L'écrivain algérien Boualem Sansal livre un entretien à L'Express pour évoquer ses sentiments après les attentats en France contre Charlie Hebdo et l'épicerie casher. Il évoque le danger de l'islamisme dans le monde, le communautarisme en France, l'Algérie d'hier et d'aujourd'hui.
Alexandre Sulzer : Quel a été votre sentiment quand vous avez appris l'attaque contre les dessinateurs de Charlie Hebdo et celle de l'épicerie casher de la porte de Vincennes?
Boualem Sansal : L'incompréhension d'abord, puis l'effroi, la peine, le dégoût, la colère, la rage, l'envie folle de faire quelque chose. Les islamistes nous ont infligé tant de mal et nous, nous en sommes là, au même point, on pleure les morts, on attend le prochain drame, on tremble de peur et on se surveille pour ne pas offenser les islamistes. Notre dignité d'homme soi-disant libre en prend un sacré coup. Il faut absolument retrouver sa liberté et reprendre l'initiative, c'est ce que je me dis et que je répète depuis des années. Il faut refuser l'impuissance, nous ne sommes pas des moutons qu'on mène à l'abattoir.
Alexandre Sulzer : Diriez-vous, comme le scandent les manifestants français, "je suis Charlie"? Est-ce un mot de ralliement juste à vos yeux?
Boualem Sansal : Dans des moments comme ça, il faut un symbole de ralliement, on a besoin d'être ensemble, c'est nécessaire, c'est une façon de nous encourager à la résistance, à l'offensive même et de transmettre un message aux islamistes. Pourquoi pas "Je suis Charlie". il est un peu réducteur, quatre juifs ont été tués ainsi que des policiers et la France a été blessée et humiliée. On aurait pu dire "Vive la France" comme Obama l'a écrit dans son message de soutien, mais bon "Je suis Charlie" a fait le tour de la planète, il faut le garder.
Alexandre Sulzer : L'Algérie a connu des années terribles de guerre civile. Les violences que connaît la France en sont-elle la continuité?
Boualem Sansal : La peste islamiste se répand sur toute la planète. Là où il y a des fragilités, des failles, elle s'installe et s'enracine. Oui, on peut le dire, les violences que connaît la France ont quelque part un lien avec les violences qu'a connues l'Algérie et qu'elle connaît encore. Force est de constater que l'islamisme a trouvé dans la communauté maghrébine en France, fortement communautarisée et plutôt malmenée par le chômage et la précarité, un terreau favorable. C'est de là qu'il a essaimé. Les liens entre la France et l'Algérie sont nombreux et complexes. Au temps du FIS et du GIA, ce qui se passait en Algérie avait des répercussions immédiates en France et inversement. L'islamisme a, depuis, assez fondamentalement changé, il s'est internationalisé, il est dans une vision mondiale, son centre de gravité et de commandement s'est déplacé en Asie, au Proche et au Moyen-Orient où le chaos favorise son développement. Ces dernières années, il vise particulièrement l'Europe, France en tête qu'il semble considérée comme le maillon faible de l'occident.
Alexandre Sulzer : Faites-vous partie des personnes qui appellent les musulmans français à sortir dans la rue pour condamner les attentats? Ou cette démarche, par la communautarisation qu'elle fait de citoyens français, vous gêne-t-elle?
Boualem Sansal : Les musulmans ont tout perdu, ils ont perdu leurs pays "colonisés" par les dictateurs et/ou par les islamistes, et ils ont perdu leur religion, que l'islamisme a phagocyté et dont les dictateurs ont fait la religion d'État, autrement dit leur religion puisque l'État c'est eux. Sans pays et sans leur religion, il se pose à eux un sérieux problème d'identité et de dignité. Je ne veux pas insister, mais cela aussi je le répète aussi depuis des années, il leur revient à eux en premier de combattre et les uns et les autres, les dictateurs et les islamistes. A ce point, la passivité est mortelle. Il faut agir pour espérer vivre et prospérer. Sortir dans la rue pour manifester contre les attentats c'est bien, il faut le faire aussi souvent que possible, mais ça ne suffit pas, il faut se battre contre l'islamisme et son emprise sur les jeunes, c'est un combat citoyen de tous les jours, il se fait dans les familles, le quartier, la mosquée, l'école, les associations, les clubs. Ils doivent libérer l'islam de ceux qui l'instrumentalisent et le souillent comme ils doivent faire l'effort (ijtihad) de l'adapter à la démocratie et adhérer pleinement à la laïcité, ils doivent enfin admettre que dans la démocratie, dans un pays comme la France, la critique de l'islam n'est pas une agression contre lui ou contre les musulmans, l'islam ne peut pas, lui seul, être hors du champ de la critique. Si l'islam n'accepte pas la critique alors il n'a pas sa place dans la société. Ce combat, ils doivent le mener en tant que citoyen français et non comme musulman membre d''une communauté musulmane. L'islam en France sera l'islam de France ou ne sera pas, ils doivent le comprendre, la France laïque n'acceptera jamais de reculer sur cette question, elle l'a tranchée depuis plus d'un siècle, après des siècles de confrontation et de douleurs.
Alexandre Sulzer : Les islamistes français sont-ils les mêmes que les islamistes algériens à vos yeux? Ou sont-ils le produit spécifique d'une société particulière?
Boualem Sansal : Ils sont très différents. Les islamistes algériens n'aiment pas les islamistes européens. L'islam de France et l'islam maghrébin sont eux-mêmes assez fondamentalement différents même si les imams qui diffusent l'enseignement de l'islam en France sont majoritairement des maghrébins, de rite sunnite malékite. Les musulmans français ne perçoivent pas, ou perçoivent plus, les subtilités des différents rites et se fondent sur un islam composite, plutôt pauvre (et pas seulement parce que les imams sont souvent des charlatans), plus politique que religieux et méconnaissant la tradition et la culture musulmanes. Il n'est souvent qu'une posture d'affirmation communautaire face à une société française qu'ils jugent arrogante, égoïste, impérialiste.
Alexandre Sulzer : Quelle leçon retenir de cette semaine?
Boualem Sansal : Nous n'aurons pas le temps de tirer des leçons que d'autres attentats vont hélas venir secouer la France. Il faut se méfier du compassionnel et comprendre que ce qui paraît spontané ne l'est pas forcément, des communicants ont pu créer une atmosphère propice à l'effusion, voire à la transe, à la catharsis. Il faut travailler dans la profondeur et la durée et par-delà les considérations partisanes. La déception peut être douloureuse lorsque l'émotion sera passée et que le quotidien reprendra son cours. Les leçons sont à tirer de qui se passe, et depuis longtemps, au cœur même de la société française, dans les écoles, les universités, les prisons, dans le monde du travail, dans les relations internationales, dans le rapport Europe/pays arabes et musulmans, etc.
Alexandre Sulzer : Quel écho les événements auront, selon vous, au Maghreb?
Boualem Sansal : Je suis horrifié, de voir que beaucoup d'Algériens, qui pourtant ont terriblement souffert du terrorisme, ont applaudi les "héros, les martyrs", les frères Kouachi et Coulibaly, qui au prix de leur vie ont châtié Charlie le blasphémateur, l'ennemi d'Allah et du Prophète. Je suis horrifié de les voir saluer avec joie l'assassinat de quatre juifs qui faisaient tranquillement leurs emplettes. Au delà, je crains l'émulation entre islamistes. Les islamistes maghrébins auront à cœur de ne pas se laisser distancer par leurs homologues occidentaux? C'est une question de dignité pour eux, et aussi de leadership doctrinal et d'intérêt, ils pensent que le seul véritable islam est celui des pays musulmans arabes, lui seul est conforme à l'islam originel. La rivalité entre islamisme des pays musulmans et islamisme des pays occidentaux est une réalité. Elle s'inscrit également dans la vieille confrontation nord-sud, le nord riche et impérialiste et le sud pauvre est exploité. Demain cette rivalité pourrait occasionner d'énormes dégâts, comme au temps de la guerre d'indépendance, lorsque le FLN [Front de libération nationale] et le MNA [mouvement national algérien] se sont affrontés dans les deux pays, pour la direction de la Révolution. L'islamisme français est très actif ces dernières années, en terme d'attentats et de communication, il prend de l'ascendant, les islamistes algériens ne veulent pas se trouver demain sous sa tutelle. Leur allégeance à Al-Qaïda ou à Daesh a été mal ressentie par plusieurs factions islamistes. Les dissensions entre eux se traduisent toujours des violences dont souffre en premier le peuple.
Alexandre Sulzer : Comment réconcilier la société française? Comment réconcilier l'Occident et le monde arabo-musulman?
Boualem Sansal : On ne pourra rien faire tant que le monde arabo-musulman n'engage pas dans les faits sa transition démocratique, comme cela semble être le cas en Tunisie. Or les pays européens, ne regardant que le seul volet sécuritaire et contrôle de l'émigration clandestine, ont fait le choix de soutenir les islamistes puis, une fois ceux-ci battus sur le terrain militaire, de soutenir à nouveau les dictateurs. Au final, ils ont eu l'un et l'autre, les dictateurs et les islamistes plus le terrorisme et l'émigration clandestine. Ce qui se passe est quelque part le résultat de ce calcul. Le bon choix était de soutenir la démocratisation des pays arabo-musulmans, comme ils avaient soutenu la démocratisation des pays de l'Est lorsque le mur de Berlin est tombé. Aujourd'hui, il est trop tard, les démocrates arabo-musulmans ont fui leur pays et sont venus se réfugier dans les pays occidentaux qui avaient refusé de les aider. Ils en veulent doublement aux pays occidentaux, de les avoir abandonner et aujourd'hui de les considérer comme des Français de seconde zone. Ils sont comme les Cubains en Floride, américains mais haïssant l'Amérique pour n'avoir pas réussi à libérer Cuba et encore plus aujourd'hui de vouloir faire ami-ami avec le pouvoir castriste. Il faut tout repenser maintenant, ouvrir une voie nouvelle pour la réconciliation. Les Algériens, et notamment les démocrates ne veulent pas d'une réconciliation qui serait le fait de la France et du régime algérien du FLN et ses alliés islamistes. L'approuver c'est accepter leur défaite et leur mort. Le pouvoir algérien lui-même n'en veut pas vraiment, une réconciliation reviendrait quelque part à offrir une opportunité aux démocrates et même aux ex-français d'Algérie de revenir sur la scène politique. Une réconciliation franco-algérienne, à l'image de la réconciliation franco-allemande est improbable tant que les acteurs de la guerre de libération sont de ce monde et tant que l'islamisme radical en Algérie ne sera pas fortement éradiqué.
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