José GARÇON, ancienne journaliste à Libération, et l'une des meilleures spécialistes de l'Algérie en France a répondu aux questions des internautes de L'Express.
Algérie : "L'enjeu du scrutin, c'est la participation, pas la fraude"
La presse semble se résigner à une reconduction d'Abdelaziz Bouteflika
pour un quatrième mandat de cinq ans. Reuters/Zohra Bensemra
Ahmed : Pourquoi l'armée a-t-elle un si grand pouvoir décisionnel en Algérie ? En Egypte, l'armée détient un poids qui est dû à son Histoire. Mais en Algérie qu'en est-il ?
José GARÇON : En Algérie aussi, le poids de l'armée et des services de renseignements est lié à l'histoire du pays. C'est l'armée qui a chassé les Français et les "politiques" ont souvent dû se taire pour laisser parler des militaires qui revendiquaient la légitimité du combat révolutionnaire. Toutes les tentatives pour construire un Etat et une économie se sont heurtées à la puissance de l'appareil militaire et des services de sécurité. Ce sont eux qui ont toujours été détenteurs du pouvoir "réel", même si aujourd'hui celui-ci est un peu plus "dilué" et si les différents pôles de pouvoir sont visiblement arrivés au bout de leur capacité à générer des consensus.
Avant même l'indépendance, le Malg, les "services" de la jeune révolution algérienne étaient déjà touts puissants. Ce sont eux qui ont assassiné en 1957 Abbane Ramdane, l'homme qui avait unifié et politisé la résistance contre le colonialisme mais qui avait aussi osé dénoncer la volonté de puissance des "colonels". Cet assassinat a d'ailleurs marqué le début de l'ascension du pouvoir des militaires et a été tragiquement annonciateur du futur rôle des "services" qui vont devenir la vraie colonne vertébrale du régime. Il ne faut pas oublier que c'est porté par les blindés de "l'armée des frontières" que Ben Bella arrive au pouvoir en 1962. Mais c'est aussi l'armée et le colonel Houari Boumediene qui, en 1965, finiront par renverser le premier président algérien.
Currieu : l'Algérie est elle réellement indépendante ou juste une idée rêvée des nouvelles générations algériennes ? A quoi va servir un vote en Algérie du moment que le résultat est connu à l'avance ? Pourquoi ils investissent tout cet argent dans des élections sans issue ?
José GARÇON : Beaucoup d'opposants considèrent effectivement que les Algériens ont été dépouillés de leur souveraineté par un pouvoir qui s'est attribué tous les pouvoirs depuis l'indépendance, dispose à sa guise de la rente pétrolière et qui a verrouillé toutes les libertés. Si les autorités algériennes tiennent à ce point à organiser des élections présidentielles - qui n'ont jamais été "ouvertes" - c'est parce qu'elles tiennent par dessus tout à leur image de marque et sont très "légalistes". Mais ce sont toujours elles qui décident du candidat qui sera "avalisé" par un vote.
Idjahnes : C'est déjà connu, Bouteflika a détourné beaucoup d'argent du budget alors alloué au Ministère des Affaires étrangères quand il était à sa tête : un jugement de la cour des comptes existe, et l'intéressé a commencé à en rembourser une partie. L'information n'étant plus un secret, pourquoi lui a-t-on permis d'accéder à la présidence ?
José GARÇON : Abdelaziz Bouteflika est arrivé au pouvoir en 1999, à la fin de la guerre civile après l'assassinat du président Boudiaf et la démission forcée du président Liamine Zeroual. Les responsables militaires et des services de sécurité avaient alors besoin à la fois d'un homme "de confiance", c'est à dire issu du système, et d'un homme bénéficiant d'un minimum d'aura internationale pour faire oublier ces deux événements et surtout pour "couvrir" une réconciliation nationale qui, en réalité n'a jamais eu lieu.
Bouba : Oui Bouteflika est sur un fauteuil, comme un ancien président d'un très grand pays, Roosevelt. Comme quoi même en fauteuil, on peut diriger une société, ou un pays, Non ? alors pourquoi ce dénigrement envers un homme, qui aime son pays. Regardez tous les travaux, les projets réalisés en Algérie depuis dix ans...
José GARÇON : Les autorités algériennes ont effectivement fait une comparaison peu pertinente entre Roosevelt et Abdelaziz Bouteflika. Comme le montrent les images (rares) diffusées par la télévision algérienne, Bouteflika est, à l'inverse de son homologue américain, assez diminué pour ne pas s'être adressé aux Algériens depuis deux ans, ne pas tenir de conseil des ministres et n'avoir pas pu mener campagne lui même. En réalité, la désaffection des Algériens à l'égard de cette élection exprime parfaitement leur lassitude et leur désenchantement.
Andalus : on dit que la société algérienne est laminée, écrasée. En même temps, on parle de 10 000 manifestations par an en moyenne. Comment expliquez-vous cela ?
José GARÇON : Très bonne question ! La société algérienne est effectivement dégoûtée de la classe politique. Le pouvoir a organisé le "vide politique" autour de lui et réussi à corrompre la plupart des partis et des personnalités et à verrouiller tous les espaces de liberté et d'expression. Cela ne signifie en rien que les Algériens acceptent cette situation: ils sont révoltés et expriment leur ras le bol et leur malaise à n'importe quelle occasion (absence de logements sociaux, manque d'eau, d'infrastructures, etc.) Les 10 000 manifestations dont vous parlez sont en réalité des émeutes localisées où les gens expriment leur colère pendant quelques heures ou quelques jours. Ces mini émeutes qui n'épargnent aucune région sont devenues avec le temps une "soupape" de sécurité pour le régime.
Mourad : Y a-t'il des moyens d'empêcher Bouteflika d'être élu par la fraude ?
José GARÇON : Il faut d'abord s'entendre sur le mot "fraude". Le vrai et l'unique enjeu de ce scrutin, c'est la participation et pas une fraude sur le nom du candidat. En dépit des chiffres officiels, cette participation n'a jamais dépassé 20 à 25% depuis une quinzaine d'années. Tout indique qu'elle sera encore plus faible cette fois-ci. La question n'est donc pas tant de connaître le score de Bouteflika, car ceux qui ont voté aujourd'hui auront pour beaucoup voté pour lui, mais de savoir combien d'Algériens se seront réellement déplacés pour cette élection. Et ça, les chiffres officiels ne le diront probablement pas.
Quant à savoir si on peut l'empêcher d'être élu, cela n'est hélas par du ressort des Algériens car les successions présidentielles ne se sont jamais jouées par les urnes en Algérie. Elles ont toujours été le résultat d'un "consensus" au sommet de l'Etat qu'on demande ensuite aux Algériens et aux Algériennes d'avaliser par leur vote.
Nelson : pourquoi le ministre espagnol des Affaires étrangères José Manuel Garcia-Margallo a-t-il rendu visite à Bouteflika un jour avant la fin de la campagne électorale, entrevue servant de tribune politique pour l'unique apparition télévisée du candidat algérien qui n'a fait aucun meeting ?
José GARÇON : Je ne suis pas sûre que cette visite ait été "pensée" par les Espagnols comme un "coup de pouce" à Bouteflika. D'autant que les images qui ont été diffusées à cette occasion, comme lors de la visite de l'Américain John Kerry quelques jours plus tôt, n'ont fait que confirmer que Bouteflika n'était vraiment pas en mesure d'exercer un nouveau mandat.
Mehdimai : Bouteflika diminué ou Benflis ou un autre choix du pouvoir, si les élections étaient justes sans boycott, y a-t-il une personnalité politique capable d'unir et de remporter les élections ? L'Algérie doit elle prendre l'escalier ou l'ascenseur, vu la complexité du problème et le haut niveau de corruption que les grandes puissances occidentales ne dénoncent pas ?
José GARÇON : C'est vrai que cette parodie d'élections s'est déroulée dans un silence international assourdissant. L'Union Européenne par exemple a préféré faire comme si son refus d'envoyer des "observateurs" dans un scrutin totalement verrouillé était lié avant tout à des problèmes bureaucratiques ...
Vous demandez par ailleurs quelle personnalité serait susceptible d'initier un réel changement en Algérie... C'est tout le problème de la transition. La vraie difficulté réside dans la quasi impossibilité d'organiser le départ des dirigeants actuels, vieux et corrompus, et de transférer les responsabilités, y compris de l'armée et des "services" de renseignements, à une jeune génération. Le vide politique, résultat de la manière dont le pouvoir a tout fait pour empêcher toute alternative, rend cette transition particulièrement difficile alors qu'elle est indispensable pour assurer la stabilité de l'Algérie. C'est tout le sens des récentes déclarations de l'ancien premier ministre réformateur Mouloud Hamrouche.
Ali : faut-il avoir peur de nouvelles violences après les élections. Il y déjà des tensions en Kabylie et dans le Mzab.
José GARÇON : Je crains que ces élections soient effectivement un facteur de violences. La fin de la campagne électorale s'est déroulée dans un climat de tension inédit et nul ne s'explique vraiment la poursuite des affrontements dans le Mzab que les forces de l'ordre n'ont pas vraiment fait grand chose pour empêcher. Les autorités algériennes ont pris un gros risque en imposant au pays un scrutin totalement verrouillé dans une ambiance de ras le bol et de contestation généralisés où tous les clignotants sociaux sont au rouge. Je pense d'ailleurs que le régime a voulu canaliser ce ras le bol sur une seule personne - Bouteflika - pour mieux cacher que le vrai malade de l'Algérie est précisément ce système qui n'est à l'écoute que de lui même.
Libi : D'accord, il n'est pas très démocratique. Mais il ne vaut pas mieux le maintien du système actuel qu'un chaos comme en Libye ou en Syrie? Au moins, l'Algérie est stable, non ?
José GARÇON : Pourquoi les Algériens seraient-ils condamnés à choisir entre le chaos et l'absence de démocratie et de liberté? Les autorités algériennes ont usé et abusé de la peur de la situation dramatique en Libye et surtout en Syrie pour tétaniser une population qui reste, à juste titre, traumatisée par la guerre civile des années 90 et qui aspire légitimement à la paix et à la stabilité. C'est "Bouteflika ou le chaos", ont elles suggéré sans cesse.
Le problème, c'est que le pire facteur d'instabilité en Algérie est le maintien du statu quo, d'un chômage qui pousse les jeunes à "brûler" leur vie pour quitter le pays, et qui dilapide la rente pétrolière pour "acheter la paix sociale " et se maintenir coûte que coûte.
Geronimo : Benflis semble avoir réussi à attirer l'intérêt. Ses meetings étaient bien remplis contrairement à ceux de Bouteflika. Est-ce qu'il peut offrir un avenir meilleur aux Algériens ?
José GARÇON : En 2004 déjà, Ali Benflis a voulu croire qu'il avait des chances de l'emporter notamment parce qu'on lui avait "donné des garanties" en ce sens et parce qu'il était un homme du système. Résultat: il avait été humilié par un score de 6,5% des voix. Il a pensé cette année encore qu'il pouvait rejouer cette partition. Sauf bouleversement majeur au sommet de l'Etat, il risque de subir une fois encore un échec. Si c'est le cas, il aura seulement servi, comme en 2004, à crédibiliser un processus en donnant l'illusion d'une véritable compétition entre Abdelaziz Bouteflika et lui.
Lafsane : Comment l'Algérie peut-elle sortir d'une léthargie quand, pour voter, il y a déjà de la magouille ?
Ma mère est allée voter en début de semaine au Consulat d'Algérie dans le Nord. Quand elle a demandé à la préposée les démarches pour que nous, ses enfants, lui fassions une procuration pour le deuxième tour, elle lui a répondu "Quel deuxième tour" ? La préposée lui a donc fait 3 cartes d'électeurs pour ces 3 enfants inscrits dans ce consulat, sans que ma mère ne lui présente aucun papier d'identité nous concernant. Et elle a pu voter pour nous !
Mon grand-père a reçu une invitation pour voter, ça fait 14 ans qu'il est décédé!!!
Quelle démocratie pourrie de l'intérieur.
Je ne vis pas là-bas, je connais peu le quotidien des Algériens mais ces élections nous en donnent un "bel" aperçu.
Comment redonner espoir à une jeunesse qui ne sait même plus ce que ça veut dire?
J'ai mal à l'Algérie de mon père !
José GARÇON : Que vous répondre ? Vous témoignez parfaitement de la situation surréaliste dans laquelle vivent les Algériennes et les Algériens....
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