Un juriste
démontre juridiquement que l'égalité devant l'héritage entre homme et femme est
conforme au texte de la constitution du 27 janvier 2014. Un bon point pour Béji
Caïd Essebsi à l'initiative de ce projet de loi. On déplore cependant, que
ce projet de loi arrive en fin de mandat puisqu'il sera débattu en février 2019 quelques mois avant les
élections présidentielles. Faut-il y voir un coup électoraliste de la part de
BCE qui tente de reconquérir l’électorat féminin
qui l'avait porté au pouvoir en 2014 et qu'il avait déçu en s'alliant à leur pire ennemi ? Probablement que oui. Mais ce projet en suspens depuis l'époque de Bourguiba, il serait temps de le concrétiser; ce sera un point d'acquis pour la "révolution" !
R.B
A l’invitation de l’Académie
méditerranéenne des études diplomatiques (Medac), le Pr Slim Laghmani,
Professeur à l’Université de Carthage a donné mercredi 6 février à la Valette
une conférence intitulée : L’égalité hommes-femmes en matière d’héritage d’un
point de vue constitutionnel. Sa communication s’inscrit dans le cadre de la
conférence de haut niveau de la Medac, sur l’égalité des genres, organisée à
l’occasion de la visite d’Etat effectuée par le président Caïd Essebsi
à Malte. Ci-après le texte intégral.
Deux grandes questions ont été au centre
des débats de l’Assemblée nationale constituante tunisienne et ont mobilisé la
société civile au cours de la rédaction de la Constitution tunisienne
promulguée le 27 janvier 2014 : la question religieuse et la question de la
femme. On peut d’ailleurs soutenir que ce ne sont pas deux questions
différentes, mais une seule et même question aussi bien au plan constitutionnel
qu’au plan culturel. Au plan constitutionnel, le statut de la femme et le
statut de l’islam sont, nous le verrons, interdépendants. Au plan culturel, le
statut de la femme a toujours été au centre du débat entre modernité et
tradition et il est révélateur de constater que depuis le début du XXe siècle,
la frange conservatrice de la société, les partis politiques islamistes ainsi
que les oulémas qui prétendent au monopole du savoir religieux ne considèrent
que l’identité et la loi religieuses sont menacées et ne crient au loup que
lorsqu’il est question de la liberté de la femme et de son droit à l’égalité.
Les partis conservateurs, au premier
rang desquels figure le parti du mouvement Ennahdha, soutiennent aujourd’hui
que le projet de loi complétant le Code de statut personnel prévoyant l’égalité
hommes-femmes en matière d’héritage approuvé à l’initiative du président de la
République, par le Conseil des Ministres et déposé à l’Assemblée des
représentants du peuple le 28 novembre 2018 sous le n° 90-2018 est contraire à
la Constitution du 27 janvier 2014 et précisément à son article 1er qui dispose
: « Tunisie est un État libre, indépendant et souverain,
l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime »
Une telle thèse, pour être valable,
suppose, d’abord, que la Constitution tunisienne établit une religion d’Etat ;
elle suppose ensuite, que le concept de religion d’Etat implique que la
législation positive ne doit pas s’opposer à la loi religieuse (shari’a)
dont l’interprétation par les jurisconsultes musulmans (fuqaha) a
été fixée depuis plus de dix siècles, interprétation en vertu de la laquelle,
dans la plupart des cas, la femme hérite la moitié de la part qui revient à
l’homme qui a le même degré de parenté avec le de cujus.
Ces deux points sont discutables.
L’article premier de la Constitution
tunisienne établit-il une religion d’Etat ? La formulation particulière de cet
article qui commence par l’affirmation « La Tunisie est un Etat… » a
généré un conflit d’interprétation qui remonte au 1er juin 1959
date de l’adoption de la première Constitution de la Tunisie indépendante qui
s’ouvrait sur le même article premier : Pour certains, cet article est relatif
à l’Etat, il est dès lors normatif et fait peser sur l’Etat des obligations
constitutionnelles ; pour d’autres, cet article est relatif à la Tunisie, au
pays, il est alors descriptif, il ne fait que rendre compte de la religion de
la majorité des Tunisiens. Le processus de rédaction de la Constitution
tunisienne du 27 janvier 2014 va dans le sens de la seconde interprétation
puisqu’un projet d’article 148 qui interprétait l’article 1er comme signifiant
que l’islam est la "religion de l’État" a été en définitive retiré.
Mais on a pu dire, en sens inverse, que son retrait ne signifie pas une
renonciation à cette interprétation, mais procédait d’un souci légistique. Je
pense, pour ma part, que l’on doit admettre que l’article 1er de la
Constitution signifie à la fois que l’islam est la religion de l’Etat et de la
majorité de la population et ce pour deux raisons. D’abord parce que le concept
d’Etat englobe à la fois le pouvoir et la population, ensuite et surtout, parce
qu’une lecture de l’ensemble de l’article 1er montre qu’incontestablement il
concerne aussi l’Etat. L’article 1er dispose, en effet, que la «
Tunisie est un État libre, indépendant et souverain … la République son régime.
» A l’évidence la République ne peut qu’être le régime de l’Etat.
Concédons donc qu’en vertu de l’article 1er l’islam est aussi bien la religion
de la majorité de la population que la religion de l’Etat, une deuxième
question se pose alors :
Doit-on déduire de l’islam religion
d’Etat que la législation positive ne doit pas s’opposer à la Loi musulmane (shari’a)
? C’est, à mon sens, la question décisive. Répondre par l’affirmative procède
d’une confusion entre deux concepts : le concept de « religion d’Etat
» et le concept d’ « Etat confessionnel ».
Le concept de religion d’Etat n’est pas
spécifique aux pays musulmans, tant s’en faut ! Nombre d’Etats européens ont
une religion d’Etat : pour l’Angleterre, l’église anglicane ; pour le Danemark,
l’église du Danemark ; pour la Finlande, l’église évangélique luthérienne ;
pour l’Islande, l’église d’Islande ; pour la Grèce, l’église orthodoxe ; pour
la Bulgarie, l’église orthodoxe ; pour la République de Malte, l’église
catholique apostolique romaine. Que signifie donc le concept de religion d’Etat
? A l’évidence, il ne peut pas avoir le même sens pour un Etat que pour un
individu. La raison en est à la fois simple et évidente, l’Etat est une
personne morale, il ne va ni à la mosquée ni à l’église. Le concept de religion
d’Etat signifie simplement que la religion officielle de l’Etat bénéficie d’une
discrimination positive, notamment dans le domaine de l’éducation ou de la
religion du chef de l’Etat. Il en est ainsi de la Constitution de la République
de Malte du 21 septembre 1964 telle que révisée en 1974 dont l’article 2
dispose que « la religion de Malte est la religion catholique
apostolique romaine ». Le même article 2 dispose en son troisième
paragraphe qu’« un enseignement religieux de la foi catholique
apostolique romaine doit être dispensé dans toutes les écoles publiques dans le
cadre de l'enseignement obligatoire. » C’est également le cas de la
Constitution du Royaume du Danemark du 5 juin 1953 dont l’article 4 dispose
: « L'Église évangélique luthérienne est l'Église nationale danoise et
jouit, comme telle, du soutien de l'État » et qui prévoit dans son article 6
que « Le Roi doit appartenir à l'Église évangélique luthérienne ».
Nombre de constitutions d’Etats arabes
affirment que l’islam est religion d’Etat, mais ce que les distingue c’est que
certaines de ces constitutions ajoutent que la shari’a est
source ou source principale de la législation (l’Egypte, le Yémen, le Koweït,
le Soudan, les Emirats arabes unis, Bahreïn, Qatar, l’Irak, la Syrie) ce qui en
fait des Etats confessionnels, alors que d’autres se limitent à l’affirmation
de la religion d’Etat (l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie(1) ,la Jordanie)(2) . La Tunisie
fait partie de cette seconde catégorie avec, toutefois, une spécificité qui
tient au processus qui a abouti à l’adoption de la Constitution du 27 janvier
2014.
Dès le départ du processus constituant, la question du statut de la
religion dans la Constitution s’est posée. Lorsque l'Assemblée nationale
constituante a commencé à rédiger la constitution, le président de la
Commission constitutionnelle chargée du préambule et des principes a proposé
l'inclusion de la shari’a en tant que source de la
législation. Le 20 mars 2012, des manifestations ont eu lieu et ont failli
aboutir à des affrontements. Le 25 mars 2012, le Conseil de la Shura du
parti du mouvement Ennahdha (instance délibérative du parti) s'est réuni et a
considéré qu’il n’était pas nécessaire de citer la shari’a comme
source du droit et qu’il suffisait de reprendre le texte de l’article 1er de la
Constitution de 1959. En d’autres termes, l’absence de la référence à la shari’a dans
la Constitution tunisienne n’est pas fortuit, ce n’est ni hasard ni un oubli ;
ce fut un choix, une décision. La décision de ne pas faire de l’Etat tunisien
un Etat confessionnel.
A cela il faut ajouter que le premier projet de Constitution, adopté le 14
décembre 2012, insère un nouvel article 2 qui dispose : « La
Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la
primauté du droit. » Cet article 2, combiné avec la
renonciation à la shari’a comme source de la législation,
signifie que l’affirmation selon laquelle l’islam est la religion de l’Etat n’a
pas pour conséquence l’établissement d’un Etat confessionnel (il s’agit d’un
Etat civil), ni d’un Etat fondé sur l’appartenance à une foi (mais sur le lien
de nationalité), ni d’un Etat fondé sur la volonté divine (mais sur la volonté
du peuple et sa souveraineté comme le confirme du reste l’article 3 de la
Constitution), ni enfin d’un Etat fondé sur la suprématie de la loi religieuse
(mais sur la suprématie de la Constitution).
L’article 1er signifie donc simplement
que la religion officielle de l’Etat bénéficie d’une discrimination positive.
C’est du reste le cas dans trois domaines : en matière de religion du chef de
l’Etat qui doit être de confession musulmane (article 74), en matière
d’enseignement (article 39) et en matière de financement et d’administration du
culte musulman.
Deux autres articles de la Constitution
tunisienne précisent la portée de l’article premier en matière de religion.
Tout d’abord l’article 6 de la
Constitution qui dispose : « L’État … garantit la liberté de
conviction et de conscience », ce qui implique, entre autres,
que l’on ne peut imposer à un citoyen tunisien une norme d’origine religieuse à
laquelle il ne croit pas. Il est vrai que la Constitution tunisienne n’a pas
tiré de ce principe la conséquence qu’en tire l’article 40 § 2 de la
Constitution de la République de Malte qui dispose : « Nul ne sera
obligé de recevoir un enseignement religieux ou de démontrer une connaissance
ou une maîtrise de la religion si, dans le cas d'une personne de moins de 16
ans, une objection à cette exigence est formulée par celui qui, selon la loi, a
autorité sur lui, et, dans les autres cas, si la personne qui en fait la
demande s’y oppose ».
Ensuite et surtout, l’article 21 de la
Constitution qui dispose : « Les citoyens et les citoyennes
sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans
discrimination. » Il convient, ici aussi, pour déterminer la
portée de cet article, de retracer le processus constituant de son
établissement.
Le 1er août 2012, la
Commission constituante « Droits et Libertés » a voté, à l’initiative du parti
du mouvement Ennahdha, un article définissant les femmes non comme égales, mais
comme « complémentaires aux hommes ». Ce projet provoqua le
tollé général de la société civile moderniste. Des manifestations sont
organisées à Tunis et dans plusieurs villes du pays, notamment le 13 août 2012,
date de la Journée nationale de la femme et anniversaire de la promulgation du
Code du statut personnel. Ce projet d’article n'apparaîtra pas dans le
premier avant-projet de Constitution publié par l’Assemblée nationale
constituante la semaine du 13 août 2012 et il sera officiellement retiré le 24
septembre 2012. Le premier avant-projet de Constitution se contentera toutefois
d’affirmer que « Tous les citoyens sont égaux en droits et en
obligations et sont égaux devant la loi » (article 6. 1). L’emploi du
pluriel masculin laissait planer un doute sur la portée du principe d’égalité
en ce qui concerne le statut de la femme.
Suite à la pression de la société civile
et des députés constituants modernistes, cette rédaction a été modifiée et
gendérisée par l’emploi d’un pluriel masculin et féminin non pas simplement
d’un pluriel masculin. La version finale retenue de l’article 21 de la
Constitution dispose dans son premier paragraphe : « Tous les
citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en obligations, ils sont
égaux devant la loi sans discrimination aucune ». Le même énoncé
figure également dans le préambule de la Constitution.
La version définitive de la Constitution
consacre également un article 46 au statut de la femme qui dispose : « L’État
s’engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les consolider et
les promouvoir. L’État garantit l’égalité des chances entre l’homme et la femme
pour l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les domaines. L’État
s’emploie à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées
élues. L’État prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence
contre la femme. » Cet article est en net progrès par rapport à sa
première version qui se limitait à disposer que « L’Etat doit protéger
les droits de la femme, préserver l’entité familiale et en maintenir la
cohésion » (article 1.10).
Il découle de tout ce qui précède que
l’article premier de la Constitution ne peut être interprété comme faisant
obstacle à l’égalité hommes femmes en matière d’héritage. Bien au contraire, on
doit considérer que l’article 21 de la Constitution fait obligation à l’Etat
d’instituer l’égalité hommes - femmes dans tous les domaines y compris
l’héritage. Il est vrai qu’une telle règle ne peut, en vertu de l’article 6 de
la Constitution, être imposée à des personnes dont la conscience et la
conviction dictent le respect de ce qu’ils pensent être la norme religieuse. Le
projet présidentiel en a tenu compte puisqu’il reconnait à tout citoyen et à
toute citoyenne le droit de déclarer de leur vivant qu’ils désirent que leur
patrimoine soit, après leur décès, partagé selon la règle en vertu de laquelle
la femme hérite la moitié de la part de l’homme.
En présentant le projet de loi relatif à
l’égalité dans l’héritage, le président de la république n’a donc fait
qu’appliquer la Constitution et honorer les engagements internationaux de la
Tunisie qui, du fait de l’article 20 de la Constitution tunisienne, ont valeur
supérieure à la loi.
La Tunisie a, en effet, par la loi n°
85-68 du 12 juillet 1985, ratifié la Convention sur l'élimination de toutes les
formes de discrimination à l'égard des femmes. Elle avait à l’occasion de cette
ratification émis un certain nombre de réserves dont une relative à l’article
16 - 1 - h) qui dispose que les Etats parties assurent, sur la base de
l'égalité de l'homme et de la femme « Les mêmes droits à chacun
des époux en matière de propriété, d'acquisition, de gestion, d'administration,
de jouissance et de disposition des biens, tant à titre gratuit qu'à titre
onéreux ». En vertu de cette réserve « Le Gouvernement
tunisien ne se considère pas lié par les alinéas c. d. f. de l'article 16 de la
Convention et déclare que les paragraphes g. et h du même article ne doivent
pas être en contradiction avec les dispositions du Code de Statut Personnel
relatives à l'octroi du nom de famille aux enfants et à l'acquisition de la
propriété par voie de succession ».
Par décret-loi n° 103-2011 en date du 24
octobre 2011, pris à l’initiative de l’actuel président de la République
tunisienne qui, alors, était premier ministre, les réserves de la Tunisie
furent levées y compris celle relative à l’article 16 - 1 - h). Le décret-loi
sera notifié au Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies le 17
avril 2014. La Tunisie s’est ainsi conformée à la Recommandation générale n° 21
(1994) du Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes
qui a observé qu’il « existe de nombreux pays où la législation et la
pratique en matière de succession et de propriété engendrent une forte
discrimination à l'égard des femmes. En raison de cette inégalité de
traitement, les femmes peuvent recevoir une part plus faible des biens de
l'époux ou du père à son décès que ne recevrait un veuf ou un fils » et qui a
considéré que « ces pratiques sont contraires à la Convention et devraient être
éliminées. »
L’adoption d’une loi instituant
l’égalité homme femmes en matière d’héritage est donc d’un point de vue
constitutionnel irréprochable. Les équilibres politiques au sein de
l’Assemblée des représentants du peuple font que l’adoption d’une telle loi est
possible. Il restera après, par un effort pédagogique intelligent et soutenu, à
convaincre les croyants sincères qu’elle est du point de vue religieux
conforme au dessein divin suprême : établir la justice
parmi les Humains.
Contribution à la Conférence Empowering Gender Equality
organisée par la Présidence de Malte à l'occasion de la visite d'État
de
Beji Caïd Essebsi Président de la République Tunisienne, le 6 février
2019.
Verdala Palace
Malta
(1) Il convient toutefois de noter que le préambule de la Constitution
mauritanienne proclame « la garantie intangible des droits et principes
suivants : … les droits attachés à la famille, cellule de base de la société
islamique. »
(2) Les Constitutions marocaine du 29
juillet 2001, mauritanienne du 20 juillet 1991 rétablie et modifiée par Loi
Constitutionnelle n° 2006-014 et jordanienne du 8 janvier 1952 ne garantissent
cependant pas la liberté de conviction en tant que telle. Seules la
Constitution algérienne du 8 décembre 1996 telle que révisée en 2016 et, nous le
verrons, la Constitution tunisienne, garantissent la liberté de
conviction et de conscience.
LES SILENCES COUPABLES DE Youssef CHAHED
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