Questions à Karima Dirèche, historienne, directrice de recherche au CNRS et directrice de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporaine (IRMC) à Tunis (propos recueillis avant les événements du Bardo et réactualisés depuis).
Comment l’historienne que vous êtes analyse-t-elle le paysage socio-politique du Maghreb, tout particulièrement l’Algérie, la Tunisie et la Libye, c’est-à-dire les trois principaux terrains couverts par l’RMC ?
Karima Dirèche : Les « printemps arabes » ont contribué à ouvrir les pays du Maghreb à de nouvelles pratiques de la contestation et à de nouvelles expressions de l’affirmation politique. Les régimes autoritaires et despotiques ainsi que la pensée politique fondée sur le nationalisme indépendantiste et les théories de développement post-coloniales appartiennent désormais au passé. Lors des révoltes de 2011, une génération de Maghrébins s’est montrée indifférente au référentiel nationaliste et porteuse de nouvelles attentes sociales. Les questions de l’État de droit, des libertés individuelles et du respect des droits de l’homme sont au cœur de la contestation menée par une jeunesse maghrébine éduquée, urbaine, familiarisée aux chaînes satellitaires, à Internet et aux réseaux sociaux, mais privée de perspectives d’emploi. Le soulèvement de cette jeunesse révèle l’écart immense entre les attentes et exigences de cette génération et celles de leurs parents et grands-parents.
Pourtant, aujourd’hui, la Libye s’enfonce peu à peu dans une situation de quasi-guerre civile, de chaos et pourrait devenir le nouveau terrain d’opérations de l’État Islamique. Quant à l’Algérie, l’effet des Révolutions arabes semble avoir été nul malgré le caractère émeutier qui caractérise la société algérienne depuis 2010. L’Algérie maintient l’ordre établi en lançant, grâce aux revenus de la rente pétrolière, une série de mesures destinées à améliorer la vie quotidienne de la population (politique de logements sociaux, prêts à taux zéro pour les jeunes de moins de 25 ans, accès aux crédits à la consommation, politique d’infrastructures routières…). Ainsi, les élections législatives de mai 2012 ont consacré, en dépit de toutes les prévisions, le triomphe du FLN, le parti historique et 2014 a vu la consécration du quatrième mandat de Abdelaziz Bouteflika.
Quelle place occupe Tunis dans cette histoire contemporaine du Maghreb ?
Karima Dirèche : La Tunisie est un petit pays de 11 millions d’habitants coincés entre les deux géants, dotés de ressources en hydrocarbures considérables et dont l'histoire politique et les pratiques de gouvernance sont loin d’être des modèles à suivre pour les Tunisiens. La situation post-printemps arabes a exacerbé cette singularité. Sans doute parce que la chute de Ben Ali a révélé, dans toutes ses réalités désastreuses, l’imposture du modèle tunisien : une économie de sous-traitance, des inégalités territoriales dramatiques, une pauvreté endémique, de graves clivages politiques, un chômage de jeunes diplômés très préoccupant… il y a en outre, aujourd’hui, de réelles menaces sécuritaires aux frontières algériennes et libyennes
La chance de la Tunisie est certainement celle d’être un pays pauvre. Nulle convoitise internationale, nulle rente pétrolière, juste un peuple éduqué grâce à l’héritage bourguibien. Le pays s’était engagé, dès l’indépendance en 1956, dans un processus de laïcisation en mettant fin à l’influence des religieux sur la justice et la magistrature. La priorité a été donnée à l’éducation (généralisation de l’enseignement obligatoire pour tous) et, avec le nouveau Code du statut personnel (1956), l’émancipation juridique des femmes (interdiction de la polygamie, autorisation du divorce, légalisation de l’avortement, égalité juridique) atteint un niveau inégalé dans le monde musulman. Mais cette « ouverture » s’est pourtant accompagnée d’un bureaucratisme répressif et très autoritaire et d’un pouvoir despotique qui s’est exercé jusqu’à la chute du régime corrompu et dictatorial de Ben Ali.
C’est sans soute cette expérience historique très différente de celle qu’ont eu à vivre les voisins frontaliers qui pourrait expliquer, en partie, la réussite de la révolution tunisienne ; une réussite exprimée par l’adoption à l’unanimité de la première constitution démocratique du monde arabe le 23 janvier 2014 et le déroulement libre et transparent des premières élections (législatives et présidentielles au cours du dernier trimestre 2014).
L’IRMC est un centre de recherche universitaire français à l’étranger et acteur intellectuel important à Tunis ainsi que le prouve votre récente publication du «labo démocratique». Pour vous la Révolution tunisienne a changé quelque chose?
Karima Dirèche : Jusqu’à la révolution, l’IRMC publiait des ouvrages académiques et réalisait de programmes de recherches scientifiques. La production de connaissances était destinée, la plupart du temps, à des publics de spécialistes universitaires. Depuis la Révolution, l’institut est sollicité pour accompagner des démarches plus citoyennes, plus « militantes » qui optent pour des positionnements réflexifs mais aussi pragmatiques sur ce moment exceptionnel que représente la transition politique. Il est, pour nous, indispensable, d’être présents et de contribuer à cette production de connaissances critiques liées aux enjeux du temps présent. L’urgence, aujourd’hui, qui « travaille » la société tunisienne est de maîtriser ce passage réussi à l’Etat de droit en proposant des solutions et des remédiations critiques. C’est l’ensemble de l’intelligentsia tunisienne qui y participe et qui occupe le débat politique sur la démocratisation de la Tunisie. Cela ne se fait pas sans peine et c’est souvent difficile. Les Tunisiens sont à la fois remarquables dans leur conscience politique très aiguisée et dans leur volonté féroce de réussir leur révolution ; mais en même temps, ils ne s’accordent pas suffisamment de confiance et sont trop vite désenchantés car ils estiment que cela ne va pas assez vite.
C’est pour cela que l’IRMC propose très régulièrement des débats d’idées et des manifestations dans des perspectives croisées. Faire venir des Polonais, des Espagnols, des Français, des Marocains, des Sud-Africains afin de débattre de la justice transitionnelle, des archives de la dictature, des modèles économiques, des radicalismes religieux, de la place de l’intellectuel dans la politique participe de cet engagement et de cet effort d’accompagnement. L’institut sort de cette confidentialité confortable (propre aux espaces académiques) dans laquelle il s’est maintenu durant près de deux décennies pour répondre à des sollicitations de la société civile. Il y a, en Tunisie, des fortes demandes d’intelligibilité et de sens. Les intellectuels et les universitaires occupent une place de choix dans le déchiffrage et le décodage des réalités sociales et politiques. Ils accomplissent le travail des hommes politiques peu rompus à cet exercice d’explication et de communication pédagogiques. Ce n’est sans doute pas, par hasard que les juristes et les historiens sont devenus les interlocuteurs privilégiés des médias ; à la fois comme pédagogues mais également comme balises rationnelles d’un monde de changements qui nourrit les espoirs les plus fous mais aussi les anxiétés les plus fortes.
Quel est le principal enjeu que doit relever la Tunisie, depuis les attentats du Bardo ?
Karima Dirèche : Aujourd’hui la Tunisie représente le seul pôle de stabilité géopolitique du nord de l’Afrique. Une société qui a révélé une conscience politique aiguë associée à un sens de la responsabilité remarquable. Sa fragilité réside surtout dans l’absence d’un projet de société qui atténuerait les profondes fractures creusées par la dictature de Ben Ali et rassurerait une jeunesse en friche qui au lieu d’aller grossir les rangs de l’Etat islamique (dont le seul projet de vie est celui de la mort), poursuivrait le processus révolutionnaire. Encore faut-il que les classes dirigeantes négocient intelligemment cette configuration de crise et soient à l’écoute du peuple. C’est là le plus grand défi.
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