Journaliste
Depuis samedi, l’Assemblée
constituante vote la Constitution au pas de course, dans une ambiance exaltée
par l’importance historique du moment. Les votes consacrent les compromis
élaborés au cours de plusieurs mois de débats passionnées, notamment autour des
questions liées à la place de l’islam, à la définition des libertés ou à
l’égalité hommes-femmes.
L’opposition a obtenu des
avancées réelles, mais l’ensemble du texte est traversé par les tensions qui
n’ont été résolues que grâce à des ambivalences qui permettent à chacun de
retrouver ses positions dans un texte dont la portée véritable sera construite
par la manière dont les futurs législateurs, la Cour constitutionnelle et les
juges l’interpréteront.
Au-delà de l’enthousiasme
suscité par l’absence ou l’absence de quelques mots fétiches – charia, égalité
concernant hommes et femmes –, il faut faire l’effort d’entrer dans la
subtilité du Droit et des liens qui combinent les articles les uns aux autres,
pour mieux mesurer la portée globale de la future Constitution tunisienne. Sans
oublier qu’à ce stade elle est encore inachevée.
Le choc des
peurs
La définition du régime
politique est évidemment la vocation première d’une Constitution (les chapitres
relatifs aux pouvoirs n’ont pas encore été débattus en plénière). Mais les
débats les plus enflammés concernent les parties du texte où il est question de
références identitaires, de la place de la religion, des droits et libertés.
Dans ces dispositions se sont
rejouées destensions récurrente de la société tunisienne, entre projet de
modernisation par l’Etat et ancrage dans les valeurs arabo-islamiques. Un débat
réactualisé par le succès électoral d’Ennahdha qui a fait campagne sur le
retour à la primauté des normes religieuses.
La détermination à vouloir
graver dans le marbre constitutionnel des sujets qui relèveraient davantage de
la loi, la virulence des controverses, révèlent le choc des peurs : d’un
côté peur de voir le champ des libertés réduit par l’hégémonie de la norme
religieuse, les acquis des femmes remis en cause, de l’autre peur d’une
déliquescence des repères sociaux, de dépossession symbolique, de déclassement
civilisationnel aux profit de normes importées, sur fond de prolongement de la
violence d’Etat contre la pratique de l’islam.
La recherche du compromis a été
moins inspirée par la volonté de dépasser les différends idéologiques dans la
définition des règles communes, que par l’esprit d’un jeu gagne-terrain où
chacun a cherché à poser des jalons pour institutionnaliser sa vision.
De la
charia aux enseignements de l’islam
Au fil des mois, Ennahdha a
renoncé progressivement à tout ce qui pouvait instituer la religion
comme norme contraignante. La question de la référence explicite à la loi
islamique comme source de droit, autrement dit à la charia, était évacuée
depuis mars 2012. Mais pour autant, le débat n’était
pas éteint.
Jusqu’à début juillet, Habib
Khedher, le rapporteur général de la Constitution, défendait l’idée que la
référence à « l’islam religion de l’Etat », incluse selon
lui dans l’article 1er, faisait partie des dispositions qui
ne pourraient être amendées. Une disposition qui aurait modifié la
compréhension de cet article qui stipule, dans une ambivalence
soigneusement entretenue, que « la Tunisie est un Etat libre,
indépendant et souverain. L’islam est sa religion… ».
Dès le 5 juillet, le
groupe parlementaire d’Ennahdha, qui sentait la pression monter depuis la destitution
de Morsi par l’armée égyptienne, avait décidé de renoncer à cette précision,
tandis que l’article 1er, clé de voûte du compromis tunisien,
est inchangé. Mais précisément son ambivalence préserve la possibilité de
retenir l’islam comme une des composantes de la Constitution. Notamment pour
émettre une réserve sur un traité comme celle qui pèse toujours
sur la Convention pour l’élimination des discriminations l’encontre des femmes
(CEDAW).
Spécificités
culturelles
Le débat a été soulevé également dans la
formulation du préambule : l’expression « constantes de
l’islam », puis « sur la base des enseignements de
l’islam », pouvait conférer à la religion une valeur normative.
C’est finalement la formule « exprimant l’attachement de notre peuple aux
enseignements de l’islam » qui définit le rôle qu’il joue dans la
Constitution.
De même, la référence aux
« spécificités culturelles » (qui aurait réintroduit la
norme religieuse) pour limiter le champ d’application des « droits
de l’homme universels », a été supprimée. Mais elle a été compensée
par la référence aux « ... nobles valeurs humaines et aux principes
universels suprêmes des droits de l’Homme... ».
Ce qui introduit une hiérarchie
entre les principes suprêmes et ceux qui ne le sont pas, comme le reconnaissait
Habib Khedher : « Les principes suprêmes
des droits de l’Homme sont ceux qui sont conformes à nos spécificités
culturelles. »
Cette restriction peut peser
d’autant plus que l’article 19 accorde aux traités internationaux une
valeur inférieure à la Constitution. Certains traités, que les
islamo-conservateurs jugent contraires aux valeurs arabe-musulmanes, pourraient
ainsi être remis en question.
Libertés et
identité
Le texte consacre un certain
nombre de droits et libertés et concrétise les avancées de la Révolution et
consolide la démocratisation du pays.
La liberté d’expression est
reconnue, sans aucune des restrictions proposées en commissions, par l’atteinte
aux bonnes mœurs, l’atteinte au sacré et même pour protéger les droits des
tiers.
La liberté de conscience, qui
inclut la possibilité de la conversion, et même de la non croyance, est
inscrite dans l’article 6 de la Constitution. Indiscutablement une
première dans un pays musulman, encore qu’Habib Khedher relevait que : « Dans notre compréhension
de l’islam, une croyance n’est authentique que si elle est sincère et aucune
loi ne peut forcer la sincérité. »
Mais ce même article fait de
l’Etat le protecteur du sacré et le gardien de la religion. D’une manière
générale, le rappel de l’attachement à la spécificité culturelle et à
l’identité arabo-musulmane qui imprime sa coloration à l’ensemble du texte.
La Constitution
sanctuarisera-t-elle les libertés énoncées, ou à l’inverse, l’identité
arabo-musulmane sera-t-elle invoquée pour limiter l’exercice des
libertés ? Quelle sera la limite de la liberté de l’art à l’égard de la
religion, par exemple ? Ce sont les législateurs et les juges, et plus
largement la société tunisienne, qui définiront les termes de cette combinaison
et ses évolutions.
L’égalité
hommes-femmes toujours débattue
Le principe de l’égalité
hommes-femmes est énoncé dans une version révisée de l’article qui consacrait
le principe de l’égalité de tous les citoyens devant la loi dans la
Constitution 1959. Le terme « citoyennes » a été ajoutée pour bien
marquer le souci d’inclure explicitement les femmes dans le champ de cette
égalité :
« Les citoyens et les
citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi
sans discrimination. »
En d’autres termes, la loi
s’applique à tous, sans discrimination. Même s’il est devenu l’énoncé de
l’égalité hommes-femmes au fil des débats, la rédaction de cet article ne
consacre pas le principe de l’égalité entre hommes et femmes dans la loi.
Hommes et femmes peuvent être égaux devant une loi inégalitaire.
Par ailleurs, l’article
7 fait de « la famille la cellule fondamentale de la société et
l’Etat doit assurer sa protection ».
Or cette approche familialiste peut dans certains cas
contredire les droits des individus les plus vulnérable au sein de la famille.
Autrement dit, la mise en application du divorce, le droit à l’avortement, la
sécurité les victimes de violences domestiques pourraient être subordonnés à la
protection de la famille.
L’article 45 traitant de
la garantie des droits des femmes est, à cette heure, l’objet des tentatives de
clarification des ambivalences et de négociations de dernière minute.
De l’Etat
démiurge à l’Etat démocratique
Il est sans doute illusoire de
croire que tous ces débats de société peuvent être tranchés par un texte. Ni
une majorité à l’Assemblée, ni un rapport de force politique ne transforment
une réalité sociale. Le temps où l’interaction entre l’Etat et la société était
à sens unique appartient à l’ère autoritaire. Les « modernistes » ne
peuvent plus s’appuyer sur un Etat fort pour imposer des normes. Il faut
désormais négocier dans une société plurielle. C’est au fond la substance
implicite de cette Constitution.
Le nouveau paradigme de cet
après révolution auquel les nostalgiques de l’Etat démiurge ont du mal
à s’adapter, c’est que la société entend récupérer le droit d’être
entendue dans la définition de ses normes.
Dans un contexte démocratique
où tous les courants peuvent défendre leur conception de la société, ces
ambivalences constructives ont le mérite de faire avancer le débat
constitutionnel, préservent la paix sociale et délivrent la transition
institutionnelle du piège de confrontation idéologique, mais surtout elles
offrent au législateur, aux juges, à la société civile la possibilité de
façonner des normes qui pourront évoluer avec la société.
La
transition remise sur les rails
Reste l’essentiel pour l’instant,
la reprise des débats à la Constituante remet la transition sur les rails
après six mois de crise où la situation a semblé dériver par moments vers une
version soft du scénario égyptien. Ennahdha semble avoir obtenu l’essentiel à
ses yeux : préserver son avenir politique et démontrer sa capacité à faire
des compromis pour livrer une Constitution.
L’opposition a obtenu la
formation d’un nouveau gouvernement indépendant dont la désignation est
imminente. La vraie bataille pour le pouvoir se joue maintenant dans la
maîtrise du terrain en vue des prochaines élections.
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