistes actuels tels qu’Abdou
Elimam [5] avancent
que le vernaculaire actuel aurait un substrat non arabe mais punique, langue
des antiques Carthaginois, langue sémitique également. Derrière la polémique
scientifique, ce sont bien des enjeux politiques qui se jouent, car, affirmant
cela, Abdou Elimam débaptise la langue parlée « d’arabe dialectal »
pour lui préférer le terme de « maghribi » (langue du Maghreb) ;
et rompt du même coup le lien mythique entre langue parlée et langue arabe
classique ou moderne, tissé par les nationalistes musulmans et panarabes :
c’est l’identité arabo-musulmane de l’Algérie qui est en question. Il ne s’agit
pas ici de prendre position dans ce débat, mais de montrer que les propositions
linguistiques sont récupérées dans le sens d’idéologies identitaires ; et
que l’arabe comme langue nationale algérienne, partagée par l’ensemble de la
population, est autant une construction que dans toutes les autres
configurations nationalistes.Si cette construction identitaire a pu porter ses
fruits, ce n’est pas seulement en raison de la tradition, antérieure à la
pensée nationaliste, de confusion entre les variétés dialectale et littérale de
l’arabe ; confusion favorisée par le statut prestigieux de cette dernière,
langue de la Révélation ou encore du panarabisme dont Nasser portait alors haut
les couleurs. C’est aussi parce qu’elle symbolisait « l’autre » du
colonisateur. L’arabe, du fait de son statut particulier de langue religieuse
et écrite, avait été l’objet de toutes les attentions inquiètes de
l’administration coloniale, qui alla jusqu’à la déclarer « langue
étrangère » en 1938 [6].
Elle pouvait dès lors, par métonymie avec l’islam, se constituer comme
« patrie de référence identitaire » [7].
C’est pourquoi l’on assiste au paradoxe de non-arabophones défendant l’arabe
comme langue nationale. Certains berbérophones peuvent ainsi formuler leurs
revendications en arabe standard ; ou certains écrivains francophones,
s’estimant traîtres à la nation, voire « aliénés » (Kateb Yacine),
tenter d’écrire dans une langue qu’ils n’avaient pas apprise (Assia Djebar),
voire arrêter d’écrire (Malek Haddad). Rares sont en effet les expériences
littéraires en langue maternelle (arabe dialectal ou tamazight) en dehors de
celles de Kateb Yacine.
Ce rejet du français fait débat au sein même du
mouvement de Libération. Ainsi tel dirigeant du GPRA déclarait, « il nous
faut être réalistes et considérer que la langue n’est qu’un véhicule, un
matériel pour exprimer les idées » [8],
et prônait par là le maintien du français en Algérie, langue de la majeure
partie des élites. Mais à la question que lui auraient posée les colonisateurs
de gauche, « pourquoi ne pas continuer à utiliser les langues occidentales
pour décrire les moteurs ou enseigner l’abstrait », c’est-à-dire
promouvoir un bilinguisme à l’indépendance, le Tunisien Albert Memmi répondait
dans Portrait du colonisé :
Là encore, pour le colonisé,
il existe dorénavant d’autres urgences que les mathématiques et la philosophie
et même que la technique. […] [Le colonisé] ira jusqu’à s’interdire les
commodités supplémentaires de la langue colonisatrice ; il la remplacera
aussi souvent et aussi vite qu’il pourra. Entre le parler populaire et la
langue savante, il préférera la savante, risquant dans son élan de
rendre plus malaisée la communication recherchée. L’important est maintenant de
reconstruire son peuple, quelle qu’en soit la nature authentique, de refaire
son unité, de communiquer avec lui et de se sentir lui appartenant. […] Il
s’interdira l’usage de la langue colonisatrice, même si toutes les serrures du pays
fonctionnent sur cette clef ; il changera les panneaux et les bornes
kilométriques, même s’il en est le premier embarrassé.
Il préférera une longue période d’errements pédagogiques plutôt
que de laisser en place les cadres scolaires du colonisateur […] Ainsi il ne
devra plus rien au colonisateur, il aura définitivement brisé avec lui. [9]
On est surpris du caractère prémonitoire de ces pages
quant à la préférence donnée à la rationalité identitaire par rapport à la
rationalité économique pour la politique linguistique algérienne. Le choix de
l’arabe comme langue nationale peut être vu comme un choix en négatif par
rapport à la langue française, et donc aussi paradoxalement un choix par
imitation (il faut également à l’ex-colonisé une « langue savante »).
Aussi n’est-ce pas tant parce qu’il était peu diffusé dans la population algérienne
que le français n’a pas pris la place de « langue officielle
associée » qu’a conservé l’anglais en Inde : l’arabe standard n’était
pas plus parlé. C’est plutôt que l’arabe était parvenu à devenir un emblème
national, même chez certains de ceux qui ne le parlaient pas. Et peut-être
aussi du fait de la faiblesse relative de l’opposition berbérophone, qui
n’avait pas, face à l’arabe, la force numérique des Tamouls face à l’hindi [10].
Or ce sont précisément les rapports de forces entre locuteurs des trois
principales langues d’Algérie qui permettent de rendre compte de l’histoire de
l’arabisation, loin du mythe d’un programme unitaire et consensuel.
Du mythique au politique : L’arabisation, une
méthode de pouvoir
Sans chercher à la minorer, on peut tout de même
affirmer que la conviction idéologique selon laquelle l’arabe standard devait
remplacer comme langue nationale un français aliénant ne permet pas seule de
rendre compte des politiques linguistiques post-coloniales. Les enjeux de
pouvoir doivent également être analysés, tant la hiérarchisation linguistique
assure aux différents groupes de locuteurs des positions sociales
différentes : à l’intérieur, une politique linguistique telle que
l’arabisation est en effet, au moins à court terme, un outil d’exclusion de
ceux qui ne parlent pas la langue promue.
Pendant la guerre d’Indépendance, les clivages du
mouvement indépendantiste sont moins linguistiques ou ethniques que relevant de
la question de la religion, et surtout de la conception de la « révolution
nationale ». Lors de la « crise berbériste » de 1949 [11],
ces « berbéristes » étaient certes pour beaucoup des Kabyles, mais
ils se distinguaient moins par un programme de promotion de leur langue que par
leurs positions laïques et en faveur d’une lutte armée rapide ; Hocine Aït
Ahmed, par exemple, avait obtenu la création de l’Organisation Spéciale en
1947. Les proclamations de Messali Hadj en faveur du panarabisme peuvent donc
se comprendre autant comme une manière de se concilier les faveurs de la Ligue
arabe et de Nasser, ou celles des Oulémas qui demandent l’arabisation, que de
ne pas se laisser déborder par ces activistes. La mise en avant de l’arabe est
autant idéologique que stratégique, pour les exclure en tant que laïcs non
arabophones et les stigmatiser comme « berbéro-matérialistes ».
On peut expliquer cette situation par des facteurs
conjoncturels, comme l’émigration qui a amené nombre de Kabyles à être proches
des communistes du fait de leur exil prolétarien en France (mais c’était
également le cas de Messali Hadj) ; il faut aussi souligner la méfiance
que les « politiques kabyles » de la France avait pu susciter chez
ceux qui en étaient exclus [12].
On pourrait développer de semblables analyses à propos des débats autour de la
plateforme de la Soummam. Le rejet politique progressif des Berbères pendant la
guerre n’est donc pas lié uniquement à leur caractère berbère : il
s’explique bien plus par des considérations politiques autres (la religion,
l’activisme révolutionnaire) ; qui peuvent être interprétées également
comme des discours objectivant des enjeux de pouvoir personnels aux plus hauts
niveaux du mouvement indépendantiste (Ferhat Abbas, Messali Hadj, Hocine Aït
Ahmed, Ahmed Ben Bella...).
Le développement de la doctrine de l’arabisation
pendant la guerre d’Indépendance n’est donc pas à interpréter uniquement comme
un rejet du français par des francophones qui se seraient tous sentis
« aliénés » par cette langue [13] ;
mais aussi comme un moyen pour certains de rejeter des rivaux idéologiques et
des concurrents politiques pour le leadership du mouvement nationaliste. Par la
suite, bien loin d’être une réalisation progressive et uniforme, la politique
d’arabisation suit les aléas de la vie politique algérienne, et des enjeux de
pouvoir qui lui sont liés : elle fait l’objet de négociations perpétuelles
entre élites pour la conservation ou l’octroi du pouvoir économique et/ou
politique. Ainsi, alors que la présidence de Ben Bella, formée de
fonctionnaires francophones de la gauche laïque, avait peu entrepris en termes
de politiques linguistiques pro-arabe, le coup d’État de Boumédienne
s’accompagne de mesures véritables en faveur de l’arabisation. Au-delà de
sincères sympathies idéologiques, puisque il avait été formé lui-même à la
Zitouna de Tunis et à Al-Azhar du Caire, sa politique linguistique permet par
la même occasion d’exclure une partie du personnel politique proche du
président qu’il avait fait chuter (au profit, entre autres, des membres de
l’Association des Oulémas Musulmans Algériens et de leurs élèves).
Il est intéressant de noter toutefois qu’à la fin de
sa présidence Boumédienne nomme au ministère de l’éducation Mostefa Lacheraf,
partisan du bilinguisme français-arabe, et connu pour ses positions très
critiques envers la politique linguistique entreprise jusqu’alors. C’est que la
politique d’arabisation en Algérie doit être comprise comme une négociation
permanente entre, d’une part, les pressions des arabistes, qui ont pour eux le
discours considéré comme légitime de la lutte nationaliste et égalitariste que
nous évoquerons par la suite ; et d’autre part les nécessités économiques
d’une « classe-État [14] »
qui fonctionne en français en son propre sein, mais également pour les besoins
de son commerce et celui des autres dominants économiques du pays.
En effet, pendant les années de guerre, la France
s’est mise à former en français de manière accélérée un nombre considérable de
fonctionnaires musulmans (100 000) [15],
pour lesquels l’arabe standard est presque une langue étrangère. Cette
administration francophone a été pour beaucoup dans le maintien, pragmatique,
du français dans l’administration de l’Algérie nouvellement indépendante, et
ce, par la force de l’inertie, jusqu’à aujourd’hui. Du fait de la relative
lenteur de l’arabisation, de nombreux cadres politiques et économiques
continuent à être formés en français dans les années 1970. L’ouverture à
l’économie libérale à la fin des années 1980, et surtout depuis les années 2000
(fin de la guerre civile), a permis un retour idéologique du français comme
langue du développement économique (à la manière de l’anglais en Inde à partir
des années 1990). Par ailleurs les relations avec la France ne peuvent être
négligées dans ce contexte, puisque les relations économiques entre les deux
pays sont extrêmement étroites. L’impérialisme économique français a besoin de
voir se développer la francophonie en Algérie, qui contribue à maintenir le
pays dans son orbite économique ; le pouvoir algérien y est également
favorable, puisque pour assurer leurs positions, les intérêts français
acceptent de verser des commissions, d’après le système de la « Françalgérie »
que décrit François Gèze [16].
On peut également interpréter l’introduction de l’anglais dans le système
scolaire en 1996 comme une manière, certes de moins faire dépendre son économie
de la France en essayant d’attirer les capitaux américains qui se concentrent
au Maroc [17] ;
mais également de faire pression sur la France pour conserver son soutien
tacite dans la violence anti-terroriste, et le système des commissions, en la
menaçant par là de se détourner de son économie.
L’arabisation progressive de l’Algérie, en tant que
planification rationnelle commandée par des impératifs idéologiques, est, en ce
sens, un mythe. Elle est bien plutôt le fruit de négociations perpétuelles au
sommet du pouvoir entre des groupes adverses afin d’accéder ou de rester en
position de domination, et entre le pôle économique acquis au français, et le
pôle politique plus favorable à l’arabe. Selon Lahouari Addi, « à
réfléchir, il n’y a pas de concurrence entre l’arabe et le français en Algérie,
il y a néanmoins concurrence entre groupes formés en arabe et groupes formés en
français pour le contrôle des postes dans l’État rentier » [18],
c’est-à-dire entre les « francisants » et les
« arabisants ». Nous dirions plus exactement que si l’arabisation a
permis à des élites formées plus en arabe qu’en français d’accéder à des postes
à responsabilité, elle a marginalisé non pas tant les francophones que ceux qui
n’ont pas été formés en arabe, entre autres donc certaines élites kabyles (mais
pas uniquement), qui continuent toutefois, par leur maîtrise du français, à
tenir une partie de l’économie [19] (elle
se fait encore en français pour sa partie la plus rentable). On pourrait ainsi
dire que le résultat de ces négociations est une arabisation partielle de
l’Algérie, puisque seul le bilinguisme arabe-français permet d’accéder au
pouvoir politique comme économique.
L’arabisation, discours mythique nationaliste et
égalitariste
Mais au-delà de ses applications concrètes,
l’arabisation est avant tout un discours. Chargée de symboles, la langue arabe
permet de relégitimer le pouvoir du FLN en donnant des gages de nationalisme et
d’égalitarisme : proclamer sa promotion suffit à rappeler l’origine
mythique de la société et de l’État algériens, c’est-à-dire la lutte
anticolonialiste de laquelle ils sont censés être issus.
Tenu paradoxalement par des élites formées pour la
majeure partie en français et non en arabe, le discours d’arabisation peut en
effet se comprendre comme une manière de légitimer le nouveau pouvoir auprès de
la population « arabophone » acquise à ce symbole de la lutte pour
l’Indépendance. Ainsi Ben Bella déclarait le 1er novembre 1962 « Notre
langue nationale, l’arabe, va retrouver sa place ». Or les faits
contredisent ce discours, pourtant repris dans la Constitution. Les mesures
d’arabisation sont quasi nulles durant la présidence de Ben Bella, qui signe au
contraire de multiples accords de coopération, en particulier éducatifs, avec
la France. La popularité du discours d’arabisation, toujours lié à ceux de la
Révolution et de l’islam, butte sur le pragmatisme qu’Albert Memmi refusait de
voir dans le texte cité plus haut.
Par ailleurs l’arabisation permet d’invoquer l’image
du Français comme ennemi extérieur, ou du Berbériste comme ennemi intérieur,
contre l’unité nationale durement acquise lors de la guerre de Libération. Mais
avec la surenchère islamiste dans le sens de la politique d’arabisation, la
légitimation du régime par la politique linguistique se fait plus complexe, car
il ne pouvait se permettre de s’aliéner plus encore le soutien kabyle
farouchement anti-islamiste. Dénoncé par le FIS et les GIA comme le Hizb Fransa, le Parti de la France, le gouvernement est
contraint de donner des gages d’anticolonialisme et d’unité nationale,
notamment par la loi de généralisation de l’arabe en 1992, repoussée plusieurs
fois avant d’être appliquée en 1998.
Toutefois, dans le même temps, le pouvoir est
contraint de prendre des mesures en faveur du tamazight (berbère) en 1995, puis
en 2002 où il entre dans la Constitution comme « langue nationale »
(mais pas officielle). Par ailleurs, une fois le danger islamiste éloigné, le
président Bouteflika, dont on évoque volontiers l’attitude
« décomplexée » vis-à-vis du français [20],
prend des mesures en faveur de cette langue : l’enseignement du français
est réintroduit dès la deuxième année scolaire, et les accords de coopération
avec la France pour la formation des professeurs sont renforcés. Ceci pourrait
montrer que le discours de légitimation nationaliste que constituait la
politique d’arabisation tendrait à s’essouffler, d’une part du fait de la
progressive reconnaissance des revendications imazighen (berbères), et d’autre
part parce que la lutte anti-française se trouve désormais moins porteuse que
la lutte antiterroriste. Malgré cela, le discours anti-français continue à être
réactivé, comme à l’occasion de la loi de 2005 sur le rôle positif de la
colonisation française en Afrique du Nord, et surtout lors de la fermeture des écoles
privées francophones (illégales) en février 2006, pour causes de
« déviation linguistique », d’« antinationalisme » et
d’ « errements francisants » [21].
Dans la mesure où les écoles kabyles ont été les plus hostiles à cette mesure,
elle a permis de revivifier l’image de l’ennemi national intérieur (le Kabyle
autonomiste) et extérieur (le Français).
Alors que la colonisation était fondée, entre autres,
sur une hiérarchisation des langues, couplée à la rétention de la langue
dominante (puisque seule une minorité de la population, à l’exception notable
de la Kabylie, a eu accès au français [22]),
l’idéologie de l’arabisation contenait en elle l’idée d’égalité, au sens de
démocratie, comme au sens d’égalité linguistique des chances à la promotion
sociale.
Or, on l’a vu, cette croyance était fondée, non
seulement sur l’oubli des langues berbères, mais également sur la confusion
entre arabe dialectal et arabe littéral. En outre l’assimilation totale de la
population, qu’elle parle arabe dialectal, berbère, ou français, par l’arabe
standard (alors que le même processus d’assimilation à la langue du pouvoir a
pris des siècles dans les États-nations européens) a longtemps buté sur un
enseignement défectueux. Celui-ci a souffert dans les premières années d’un
manque criant d’enseignants (ce qui explique en partie, comme au Maroc, le
maintien de l’enseignement en français), puis d’une pédagogie médiocre :
les Syriens, et surtout les Egyptiens recrutés, appliquèrent à l’enseignement
de l’arabe la pédagogie traditionnelle d’apprentissage par cœur du Coran, que
certains jugèrent peu efficace [23].
En 1991, on comptait en tout cas 800 000 élèves de 16 ans qu’on a appelé
des « bilingues analphabètes » [24]. Cet enseignement défectueux
n’a donc pas contribué à supprimer la diglossie traditionnelle, ou du moins à
conjoindre bilinguisme et diglossie sur l’ensemble de la population, quand bien
même de véritables progrès aient été accomplis dans l’enseignement de l’arabe
standard depuis les années 1980.
Par ailleurs, comme on l’a déjà noté, on observe une
disjonction entre la place conférée progressivement à la langue arabe par le
pouvoir et son importance sociale réelle. En d’autres termes, l’arabisation a
été bien plus lente dans la fonction publique, du fait de l’inertie du
personnel en place [25],
que dans l’éducation. Aussi la fin des années 1980 et le début des années 1990
voient-elles la première génération d’élèves formés exclusivement en arabe
(malgré les cours de français que tous suivent
également) entrer sur un marché du travail incapable de l’absorber, en
particulier après les « ajustements structurels » imposés par le FMI.
La crise islamiste des années 1990 peut donc se comprendre en partie comme une
« lutte de classes linguistiques ». Les djihadistes se sont recrutés
dans le prolétariat fraichement issu de l’exode rural (Mohamed Benrabah parle
de 60% d’analphabètes de 18-22 ans chez ceux-ci [26])
mais aussi dans la jeunesse sans emploi scolarisée en arabe, voire diplômée des
filières universitaires arabisées (humanité, droit, religion...). Les victimes
du terrorisme furent ainsi parfois liées à la profonde frustration scolaire et
linguistique de ces djihadistes : entre 1992 et 1995 par exemple, 100
enseignants ont été assassinés, 815 écoles détruites, de nombreux intellectuels
francophones assassinés (comme Tahar Djaout). Selon Hafid Gafaïti, l’exigence
formulée par ces nouveaux islamistes d’une application entière de l’arabisation
doit être comprise « comme un pur dispositif d’accès à ces emplois plus ou
moins monopolisés par leurs coreligionnaires francophones. » [27]
Il ajoute : « Parce que la francophonie a
été associée dans l’esprit populaire au pouvoir élitiste, oppressif, et
illégitime du gouvernement, l’élite francophone a essayé d’étendre sa propre
vie en invoquant un faux populisme fondé sur l’arabisation. » [28].
Ce populisme du gouvernement conduit à un paradoxe remarquable : la
poursuite de l’arabisation par le président Zeroual sous la pression des
islamistes a permis en fait de renforcer la domination de l’élite algérienne en
phase avec l’économie réelle qui fonctionne en français. Comme l’écrit Gilbert
Grandguillaume, « l’hypocrisie sociale de la couche dirigeante était
devenue manifeste : utilisant le français pour son pouvoir et sa
reproduction, elle prônait l’arabe pour les autres, les condamnant de ce fait à
la marginalisation par rapport au fonctionnement réel du pays [29] ».
De fait, la couche dirigeante est désormais au moins
bilingue (arabe standard/français). Même parmi les concepteurs de
l’arabisation, nombreux sont ceux qui cherchent et trouvent les moyens
d’enseigner à leurs enfants le français, malgré les mesures de plus en plus
restrictives pour son apprentissage [30].
Alors qu’en 1988 la Mission culturelle française est interdite aux Algériens et
aux couples mixtes [31],
et que l’on vote à plusieurs reprises une loi de généralisation de l’arabe
(1992-1998) qui n’est d’ailleurs pas strictement appliquée dans les faits [32],
de nombreux lycées privés francophones s’ouvrent dans une illégalité encouragée
(avant d’être rappelés à l’ordre ou fermés en 2006 comme on l’a vu). Le lycée
Descartes, déplacé d’Alger et rebaptisé lycée Bouâamama, continue en étant
moins visible à former la future élite politique, économique et en partie
intellectuelle d’Algérie ; et les études supérieures se poursuivent au
besoin à l’étranger, en Tunisie ou en Europe [33] pour
les filières arabisées en Algérie.
Paradoxalement donc, au lieu de contribuer à
l’égalisation politique et sociale, l’arabisation, partielle par manque de
moyens et de volonté politique, a permis dans les faits la reproduction d’une
élite politico-économique bilingue. Le discours d’arabisation est donc bien un
discours mythique au sens où il confère une légitimité au pouvoir quelle que
soit l’application effective de lois parfois contradictoires.
Conclusion
Revenir, cinquante après l’Indépendance, sur
l’idéologie et la politique d’arabisation en Algérie permet de prendre quelque
distance avec une représentation de celle-ci comme production idéologique par
elle-même légitime, pure de toute stratégie, et aux applications systématiques.
Pas plus que dans une autre construction nationale la politique linguistique
algérienne ne relevait de l’évidence. Faire de l’arabe moderne standard la
langue nationale s’appuyait sur une construction identitaire nécessairement
contestable ; et qui n’a pas manqué d’être contestée, après une décennie
d’union nationale autour de la figure charismatique de Boumédienne, par les
élites formées en français, par les partisans du dialectal comme langue
nationale, et par les mouvements berbéristes puis imazighen à partir des années
1980. À ce mythe d’une essence arabe ou arabophone des Algériens s’ajoute l’illusion
rétrospective de l’arabisation comme un processus régulier issu d’une idéologie
clairement affirmée et consensuelle. Celle-ci ne résiste pas à l’analyse
puisque, bien au contraire, la politique linguistique est soumise aux aléas de
négociations permanentes entre les différentes élites : elles maintiennent
ou modifient ainsi une hiérarchisation linguistique qui conditionne le pouvoir
économique ou politique des différents groupes de locuteurs. La situation
relativement défavorable des berbérophones ne s’explique pas uniquement par des
considérations identitaires, mais également par des enjeux de pouvoir, qui
défavorisent non pas tant les francophones que les non-arabophones. Bien plus,
l’arabisation est un mythe au sens où il s’agit d’un discours des origines,
refondant régulièrement la légitimité du pouvoir dans ses sources de lutte
anticoloniale, c’est-à-dire nationaliste, unitaire, et égalitariste. Discours
en bonne partie populiste, il n’affecte pas l’éducation des élites algériennes
qui peuvent contourner les règles générales pour continuer à se former dans les
deux langues. Encore périodiquement réactivé et efficace auprès de certaines
populations, ce discours mythique semble toutefois avoir perdu de sa force et
donc de son usage devant la contestation identitaire amazigh et le
développement de l’idéologie économique libérale favorable au français.
Rachid Mohand Mestiri :
RépondreSupprimerAu lendemain de l'indépendance, mon père qu'on pressait d’acquiescer à l'arabasition de l'enseignement avertissait :
Il faudrait avant toute chose s'assurer que les manuels scientifiques et techniques soient disponibles en arabe, ce qui représentera un énorme budget pour les traductions, encore faudra-t-il trouver les traducteurs compétents, sans oublier les éditeurs.
LE MINISTÈRE DE L'EDUCATION NATIONALE TOMBE DANS L'ESCARCELLE DES PAN-ARABISTES ...
RépondreSupprimerQue peut-on attendre du pan-arabiste Mohamed El Hamdi, si ce n'est une arabisation à marche forcée de l'enseignement ?
Ces pan-arabistes ont-ils tiré des leçon de la bêtise du FLN d'avoir arabisé à tout va; et de l'échec de leur politique "arabisante" ? Au point de produire des générations qui ne maîtrisent ni l'arabe ni le français et encore moins le berbère pourtant langue d'origine du pays !
La Tunisie est prise en otage par les pan-islamistes et leurs acolytes pan-arabistes !!!
Vivement la troisième République.