C’est un contresens majeur qui les
conduira à l’échec, car ils passent à côté de son rôle véritable par manque
de culture historique, et par une allergie aveugle à la rationalité
bourguibienne, qu’ils croient être de « l’anti-islamisme » ou de
« l’anti-arabisme ». Or, la pensée bourguibienne va bien au-delà
d’un bréviaire pour dictateurs pro-occidentaux, selon les clichés de
l’islamisme et autrefois du communisme. Elle est plus grande que Bourguiba
lui-même, qui avait confondu sa personne avec le corps de l’Etat tout
entier, lequel a pourtant largement survécu à sa personne et à son régime.
Mais c’était sa pensée qui était une philosophie de l’Etat, et non pas lui en
tant qu’individu périssable.
Cette pensée avait identifié avec
une justesse sans faille les idéologies totalitaires du XX° siècle telles
que le communisme, le fascisme ou le nazisme construits sur un fétichisme
quasi-religieux dont l’histoire a montré le fondement mensonger et
inhumain. La pensée de Bourguiba contenait donc, dès l’origine, une
philosophie libérale du politique, si on sait lire l’histoire nationale
autrement que comme une suite d’abus de pouvoirs arbitraires depuis 1956,
avec la courte de vue de ceux qui croient que la Tunisie n’a que deux ans
d’âge, et naît triomphalement le 14 janvier 2011. La pensée bourguibienne
était plutôt comme une introduction à l’émancipation de la conscience
individuelle des Tunisiens, à travers l’acquisition progressive de la
citoyenneté et le sens de la chose publique. La citoyenneté que Bourguiba
avait en vue certes ne s’est pas réalisée de son vivant, mais elle était
déjà là, dans sa pédagogie, dans sa vision populaire, dans son idéal de
justice qui avait été suffisamment fort dans la résistance anticoloniale
pour entraîner une adhésion qui n’était pas l’espoir eschatologique et la
félicité post-mortem, mais au contraire une promesse bien terrestre.
L’Indépendance de la Tunisie était déjà une sortie de la mentalité
religieuse.
Grâce à l’œuvre du temps dont le
passage est toujours nécessaire à la décantation d’une vision
incontournable, grâce aux échecs induits par les dérives autoritaires de
Bourguiba, grâce aux leçons de l’histoire que Béji Caïd Essebsi a su tirer
au cours de sa carrière politique par sa position critique au sein même du
Destour, quand celui-ci avait laissé l’appareil dévorer les principes, Béji
Caïd Essebsi démontre que le vœu démocratique était bien antérieur à la
révolution, chez lui comme chez beaucoup de Tunisiens. Il ne rejoint pas
arbitrairement la Révolution, comme s’il voulait se racheter d’un passé
anti-démocratique. Il ne « grimpe pas sur la monture », selon la
formule par laquelle on veut fustiger les « antirévolutionnaires ».
Au contraire l’appel démocratique avait commencé à résonner depuis
longtemps en lui, dès les années 60-70, quand il avait essayé alors, avec
le groupe des destouriens les plus libéraux, d’introduire le pluripartisme,
mais sans grand succès.
Sans jamais trahir sa dévotion
intime pour Bourguiba, qui avait animé son engagement d’hier et nourri
celui d’aujourd’hui de cette flamme où peu à peu s’est attisée sa langue
politique originale, mélange de distinction intellectuelle et d’humour
populaire, Béji Caïd Essebsi démêle les problèmes les plus difficiles avec
un sens de l’exposé où prennent place les figures d’un récit savoureux
ressenti par le public comme étant celui de son patriotisme même. Il a su
recueillir de sa fréquentation de Bourguiba, et de sa contribution à
l’œuvre collective, dans cette fabrique d’un idéal tunisien soumis chaque
jour, chaque heure, aux obstacles et au lenteurs des systèmes, des
ambitions et des hommes, de leur ignorance, leur pauvreté ou leur
crédulité, une méthode politique où la décision était rarement arbitraire,
contrairement à ce que l’on pense, mais articulée sur une connaissance
parfaite des dossiers. Il la fonde sur une appréciation réfléchie des
forces en présence, sur une capacité remarquable à ne pas s’illusionner, à
ne pas se payer de démagogie facile, à accepter le cas échéant ses propres
faiblesses pour les transformer en forces, à la fois infimes et efficaces,
parce que refusant l’aveuglement idéologique où l’on s’entretient dans la
chimère héroïque de sa cause en ne lui donnant pas la moindre chance de
s’imposer par des moyens de dialogue et la démonstration des faits,
pourtant suffisamment éloquents par eux-mêmes, mais qu’il faut savoir
identifier avec une clarté tranchée.
Or, de ce que j’ai pu observer de
la technique politique de Béji Caïd Essebsi aujourd’hui, et de ce que j’ai
pu retenir de ses actions rapportées dans son livre1, je pense que cet
homme était habité, dès son entrée en politique, par la même et constante
vocation démocratique de concilier les points de vue opposés malgré les
hostilités de part et d’autre, et de trouver un point de rencontre qui ne
heurte les convictions de personne, mais les soumet à un travail sur
eux-mêmes, par petites touches de persuasion et de dialogue où le talent
oratoire et la clarté d’esprit jouent un rôle déterminants. En réalité, le
bourguibisme est chez lui une science politique personnelle, qu’il a fait
sienne dans ces cimes où Bourguiba savait discerner l’horizon mondial avant
n’importe qui dans le monde arabe. En reprenant aujourd’hui cette visée,
Béji Caïd Essebsi lui a donné un style qui lui est propre, tempéré par un
caractère moins autoritaire que son modèle et moins rempli de l’orgueil de
son génie, mais plus apte à traduire ce génie en décisions finalement
acceptées par tous, même dans les circonstances les plus difficiles, voire
impossibles, et en forçant le respect des autres par une sorte d’abnégation
de son moi dans les tractations où la susceptibilité humaine peut créer des
hostilités insurmontables.
Ce bourguibisme second, tout en lui
vouant une admiration inaltérée, Béji Caïd Essebsi le détache aujourd’hui
du modèle écrasant qui, par la puissance de sa personnalité et de son
génie, avait réduit la parole publique à n’être qu’un écho de la sienne, et
avait condamné les voix des Tunisiens, même les plus fidèles d’entre eux,
au silence. Mais ce silence n’en était pas un. Il coulait en lui déjà un
chuchotement nombreux, et tôt dans les années 70, Béji Caïd Essebsi avait
tenté de réconcilier Bourguiba avec la vision libérale de ses lieutenants
dissidents qui en gardaient intact l’idéal, dont ils voulaient ranimer
l’originalité première, en dépit de Bourguiba lui-même. Mais Bourguiba, à
ce moment-là, s’était déjà séparé de lui-même. La capacité de tenir compte
des réalités est beaucoup plus ardue qu’on ne le croit. L’intelligence des
faits suppose une conception austère et disciplinée de la vie politique, un
sens de l’intérêt général, un principe de réalité qui contrarie le plus
souvent le principe de plaisir. C’est le travail stoïque et acharné sur ce
qui est réellement possible, et non les paresses d’une ivresse utopique
d’où l’on sort à chaque échec, à chaque désastre, plus meurtri et amer.
Béji Caïd Essebsi reprend dans son éclosion historique ce travail
bourguibien, il recommence ce qu’il avait essayé de faire sans succès à
l’époque, parce qu’il se heurtait au refus de la personne de Bourguiba
lui-même, devenu comme étranger à son œuvre essentielle, quand le Destour
s’était mué en une forteresse imprenable dans lequel l’Etat s’était enlisé,
en figeant les procédures d’élection où l’artifice des votes ne laissait
plus pénétrer la diversité des voix. Grâce à un tempérament réfléchi et
toujours égal, peu sujet aux humeurs et aux impulsions, grâce à son
éloquence naturelle dans la veine bourguibienne la plus châtiée, grâce à la
fermeté de ses convictions, Béji Caïd Essebsi reprend aujourd’hui
l’inspiration nationale là où elle s’était arrêtée. Elle n’avait pas su
opérer jadis la mutation pluraliste de la vie politique, qui sans trahir la
souveraineté de l’Etat, aurait peut-être élargi les libertés publiques en
évitant de dramatiser outre mesure les risques qu’elles faisaient courir à
la stabilité d’un Etat fort. Cela ne s’était pas fait, et les Tunisiens en
avaient gardé un goût malheureux d’inachèvement. Et pourtant, c’est bien ce
même Etat qui, apparemment longtemps sourd et emmuré, a malgré tout survécu
aux régimes qui se sont succédés. Béji Caïd Essebsi a raison. L’Etat de
l’Indépendance portait donc en lui un fond républicain qui a su résister au
temps. C’est bien l’idée que Bourguiba avait d’un Etat moderne qui subsiste
encore dans la politique actuelle, et s’est généralisée à toute la
population, même chez ceux qui l’avaient mortellement combattue, les
islamistes et les gauchistes. Maintenant que ceux-ci en héritent, non
seulement ils s’en réclament par une conscience tardive de sa puissance et
de sa nécessité, mais vont jusqu’à le défendre à coups de chevrotine
sauvage. On n’en demandait pas tant ! C’est de ça justement dont voulait
se libérer la Révolution, avec la gageure de fonder une nouvelle autorité
politique qui défendrait la vie et la dignité de ses concitoyens comme fins
absolues, sans usage de violence. Si l’exercice de l’Etat reste toujours
prisonnier de réflexes de brutalité, c’est qu’on reproduit inconsciemment
le modèle despotique de l’Etat bourguibien combattu pour ces raisons même,
comme si les nouveaux dirigeants, embarrassés par le maniement d’un
appareil qu’ils détestaient autrefois, se sont mis à le chérir par un
violent instinct de conservation, qui leur fait négliger toutes les
précautions morales qu’ils blâmaient chez les bourguibiens. Mais
finalement, il apparaît que c’est eux qui ressuscitent les plus mauvais
souvenirs d’un Etat abusif.
Ainsi, l’étatisme de Bourguiba
(peut-être le plus contestable) s’est diffusé jusque dans les rangs de ses
ennemis héréditaires, qui y trouvent l’instrument le plus précieux de faire
triompher leur cause. Ce faisant, ils rendent un hommage posthume à
Bourguiba, à qui ils doivent l’expansion de leur propre pouvoir et leur
installation inespérée dans l’histoire. L’instrument étatique bourguibien
est aujourd’hui leur seule arme de défense, et c’est au nom de l’Etat
qu’ils gouvernent désormais, et non plus au nom de l’Islam. C’est
finalement une démonstration involontaire de la profondeur de la visée
bourguibienne de l’Etat. Mais ici, ils refont les mêmes erreurs que celles
qui ont conduit leurs prédécesseurs à abuser « légitimement » de
la force dans le traitement des conflits entre les citoyens, après avoir
crié combien cette force était « criminelle » quand elle
s’exerçait contre eux. Mais les sévices perpétrés désormais au nom de la
démocratie ont-ils plus de douceur que ceux qu’on attribuait à la
tyrannie ? Quand on a les yeux crevés par des rafales de plomb, notre
vue en est-elle moins détruite parce qu’on nous l’aura ôté en prenant soin
de respecter les dispositifs de la légalité démocratique ?
Ici, Béji Caïd Essebsi sait
probablement mieux que ses adversaires actuels les erreurs à ne pas
commettre, car il les a éprouvées dans le passé. Il sait exactement où la
déviation a commencé et, la prévoyant, il sait désormais extirper du fonds
bourguibien, dont il a gardé en mémoire l’enseignement imparable, une
doctrine de l’Etat qui ne sera plus en contradiction avec celle des
libertés. En inaugurant un nouveau style d’autorité sans violence, qu’il a
exercé avec grande maîtrise l’année dernière face à une société devenue par
biens des aspects ingouvernable, il l’a conduite en épousant avec tact ses
soubresauts les plus dangereux, sans la heurter ni la brusquer, sans
provoquer de dégâts sur la personne des citoyens indociles. Il a gouverné
par gros temps les tempêtes sociales, auxquelles il offrait le timon d’une
voilure démultipliée et souple qui transforme le désordre des vents
contraires en énergie dynamique. Béji Caïd Essebsi redonne à la méthode
bourguibienne la possibilité de fournir, dans sa phase post-autoritaire,
une méthode de démocratie, et pas seulement une science de souveraineté
d’Etat. Durant son court mandat de Premier ministre, il a fait sortir
l’antagonisme liberté-Etat de ses anciennes impasses, et de leurs craintes
d’incompatibilité. Il a fait le pari, à cause de sa connaissance
personnelle de la pratique bourguibienne dans ses plus belles œuvres, que
par-delà les erreurs commises, il y là un trésor encore méconnu, que
l’histoire a dilapidé ou défiguré, mais qui déjà avait inscrit la liberté
humaine dans l’Etat, dans son idéal, comme l’aboutissement du processus de
souveraineté de l’Etat lui-même.
En revenant 30 après sur la scène
publique, Béji Caïd Essebsi reprend cette réforme interrompue, où la source
humaniste, rationnelle, libérale, moderne de la philosophie bourguibienne a
montré contre le colonialisme sa force de démocratisation des consciences,
jusqu’à ce que par la suite l’identification absolue de sa personne avec
l’Etat l’en éloigne. Bourguiba n’était pas un démocrate, mais sa pensée
politique, contrairement à ce que pensent les adversaires de Béji Caïd Essebsi
et de Bourguiba, portait en elle une certitude d’émancipation humaine dont
les libertés de conscience actuelles sont issues, et qui a travaillé la
société tunisienne comme une lente et sourde maturation, jusqu’à la moisson
explosive du 14 janvier.
Ainsi, il y a dans le bourguibisme
de Béji Caïd Essebsi, dans cet éclat de l’esprit sur le qui-vive de
l’histoire, une absence de tristesse et de mélancolie, un ressort
vivifiant, une fierté d’être en avance sur le temps par la grâce même des
temps anciens toujours présents à sa mémoire, un engouement pour la vérité
et non pour le mensonge, un goût d’histoire réelle et non virtuelle, une
malice joyeuse qui séduit les Tunisiens, plus tournés vers l’entrain de la
vie et l’énergie affectueuse qu’ils savent tirer les uns des autres quand
ils réalisent l’objet identique de leur amour, la Tunisie, que vers les
surenchères fielleuses où veulent les entraîner les combats idéologiques
qui dissimulent en réalité, à quelque camp qu’on appartienne, la faiblesse
de la raison et la pusillanimité de l’agir.
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