Par Ridha Ben Slama
« Que fait-on de l'accord signé le 15 septembre 2011 par 11 partis dont Ennahdha et qui prévoit "l'engagement absolu" sur un mandat d'un an accordé à l'Assemblée nationale constituante ? Est-ce que cette déclaration éthique devant les Tunisiens est désormais caduque ? Si c'était le cas, ce serait déshonorant pour ceux qui ne s'y obligent plus »
« On ne peut trouver des raisons non contingentes à la perte de légitimation que dans une évolution "autonome", c'est-à-dire dépendante de la vérité, des systèmes d'interprétation, évolution qui limite la capacité d'adaptation de la société pour des raisons inhérentes au système ». Jürgen Habermas
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Durant ces dix longs mois, politologues, juristes, spécialistes de droit constitutionnel, journalistes et simples citoyens avaient relevé les louvoiements de la Troïka et particulièrement ceux d’Ennahdha. Ils n'ont cessé d'alerter l'opinion sur les manquements aux promesses, les faux-fuyants pour accomplir des engagements essentiels, la course effrénée pour s'emparer de l'appareil étatique et administratif à travers des nominations partisanes, les tentatives acharnées pour faire plier les médias…
En définitive, les présomptions se sont avérées justifiées et les craintes se sont confirmées. Il est bien établi que toutes ces manœuvres dilatoires et ces stratagèmes avaient pour objectif aussi de retarder au maximum le délai-butoir pour l’élaboration de la nouvelle Constitution et par conséquent la clôture de la 2ème transition ayant pour dessein de réunir les conditions suffisantes d'une victoire électorale. Pour ce faire, les gouvernants provisoires atermoient en usant de tous les procédés pour remettre en cause cette échéance du 23 octobre 2012.
Que fait-on alors de la « Déclaration du processus transitoire » signée le 15 septembre 2011 par 11 partis dont Ennahdha et qui prévoit "l'engagement absolu" sur un mandat d'un an accordé à l'Assemblée nationale constituante ? Est-ce que cette déclaration éthique devant les Tunisiens est désormais caduque ?
Si c'était le cas, ce serait déshonorant pour ceux qui ne s'y obligent plus. Rien n'est plus grave que de trahir la parole donnée. A ceux qui affichent un attachement exacerbé pour une certaine acception de la religion, ne savent-ils pas que l'Islam condamne avec véhémence la violation des serments, même ceux pris à l’égard des ennemis, que dire quand il s'agit de leurs compatriotes ?
Que fait-on aussi de l’article 6 du décret n° 2011-1086 du 3 août 2011, portant convocation du corps électoral pour l’élection de l'assemblée nationale constituante, qui stipule que : "L'assemblée nationale constituante se réunie, après la proclamation des résultats définitifs du scrutin par la commission centrale de l'instance supérieure indépendante des élections, et se charge d'élaborer une constitution dans un délai maximum d'un an à compter de la date de son élection".
Les "mentors" d'Ennahdha allèguent que c’est un décret "nul et non avenu, car il s’agit d’une décision administrative émanant d’un pouvoir illégitime" !
Peut-on prendre en considération et appliquer cette "décision administrative émanant d’un pouvoir illégitime " en s'accommodant de certains de ses articles tout en excluant d'autres ? Ainsi, ce même décret qui a convoqué le corps électoral et qui a permis l'élection de ceux qui sont à présent membres de l'ANC (corrélés par une présidence et un gouvernement provisoires) est valable, sauf son article 6 !
Pour achever de désarmer les insoumis et les empêcheurs de tourner en rond ils recourent à un autre subterfuge et assènent l'argument massue : La fameuse Légitimité, pour dire qu’ils sont bien décidés à camper sur leurs positions et à se maintenir aux commandes même s’il faut employer la contrainte.
Au cours d'une interview accordée à une chaîne qatariote, le premier ministre provisoire a déclaré : « A tous ceux qui disent que la légitimité du gouvernement prend fin le 23 octobre, je leur demande comment ont-ils eu cette information ? » Il a ajouté que « le peuple a choisi en toute liberté d'élire l'Assemblée nationale Constituante qui représente la légitimité et qui détermine sa fin ».
Rappelons que la loi constituante n° 6 – 2011 du 16 décembre 2011, relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics spécifie dans son préambule que "l'Assemblée Nationale Constituante est l'autorité légitime principale ayant la responsabilité de préparer une Constitution" . Donc, elle n'est pas l'autorité légitime unique et exclusive pour décider seule de jouer les prolongations. C’est le processus collectif par l’ensemble des acteurs de la société auquel il s’appliquera qui en fait la valeur de toute décision aussi capitale pour les assises de cette nouvelle République que nous voulons. Dans une phase transitoire fondatrice, les mécanismes démocratiques traditionnels, basés sur une tyrannie de la majorité, ne suffisent plus à garantir la légitimité de la gouvernance. Sans oublier de souligner que l'erreur est d'avoir assimilé cette assemblée de constituants à une assemblée parlementaire.
Le porte-parole d'Ettakatol, pour sa part, avait indiqué que le bureau politique du parti considèrait « toute tentative d'atteinte à la stabilité de la nation et de remise en cause de la légitimité de l'Assemblée nationale constituante et des autorités en émergeant » comme irresponsable et illégale.
Le secrétaire général du CPR quant à lui menace : « Celui qui parle de fin de légitimité le 23 octobre, c’est quelqu’un qui souhaite le chaos et l’anarchie dans le pays ». Passons sur "la peine capitale" promise aux Tunisiens qui manifesteraient le 23 octobre 2012. Quant au président provisoire de la République, il vient de déclarer à l'étranger que "le calendrier final sera présenté au peuple tunisien le 18 octobre, après l’accord du président de l’Assemblée Nationale Constituante et chef du gouvernement". Il a affirmé aussi que « la crise provoquée du 23 octobre sera bientôt dépassée ». Provoquée par qui ? Dépassée, comment ? Il est trop facile de jeter la responsabilité sur ceux qui rappellent aux gouvernants leur date de péremption, de les dépeindre en artisans d’une prétendue anarchie qui guette, car qui est responsable de cela ? Qui a fait que les engagements pris, les textes signés … s’apprêtent à ne pas être respectés ?
Nous voilà avertis ! Le mandat de l’ANC sera prolongé au-delà du 23 octobre 2012 ainsi que les deux autres institutions provisoires. Rompez les rangs ! Circulez, il n’y a plus rien à voir ! Et ils croient qu’avec ce genre de procédés les Tunisiens vont « se coucher » pour 23 ans encore. Les Tunisiens ne sont pas des pleutres, ils l'ont démontré. Ces personnes accrochées à leurs fauteuils oublient vite qu’une révolution est passée par là et que ni l’intimidation, ni les menaces, ni les roueries ne risquent de prendre.
Mettons les points sur les « i » au sujet de cette légitimité offusquée qu’ils agitent tous sans discontinuer.
Légitime signifie juste, équitable, fondé sur la raison et exprime une adhésion profonde des Tunisiens à la manière dont ils sont gouvernés. Ce sentiment d’équité disparaît quand ceux qui n’ont pas les réseaux d’influence suffisants constatent qu’ils ne sont pas dans la pratique en mesure de faire valoir leurs droits (les diplômés chômeurs notamment), quand les abus de pouvoir sont monnaie courante (agressions, menaces…) et les recours sont inefficaces ou dissuasifs (viols par des policiers). La légitimité exige de répondre aux besoins ressentis par un peuple assoiffé de liberté et de dignité et doit être exercée efficacement par des gouvernants dignes de confiance.
Même la légalité des actes ne suffit pas à asseoir l’autorité de ceux qui gouvernent. Car la légitimité s’étend au-delà de la simple conformité à la loi. Un pouvoir légal n’est pas obligatoirement légitime, c’est en toute légalité qu’Hitler a pris le pouvoir. Nous savons où cela avait mené. Pour durer, cette légitimité ne peut jamais s’imposer par la pure contrainte ; elle doit rallier de bon cœur le plus grand nombre et avoir le maximum d’écho et d’adhésion. Elle n'a jamais été un chèque en blanc déposé entre les mains d’un groupe quel que soit son talent, elle s’use lorsqu’on s’en sert …mal.
Alors de quelle légitimité parle-t-on lorsqu'on note un discrédit croissant de nos politiciens, fraîchement parvenus, auprès des Tunisiens sur tout le territoire de la République ? Ne parlons pas de ce million et demi d'électeurs dont une frange non négligeable se mord déjà les doigts. De quelle légitimité parle-t-on face au déclin du respect de la chose publique, du décalage entre les modes d’exercice du pouvoir et les aspirations de la société ou la nature des défis à relever ? Il ne manquerait plus qu'on nous sorte "la théorie de droit divin" comme base de légitimité !
Ce pouvoir n’est plus respecté parce qu'il apparaît déjà inefficace ou corrompu sans réel souci du bien commun. Il y a un sentiment généralisé que le bien commun perd de son urgence ou de son évidence pour ceux qui tiennent les commandes, que les objectifs poursuivis sont obscurs, que les moyens de les atteindre ne sont pas transparents, que les contraintes imposées au nom de ce prétendu bien commun perdent leur légitimité.
La légitimité n'est pas un lieu commun, c'est une réalité purement politique qui tire son essence de la popularité ou de l’acceptation d’une action politique par la population. C’est à dire que la population accepte un pouvoir comme un bon pouvoir auquel elle doit obéir. Mais cette légitimité peut augmenter ou diminuer selon les actions politiques sur le terrain.
On est sidéré par cette manière qu'emploient ceux qui gouvernent. Ils déploient autant d'opiniâtreté à édulcorer, embrouiller, finasser, ruser, tricher… Face à tous ces problèmes graves dans tous les domaines qui s'accumulent sans solutions, ils trouvent le moyen de pérorer avec un sacré culot, de discourir avec un bagout étonnant, de démentir avec un toupet incomparable, d'affirmer avec une désinvolture méprisable. C'est une politique poussée jusqu'à la démagogie la plus féroce.
Les dommages causés le 14 septembre, avec leurs retombées multiples et considérables, ne les émeuvent pas outre mesure. Ils poursuivent leur petit bonhomme de chemin avec aplomb comme si de rien n'était, ne bougeant pas d'un iota !
Sont-ils en train d'éprouver la patience des Tunisiens ? Si c'est le cas, ils devraient s'attendre à une réplique sismique à la hauteur des déceptions et des ressentiments éprouvés tout au long de ces mois. C'est inacceptable que la dignité du politique soit rabaissée et tous les serments foulés aux pieds. Ainsi, tout est permis et singulièrement le cynisme à la sauce islamisante.
Les gouvernants devraient arrêter cette stratégie de la diversion maintenant démasquée depuis belle lurette, en cherchant à détourner l'attention des Tunisiens des problèmes vitaux par un déluge continuel de faux débats, d'incidents provoqués et d'informations insignifiantes.
La raison raisonnante et l'intérêt de tous exigent qu'ils trouvent avec les acteurs politiques et sociaux les formules consensuelles opérantes pour impulser un nouveau souffle au pays et redonner de l'espoir aux Tunisiens. Autrement, ils porteront la responsabilité de précipiter le pays dans l'inconnu.
C'est un texte excellent.
RépondreSupprimerLa troïka argumente mais c'est avec des arguties juridiques.
Ce qu'elle ne veut pas voir c'est une chose très simple : quand les électeurs ont voté (et ce sont eux qui ont le pouvoir), ils ont voté sur la base du décret de convocation, c'est à dire pour un an.
Ce n'est pas une discussion sur le décret qui importe, mais sur la volonté exprimée par le peuple et cette volonté là elle est très claire.
Le 23 octobre, ce pouvoir n'aura plus de légitimité politique. C'est absolument certain.
Je répète qu'il ne faudra pas céder, quelques soient les pressions, car si les tunisiens cèdent cette fois-ci, ce sera fini pour eux de la démocratie quelque soient les belles paroles d’Ennahdha et de ses partis associés.
Raisonnons encore plus simplement. Chaque électeur a voté en donnant expressément un délai d'un an.
Après cette année il faut retourner devant les électeurs.
On peut tourner le problème dans tous les sens : ne pas respecter ce délai c'est "un coup d’état" contre le vote des électeurs.
J'en rajoute une couche. C'est très exactement comme si en France ou dans une autre démocratie les élus restaient en place au delà du terme de la mandature.
Il y aurait un mouvement de masse contre ce coup d'état.
Alors ?