R.B
" Le 5 octobre 1972 un parti était fondé : le " Front national ".
On parle du " nouveau ", pas du vrai, celui de la Résistance; l'extrême droite ayant toujours aimé brouillé les repères, défaire le sens des mots, et les salir au passage".
Hervé Le Tellier - Le nom sur le mur.
L’Occident a toujours caressé l’islam salafiste dans le sens du poil
Le Temps - Salma Bouraoui : Votre relation avec l’Occident semble être assez complexe entre l’admiration, l’espoir et le désenchantement. Quelles en sont les raisons ?
Abdelaziz Kacem : Mon rapport, le rapport de ma génération à l’Occident est passé par les trois étapes que vous énoncez si bien. De l’admiration et de l’espoir, il en reste encore, mais le désenchantement est immense. L’Occident n’est plus ce qu’il était. À Paris, je m’en vais chercher Sartre et je tombe sur Bernard-Henri Lévy et Finkielkraut, je cherche Zola et je me trouve nez à nez avec Houellebecq. Mais où sont les grands d’antan ?
Salma Bouraoui : Mais nos élites ont été, pour une large part, formées à l’école occidentale.
Abdelaziz Kacem : Oui, mais nous sommes confrontés à un phénomène étrange et j’aime en appeler à l’histoire pour essayer de comprendre. En 1798, l’Égypte, tirée de sa torpeur séculaire par l’Expédition de Bonaparte, s’aperçut de son vertigineux retard. Le vice-roi Mohammed Ali, admirateur de Napoléon, décida, contre l’avis des ulémas, d’envoyer à Paris, en 1826, la première mission universitaire arabe : quarante-quatre étudiants. Il prit soin de faire accompagner ses futurs cadres d’un jeune imam, Rifâ‘a al-Tahtâwi, chargé de diriger leurs prières et de veiller sur leur fidélité à la tradition.
C’est cet homme censé être là pour freiner toute velléité d’occidentalisation intempestive chez ses ouailles, qui, contrairement à toute attente, a rapporté en Égypte d’abord, et, par la suite, dans le reste du monde arabe, les premiers ferments de la modernité.
En 1830, il assiste aux Trois Glorieuses, il voit comment la colère populaire peut entraîner l’abdication d’un monarque et il en tire les leçons politiques qui s’imposent.
Salma Bouraoui : Quel est concrètement l’apport de Tahtâwi ?
Abdelaziz Kacem : Élève studieux, le jeune imam était doué d’une grande capacité d’apprendre. Curieux, rien n’échappait à son observation. Ses promenades dans Paris prenaient l’allure d’une véritable investigation. Frappé par la présence et la participation active des femmes françaises dans la vie sociale, il en déduisit que la mixité et le « soufour » (dévoilement) n’était en rien contraires à la morale.
Dès son retour au pays, il jeta les bases de l’émancipation des Égyptiennes, qui, grâce à lui, commencèrent à fréquenter l’école. Se voulant passeur de « lumières », Tahtâwi traduisit et fit traduire plusieurs essais grâce auxquels les jeunes élites de son temps accédèrent à la pensée française. Il a notamment traduit, en vers bien frappés, la Marseillaise. Mais aussi la Charte constitutionnelle de Louis XVIII, ainsi que le Code de Napoléon, ce qui, de la part du spécialiste de la Charia qu’il était, montrait bien qu’il avait pris conscience des limites de la législation dite islamique.
Tahtâwî a été le précurseur, l’annonciateur de la Nahdha. Pendant plus d’un siècle encore, après un séjour en Europe, la jeunesse du tiers-monde rentrait au pays, porteuse de germes de progrès et de développement.
À l’heure actuelle, comble du paradoxe, c’est à Londres, à Francfort, à Montréal, à Stockholm, voire à Paris ou Bruxelles, qu’un jeune musulman risque d’attraper le virus intégriste le plus virulent.
Salma Bouraoui : Où en est la Nahdha aujourd’hui ?
Abdelaziz Kacem : La Nahda ou Renaissance a rayonné sur la partie utile du monde arabe, j’entends l’Égypte, l’ancienne Bilâd ach-Châm (Syrie, Liban, Palestine), l’Irak et le Maghreb, pendant exactement un siècle.
En amont, Tahtâwî, mort en 1873, en aval, Taha Hussein, décédé en 1973. Un siècle durant lequel, cette partie civilisable de l’arabité a connu une véritable révolution culturelle. Le marxisme, le darwinisme, le positivisme, ont fécondé une pensée arabe en danger de stérilisation. La littérature arabe est sortie des siècles de la décadence, qui correspondent à la période d’occupation ottomane, la poésie est vivifiée d’une sève nouvelle, le roman est né.
Malheureusement la Nahdha a été harcelée jusqu’à l’épuisement par la réaction religieuse. Saura-t-on jamais l’étendue des lésions occasionnées à l’intellect arabe par le salafisme. Le leadership assumé, depuis la mort de Nasser en 1970, par l’Arabie wahhabite a fini par oblitérer toutes les avancées de la Nahdha. Le Hanbalisme, ennemi juré de la raison, a déjà réussi à fragiliser tous les progrès scientifiques et philosophiques réalisés, à Bagdad, sous al Ma’mûm (786-833). André Miquel disait : « Si ce grand Prince avait pu vivre dix ans de plus, l’arabité aurait changé durablement de visage ». Ibn Hanbal, via Ibn Abdel Wahhab, en passant par Ibn Taymiyya, continuent de frapper. Demandez aux jeunes « diplômés » d’aujourd’hui, que savent-ils d’al-Ma’mûn et de la Nahdha ?
C’est là un aspect essentiel de la crise qui convulse le monde arabe. L’éducation et la culture sont deux secteurs sinistrés. L’économie une fois confiée à des mains propres et compétentes peut, rapidement, recouvrer la santé. L’éducation et la culture, pour les guérir, il en faut de la compétence, du courage, de la patience et surtout beaucoup de Lumière.
Salma Bouraoui : Mais quelle est la responsabilité de l’Occident dans cet état des choses ?
Abdelaziz Kacem : Paradoxalement, les discussions aussi bien dans les cafétérias universitaires que dans les gargotes des quartiers populaires tournent constamment autour d’un thème sempiternel : l’Occident est l’ennemi de l’islam. Cela est faux.
L’Occident a toujours caressé l’islam salafiste dans le sens du poil, non par conviction, mais par intérêt. Regardez les relations privilégiées et contre-nature qu’entretient l’Europe avec les pays du Golfe, grands consommateurs de viagra et gros acheteurs de ferrailles létales qu’ils utilisent non pour libérer la Palestine mais contre leurs frères. Même le Yémen n’échappe pas à leur nuisance. C’est cette connivence occidentalo-saoudo-qatari que nous condamnons.
Les laïcs arabes se sentent littéralement trahis. Du reste, regardez les bouleversements qui secouent le monde arabe, ils n’ont atteint que des régimes républicains, qui, en dépit de tout ce qu’on leur reprochait, firent le choix de la modernité. L’Irak, la Syrie et la Libye, sous prétexte d’y apporter la démocratie, sont attaqués par des pays où la notion même de démocratie constitue la pire des hérésies.
Salma Bouraoui : Vos écrits sont critiques quant à la relation passionnellement tendue entre l’Orient et l’Occident. Estimez-vous que ces liens se sont encore compliqués suite à ce qui s’est passé depuis l’avènement de ce qu’on appelle le printemps arabe ?
Abdelaziz Kacem : Relations passionnelles en effet, avec des hauts et des bas, des millénaires de guerres depuis Alexandre le Grand jusqu’à Bush le Petit. Le couple Orient-Occident ne compte plus ses mariages et ses démariages. Mais votre question a le mérite de ne pas m’obliger de remonter au déluge. L’Europe, en mal d’experts crédibles et de maîtres-à-penser, n’a pas vu venir.
Sous l’égide de la Commission européenne, une rencontre a été organisée à Bruxelles, le 23 avril 2012, sur le thème : « Un partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée : une volonté commune de promouvoir les droits et libertés démocratiques dans les pays du sud de la Méditerranée ». J’y étais invité, comme expert, à faire l’exposé introductif et je n’y suis pas allé par quatre chemins.
Salma Bouraoui : Quelle a été la teneur de votre message ?
Abdelaziz Kacem : Mon intervention est consultable sur le site internet de la Commission européenne. J’y condamne fermement l’intervention criminelle de l’OTAN en Libye. J’y fais part de mon amertume, celle d’un homme qui voit se fissurer tout ce pour quoi il a consacré sa carrière d’écrivain, d’éducateur et d’homme de terrain en matière de culture et de communication : la superstition revient au galop, le dialogue des cultures se dissout dans une mondialisation mercantile où le mot intérêt commun, a remplacé la noble expression d’« amitié entre les peuples. »
Concernant la Syrie, j’y préviens : si le régime tombait, l’un des pays les plus ancrés dans l’histoire de la civilisation serait wahhabisé et il se commettrait là une erreur lourde de conséquences sur toutes les relations dans cette partie si sensible du monde. J’explique surtout que l’islamisme fait partie de ces maladies qui se prennent pour un remède.
Or, par des manipulations successives, on a joué l’islam contre le communisme ; on a dressé l’islam contre l’arabisme de type nassérien. Avec la bénédiction de certaines superpuissances occidentales facilement identifiables, la Ligue Saoudienne du Monde islamique, continue de financer la subversion obscurantiste contre toute velléité de modernisation en terre d’islam.
Salma Bouraoui : Mais vous avez des rapports personnels avec des instances européennes. En quoi consistent-ils ?
Abdelaziz Kacem : Outre me études supérieures en Sorbonne, il m’a été donné de participer activement à de nombreux travaux sur le dialogue des cultures, j’ai été invité à la tribune de nombre d’institutions culturelles, j’ai donné des conférences dans plusieurs universités françaises et belges. Mes contributions aux Biennales poétiques depuis une quarantaine d’années ont fait de moi le président d’honneur de la Maison Internationale de la Poésie, à Bruxelles.
J’ai toujours dit à mes homologues européens mon rêve de voir resurgir une Europe moins recroquevillée sur sa géographie, plus consciente de sa grande histoire, une histoire à laquelle le Maghreb en général et la Tunisie en particulier se sentent organiquement impliqués. Nous avons plus besoin d’humanisme que d’humanitaire, ceci pouvant compléter cela.
Salma Bouraoui : Comment voyez-vous l’avenir des relations euro-arabes ?
Abdelaziz Kacem : Au plan économique, il n’y a pas de souci à se faire. L’argent islamiste, en dépit du soi-disant contrôle américain, s’avère soluble dans l’économie de marché. Pour le reste, les deux parties sont en crise, une crise culturelle que je résume, en connaissance de cause, dans ces vers :
De cet Orient qui perd le Nord et de ce Nord
désORIENTé j’écris ce vain journal de bord
Salma Bouraoui : Puisque nous en sommes à la poésie, vous, l’agrégé d’arabe, connu dès votre jeune âge comme poète de langue arabe, par quel détour, en êtes-vous venu à la francophonie, à tel point que l’Académie française vous a décerné, en 1998, au titre de ses Grands Prix, celui du « Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises » ?
Abdelaziz Kacem : Ceux de ma génération ont reçu une bonne formation bilingue. Ce détour, je m’en explique assez longuement dans mon dernier livre, « l’Occident d’une vie » (L’Harmattan, 2016). J’y parle de « détournement ». Et puis, quand on est souvent pris aux mirages de l’indicible et aux hoquets de l’imprononçable, il arrive un moment où l’on se sent à l’étroit dans une seule langue. Mais je continue d’écrire dans ma première langue. Je suis un homme double et cela dérange plus d’un fondamentaliste.
Salma Bouraoui : Récemment, le ministère du Tourisme a fermé sa représentation en Suisse.
Abdelaziz Kacem : Cette décision a été expliquée par une nouvelle structuration du secteur et le ministère a exprimé son intention de renforcer sa représentation dans les pays du Golfe. Trouvez-vous cela révélateur quant à nos relations avec l’Occident qui se sont compliquées suite aux attentats survenus en Tunisie ?
Il me souvient que notre représentation en Suisse était bien intégrée dans le tissu culturel helvétique. Je le savais pour avoir été impliqué dans ses activités médiatiques. Sa fermeture, provisoire, je l’espère, ne saurait s’expliquer que par notre incapacité de convaincre les touristes suisses de revenir, chez nous, sans craindre pour leur vie.
Après tout, le terrorisme menace et frappe d’autres destinations, en Europe et aux États-Unis, sans entraîner une paralysie de leur infrastructure touristique, semblable à celle que connaît le secteur dans notre pays. Cela dit, notre clientèle a été, est encore et sera toujours, pour l’essentiel, européenne.
Que l’on cherche à sensibiliser d’autres populations à passer leurs vacances sur nos plages, cela n’a rien d’anormal, sauf que l’on revient ici, me semble-t-il, au mythe califal d’un tourisme islamique. Les ressortissants des pays ciblés ont d’autres préférences, d’autres plaisirs, d’autres exotismes à satisfaire.
Mais vous avez raison de voir dans ces révisions une velléité de prendre nos distances avec nos voisins de l’autre rive, auxquels nous sommes liés par des affinités millénaires, ce qui serait une aberration.
Salma Bouraoui : Depuis le départ de Ben Ali, la scène politique nationale ne cesse de connaître des rebondissements sans fin. Comment évaluez-vous la situation actuelle et ce, surtout après l’annonce de l’initiative présidentielle ?
Abdelaziz Kacem : Cela fait plus de cinq ans que Ben Ali a été chassé du pouvoir. Une période suffisante pour parer au plus pressé. Quel en est le bilan ? Force est de constater que la Tunisie, après son départ, n’en finit pas de sombrer. Aucun secteur n’est épargné par la crise. L’inflation est galopante, le pouvoir d’achat s’effondre, l’endettement est effarant, le problème du chômage, sauf miracle, est insoluble.
L’indiscipline et l’incurie dans les services publics s’aggravent, l’incivisme et le je-m’en-foutisme s’étalent au grand jour, une culture du non-travail s’installe, et ce laisser-aller profite à l’insécurité.
Salma Bouraoui : Votre vision est sombre. Et la démocratie et la liberté d’expression, qu’est-ce que vous en faites ?
Abdelaziz Kacem : La démocratie se résumerait-elle au verdict des urnes ? La démocratie est une culture, elle ne se limite pas à une campagne électorale. Quel nouveau personnel politique en est-il sorti ? Beaucoup d’ivraies et peu de bons grains. L’ivraie a pour synonyme la zizanie. C’est tout dire.
Nous reprochions à la dictature, d’avoir inféodé la Tunisie à telle ou telle grande puissance. La Troïka et son « président provisoire » ont tout fait pour nous satelliser à d’infamantes « Machiakhats » (pays du Golfe).
Pour ce qui est de la liberté d’expression, je dirais plutôt liberté de parlote. L’expression suppose un discours pensé, construit et constructif. En quoi, par exemple, la création artistique et littéraire a-t-elle bénéficié d’une telle levée d’écrou ? Que voit-on à la télévision ? Les plateaux du baratin ont suppléé aux productions de feuilletons, de documentaires, de variétés de bon aloi.
Vous parlez de rebondissements. Des péripéties en rase-mottes, à vrai dire. Ce n’est pas cela qui aidera au décollage.
Le pays est en panne et le président en est conscient.
Salma Bouraoui : Que pensez-vous du gouvernement Essid ?
Abdelaziz Kacem : Je crois qu’il n’a pas démérité. Seulement, faute de charisme et d’autorité réelle, il a atteint son point d’incompétence. Ce n’est pas en limogeant un gouverneur par-ci, un délégué par-là qu’on fait montre de son énergie et de sa fermeté. Il est facile de dégommer des responsables. Ils ne sont pas syndiqués. Les subalternes le sont et ce sont eux qui font problème. Je n’ai pas apprécié le limogeage, sous la pression d’un parti politique, du ministre des Affaires religieuses en conflit avec un imam intégriste. Othman Battikh a déjà été injustement limogé par le « président provisoire » pour avoir eu le courage de dire que la Syrie n’était pas terre de jihad.
Salma Bouraoui : Alors êtes-vous pour un gouvernement d’union nationale ?
Abdelaziz Kacem : Les gens s’inquiètent. La constitution d’un tel gouvernement peut calmer provisoirement les esprits. En pratique, je ne crois pas qu’une composition multicolore pourrait constituer un ensemble cohérent.
Regardez ce qui se passe au Liban. Ce dont le pays a besoin, c’est de voir ses destinées confiées à des gens capables d’abord de faire redémarrer les machines de l’État, de reconsolider l’existant, sans quoi nul redressement n’est possible, nul investissement n’est à espérer.
On connaît les limites de la classe politique. Pourquoi ne pas avoir recours à des technocrates crédibles et politiquement bien soutenus ?
* Abdelaziz Kacem est poète et essayiste bilingue. Outre sa carrière universitaire, il a assumé de hautes fonctions dans les domaines de la communication et de la culture. Il a notamment dirigé la RTT (Radiotélévision tunisienne) ainsi que la Bibliothèque nationale et les Relations extérieures au sein du ministère de la Culture.
Il est l’auteur de recueils de poésie et d’essais sur la littérature comparée, la poétique générale, et les problèmes culturels de notre temps. Ses ouvrages « Culture arabe/Culture française : La parenté reniée » (l’Harmattan, 2002) et « Al-Andalus, vestige d'une utopie » (Riveneuve, 2013) font partie de son approche au sujet du dialogue euro-arabe. Il met actuellement la dernière main à un essai intitulé : « L’Occident et nous ».