Alain Delon vient de mourir à l'âge de 88 ans.
C’était devenu une forme de rituel, après une série consacrée à sa carrière, publiée dans Le Monde durant l’été 2018, puis un entretien au long cours, sollicité par l’acteur, paru le 21 septembre 2018 dans les colonnes du journal : Alain Delon téléphonait régulièrement. C’était une manière de prolonger une conversation, et aussi de parler, sans nécessairement rechercher le dialogue.
Au début de chaque conversation, au téléphone le plus souvent, le samedi en général, tôt le matin, il fallait d’abord prêter son oreille à un long soupir sans le moindre mot. Un interminable « Pfff… » qui exprimait sa lassitude, son agacement, ou le simple besoin de prendre sa respiration avant de débuter son monologue. A la fin de cet appel d’air, Delon prononçait votre prénom puis, assuré de l’identité de son interlocuteur, assénait de manière déterminée : « Alain ! »
Le vouvoiement restait de rigueur, mais l’échange de prénoms, sur lequel il insistait, installait une intimité recherchée.
L’instant présent
Dans ses conversations, Delon insistait sur ses débuts ou sur sa fin. Depuis un bon moment, l’acteur vivait l’instant présent comme son dernier, tant il était entendu qu’il n’y aurait plus de lendemain.
Puis il revenait sur les mêmes hypothèses. La première restait liée à sa carrière, que l’acteur aimait la considérer comme un accident : « Si j’étais resté charcutier, je n’aurais jamais eu autant d’emmerdes. » Il le disait avec une telle conviction que l’espace de quelques secondes, le plus grand acteur français de l’après-guerre se persuadait que commis-charcutier, ce qu’il fut pendant son adolescence, eut constitué un destin plus enviable que star de cinéma, car plus paisible.
La seconde hypothèse le ramenait à ses trois années en Indochine, où il s’était enrôlé mineur, à 17 ans et demi, grâce à une autorisation de ses parents, tolérance qui le perturbait encore. Partir à l’armée lui avait permis de devenir un homme, mais aussi de réaliser qu’il aurait pu y laisser la vie. « Cela peut en déranger beaucoup que j’estime avoir tout appris à l’armée, mais je les emmerde », insistait-il. Il fallait entendre les plaintes et les lassitudes derrière les mots.
L’armée avait été sa seule école, et l’enseignement reçu plus tard, sur un plateau de cinéma, par ceux qu’il appelait ses « maîtres », René Clément, Luchino Visconti et Jean-Pierre Melville, avait prolongé son éducation.
Sens de l’honneur et fidélité
Mais le mépris qu’il ressentait trop souvent à l’encontre de gamins partis comme lui, sous les drapeaux, combattre pour une guerre coloniale dont ils ignoraient les tenants et les aboutissants, le révoltait.
De l’armée, Delon avait retenu un sens de l’honneur, de la solidarité et de la fidélité à ceux qu’il avait croisés. Fidélité dont il évitait de faire étalage et qui se manifestait, par exemple, avec le boxeur Jean-Claude Bouttier, mort le 3 août 2019 vaincu par la maladie, et que l’acteur hébergeait dans son domaine à Douchy, dans le Loiret, où il passait la moitié de sa semaine, seul, en compagnie de ses chiens.
Delon avait organisé en 1973 le combat revanche du Français contre Carlos Monzon pour le titre de champion du monde dans la catégorie des poids moyens. Bouttier s’était entraîné tout l’été à Douchy et, le 29 septembre, à Roland-Garros, il avait perdu le combat aux points. A l’appel de la treizième reprise, Bouttier devenait virtuellement champion du monde, puis Monzon avait passé la vitesse supérieure et gardé son titre. Delon gardait une mémoire photographique de ce combat, comme d’ailleurs de tout ce qui se rapportait à la boxe.
Il restait – héritage, entre autres, de l’armée – l’image droitière de l’acteur. Peut-être serait-il plus juste de souligner son engagement gaulliste qu’il revendiquait, et plusieurs de ses films, souvent les plus grands, en contradiction avec son image : L’Insoumis (1964), d’Alain Cavalier, et Les Centurions (1966), de Mark Robson, qui prenaient position contre la guerre d’Algérie, et Monsieur Klein (1976), de Joseph Losey, sur la France de Vichy et la rafle du Vél’ d’Hiv.
Ces contradictions enchantaient Delon. Elles soulignaient sa complexité et son instinct. « Monsieur Klein, il fallait bien que je le fasse, non ? », concluait-il au sujet du film, qu’il avait également produit.
Obsédé par son visage
Quand on lui rendait visite dans ses bureaux, boulevard Haussmann à Paris, on ne pouvait qu’être frappé par l’aspect mausolée de cet appartement. Des photos de Delon partout sur les murs, parfois de Jean Gabin et de Romy Schneider. L’acteur avait choisi de vivre au milieu des disparus. D’ailleurs, la première question qu’il vous posait était : « Avez-vous déjà perdu quelqu’un de très proche ? » Une réponse affirmative le soulageait. Elle signifiait que vous partagiez, à un degré ou un autre, son culte des morts.
Devant une des photos, où il apparaissait tellement plus jeune, âgé d’un peu plus de 30 ans, à l’époque du Samouraï, de Jean-Pierre Melville, et de La Piscine, de Jacques Deray, soit à l’apogée de sa beauté, Delon expliquait, en plaisantant : « Vous voyez, le mec qui est sur cette photo n’est pas tellement différent du mec qui se tient devant vous. » Il fallait bien entendu comprendre l’inverse.
Delon était, plus que d’autres, attentif au temps qui passe. Son visage, qui l’obsédait tant, et avait fasciné la Terre entière, s’était effacé. Il en avait tellement conscience qu’il s’emparait de livres de photos de lui pour les partager. Il levait les yeux à chaque nouveau cliché pour partager l’évidence de sa beauté puis refermait le livre pour signifier la fin de son histoire.
Une manière unique de s’emparer d’un espace
Delon a toujours entretenu un rapport conflictuel avec son visage. Il estimait, à raison, qu’il n’était pas qu’une « gueule ». Son physique lui avait ouvert toutes les portes mais il n’aurait jamais pu accomplir cette carrière en s’appuyant uniquement sur ce visage hors du commun. C’était éclatant depuis son premier grand film, Plein soleil, de René Clément : Delon possédait une manière unique de s’emparer d’un espace. Il entrait dans une pièce et celle-ci s’en trouvait transfigurée. L’arrogance et la fierté de Delon y étaient pour beaucoup, et son art de se placer devant la caméra, qu’il racontait avoir appris auprès de René Clément, encore bien davantage.
La tension créée par sa présence, présence parfois discrète, toujours subtile, sa façon de se tenir, de regarder, suffisait à faire comprendre au spectateur qu’il existait un phénomène Delon, jamais observé auparavant, plus jamais constaté depuis.
Le goût de l’abstraction chez Delon, en l’occurrence ce talent pour offrir à chacun de ses gestes l’aura du mystère, avait trouvé le metteur en scène idéal en la personne de Jean-Pierre Melville, et s’était exprimée dans trois films, Le Samouraï(1967), Le Cercle rouge (1970), Un flic (1972).
Le réalisateur français, rétif à la psychologie, manifestait un goût prononcé pour les accessoires vestimentaires, chapeau, imperméable, lunettes qui, soudain, offraient toute sa contenance à un personnage. Melville avait en Delon un acteur désireux de se prêter à ce rituel : pour la scène d’ouverture du Samouraï, dans la chambre du tueur à gages, le réalisateur passe, pour le plus grand plaisir de son acteur, une demi-journée sur un plan de trois secondes, où Delon se regarde dans un miroir, ajuste son chapeau, essuie trois fois son doigt sur le rebord, comme pour éprouver l’efficacité d’une lame de rasoir.
Delon-Melville, couple cinématographique
Il suffit de constater à quel point la gestuelle de Delon dans Le Cercle rouge est unique – quand il ouvre une porte, on a l’impression qu’il vient de forcer un coffre – pour comprendre qu’un réalisateur aussi méticuleux et directif que Melville, obsessionnel du contrôle, à commencer sur ses comédiens, se contentait ici de laisser régulièrement l’initiative à sa vedette, jamais aussi à l’aise quand elle pouvait se passer de mots, laissant son corps s’exprimer.
Delon assurait qu’il n’avait aucune conscience, lui si narcissique, de cette propriété hors du commun : « Jean-Pierre me laissait faire, je ne voyais pas ce que j’avais de si particulier, je ne savais de toute façon pas bouger autrement. » En fait, Delon ne voyait même pas de quoi vous vouliez parler.
Il est difficile de trouver un couple cinématographique aussi homogène, d’une complicité à ce point absolue que Delon et Melville. Errol Flynn et Raoul Walsh auparavant, Scorsese et De Niro ensuite pourraient leur être comparés, sauf que le couple Delon-Melville n’éprouvait aucun besoin de dialoguer ou d’argumenter. Les deux hommes ne se voyaient guère en dehors des plateaux. Lorsque Melville est mort brutalement, le 2 août 1973, à 55 ans, Delon se trouvait dans le sud de la France. Après avoir entendu à la radio que le réalisateur avait été victime d’un accident vasculaire cérébral, l’acteur avait roulé toute la nuit pour se rendre au domicile du cinéaste, au 25 bis, rue Jenner à Paris, et constater, inconsolable, son décès au petit matin.
Les deux hommes avaient pour projet de tourner Arsène Lupin. Le personnage inventé par Maurice Leblanc apparaissait comme une évidence pour les deux hommes, naturellement portés vers les rituels du dandy cambrioleur. Delon vous montrait son poing pour raconter le projet, il délivrait alors un doigt, puis deux, puis tous pour signifier qu’il se préparait encore à ce film qui ne sera jamais tourné.
Rendez-vous manqués
La carrière de Delon a été extraordinairement courte pour un acteur aussi grand. Si on ne prend en compte que ses chefs-d’œuvres, de Plein Soleil à Monsieur Klein, entre 1959 et 1976, s’écoulent seulement dix-sept ans. Delon convenait de cette relative brièveté, c’est sur cette chronologie qu’il avait préparé sa leçon de cinéma à l’occasion de la Palme d’or d’honneur qui lui avait été remise au Festival de Cannes en 2018, conscient qu’il ne s’était rien passé de significatif plus tard.
Il évoquait souvent ses conversations avec François Truffaut et Claude Sautet, pour des projets qui ne virent jamais le jour, alors qu’ils apparaissaient comme autant d’opportunités de prolonger, dans les années 1980, une carrière de la plus avantageuse des manières. Ces rendez-vous manqués accentuaient sa mélancolie, la conscience d’une vie pas tout à fait pleinement vécue.
Il avait des velléités de raconter cette vie dans un livre de mémoires. Il en avait trouvé le titre, L’Insignifiance des choses, emprunté à une phrase des Mémoires de guerre du général de Gaulle : « D’un point élevé du jardin, j’embrasse les fonds sauvages où la forêt enveloppe le site, comme la mer bat le promontoire. Je vois la nuit couvrir le paysage. Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de l’insignifiance des choses. » Mais Delon n’arrivait pas à aller au-delà de son intention. L’histoire de sa vie ne resterait qu’un rêve, une succession de rencontres et de récits décousus auxquels il n’aura jamais donné corps.
Curieusement, l’un des films les plus secrets, était ressorti en France en mai, Le Professeur (1972), de Valerio Zurlini, l’un de ses préférés aussi où, commentait-il mystérieusement, sans vouloir donner de détails, sa personnalité affleurait, comme dans Le Guépard, Le Samouraï ou Monsieur Klein. Delon incarnait un professeur de lettres, splénétique et dépressif, au passé mystérieux, tombant amoureux d’une de ses élèves, et dont le désespoir le mène à la mort. Le titre original du film, La Prima notte di quiete, en français « la première nuit de tranquillité », faisait allusion à un vers de Goethe qui en faisait une métonymie de la mort.
Alain Delon peut désormais profiter de sa première nuit de tranquillité.
Alain en mourant met fin au magnifique chapitre d’une époque révolue, dont il fut un monument souverain.
Il a représenté le meilleur du “cinéma prestige” de la France. Un ambassadeur de l’élégance, du talent, de la beauté. Sa disparition creuse un vide abyssal que rien, ni personne, ne pourra combler.
Je perds un ami, un “alter ego”, un complice. Nous partagions les mêmes valeurs, les mêmes déceptions, le même amour des animaux et je pense à une phrase d’Alfred de Vigny dans “La mort du loup” : “À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse, seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse”.
Romy Shneider : Je l’ai aimé parce que rien n’était fait pour.
RépondreSupprimerParce qu’il se moquait bien d’être séduisant avec moi. Parce que faire des efforts pour plaire au monde semblait ne pas faire partie de ses volontés.
Parce qu’il avait quelque chose de triste bien caché au fond de l’âme. Il avait dû naître comme cela, lui aussi, avec cette nostalgie collée aux poignets.
Je l’ai aimé parce que ses yeux observaient tout sans être retenus par rien. Parce qu’il puait la liberté. Parce qu’il était prisonnier.
Parce qu’il y avait sur ses lèvres un peu d’amertume et beaucoup de tendresse, de l’amour qui a pleuré et l’envie de la passion. Parce qu’il parlait peu. Parce que lorsqu’il parlait, j’avais envie d’écouter. Je ne me souviens pas avoir aimé les mots comme l’eau, qui débordent.
Il était nu, même habillé. Pudique de son âme et de son corps. En y regardant de près, je l’ai immédiatement soupçonné de ne pas trop s’aimer. Je l’ai aimé à sa place. J’avais de la place dans le cœur.
Il y avait, au fond de son regard, un vieux truc perdu, hagard. J’avais envie de l’aider à le retrouver. Il souriait peu. Pourtant, lumineux. Il me faisait rire sans jamais essayer. Je ne crois pas que les gens drôles m’aient jamais beaucoup amusée.
Lui, il me donnait envie de hurler de rire parce qu’il se moquait de lui-même en riant de ce qui l’entourait. Je l’ai aimé parce qu’il était faussement détaché, fragile, sensible, agressif et démuni. Parce qu’il le cachait.
Je l’ai aimé parce que personne ne s’y attendait.
Et je l’ai écrit. Pour oublier.
Mais je n’y suis jamais arrivée.
Alain Delon Magnifique : Interview (1975)
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