jeudi 21 février 2013

La société que les assassins de Chokri Belaïd veulent nous imposer


Mohamed Larbi Bouguerra

Mohamed Larbi Bouguerra



L’odieux et lâche assassinat de Chokri Belaïd a été précédé par bien des signes annonciateurs : attaque de l’exposition de la Marsa, agression d’intellectuels, de journalistes  et des libres penseurs, onction d’Ayman al Zawahiri aux fous de Dieu locaux…mais les autorités tunisiennes regardaient ailleurs, pensaient aux élections en  se remémorant, la larme à l’œil   leur lointaine jeunesse et laissaient faire.  L’éditorialiste du New York Times a pu écrire le 08 février 2013: « Ennahda…. a promis de coopérer  avec  les partis laïques…. Au contraire, elle envoie des signaux confus. » C’est le moins que l’on puisse dire ! Certains en sont arrivés à l’idée qu’ils pouvaient bien prendre la place de cet Etat que ni les manœuvres  des Occidentaux au XIXème siècle ni la colonisation française  n’ont pu mettre à terre.  Ils voulaient aussi se débarrasser d’un homme –d’ « un être social » comme disait Marx - pour  lequel les intérêts et la dignité  du peuple et des plus pauvres passaient avant toute chose.
Pour Chokri Belaïd, il ne suffisait pas de prodiguer des soins, de donner du pain et des conjoints –gestes si « désintéressés » que l’on se hâtait de les montrer à la terre entière,  dans tous les médias, comme le faisait Ben Ali- pour résoudre tous les problèmes. Lors de ces imposantes et dignes funérailles du regretté Belaïd, ce peuple a montré qu’il n’était pas dupe : il sait que ces gens exercent une politique réactionnaire et antidémocratique, sous les oripeaux d’un islam  « à façon », qui les arrange. Il sait parfaitement qu’ils abhorrent les libertés démocratiques indispensables à l’expression libre des mouvements populaires de protestation et d’opposition à leur politique réactionnaire.  D’où les attaques à l’intérieur même du Jellaz et les pillages.

Quel projet de société ?

La question qui vient alors à l’esprit est : que veulent ces gens, quel est leur projet de société ? Ils veulent d’abord  le pouvoir pour s’arroger   l’exercice de la violence légale de l’Etat ;  ensuite, ils veulent nous imposer une théocratie – aucun parti n’aurait  le droit de rejeter la primauté de la Charia- ayant pour fondement leur conception d’un Islam tel que pratiqué dans les pays du Golfe, ces pays archaïques et qui n’ont jamais pris part au  mouvement de modernisation et de libération  des pays arabes (comme l’a lumineusement montré le regretté Samir Kassir- traîtreusement  assassiné lui aussi- dans « Considérations sur le malheur arabe », Actes Sud, Arles, 2004) et qui n’ont de la modernité que le  vernis consumériste…. pour une frange de la population.  Notre pays verrait fondre comme neige au soleil ses perspectives de démocratisation,  de progrès social, d’ouverture et de tolérance.
Ceux qui doutent de ce qui vient d’être dit devraient voir – si on permet sa projection en Tunisie- le film Wadjda de Haifaa Al-Mansour dont l’action se déroule en Arabie Saoudite, ce pays qui « produit quelque 10 millions de barils de pétrole par jour et un film par siècle » (Thomas Sotinel, Le Monde du 06 février 2013, p.20). Cette œuvre cinématographique  montre comment ce pays se prive des dons et des capacités de ses femmes et comment il  formate ces dernières pour en faire des mères (donnant de préférence des garçons) et des épouses (soumises et recluses). 
Ce qui ne va pas, on s’en doute,  sans souffrances et sans inutiles privations pour la moitié de la population de ce pays….qui ne peut conduire ni se déplacer librement   et dont on réprouve le travail avec des hommes.  Le film l’expose à travers les tribulations de Wadjda - une préadolescente délurée, vive et sympathique de 12 ans-  qui rêve d’avoir…  une bicyclette ! Or, au pays du wahhabisme pur et dur, une fille sur un vélo, c’est impensable ! La yajouz, voyons ! A l’école de Wadjda, pour des filles de noir vêtues, le Coran et les prières constituent l’essentiel du programme ; point d’ordinateurs, point de sciences ni de cartes de géographie et encore moins  de langues étrangères….Pourtant,  chez elle,  Wadjda écoute de la musique rock et porte des jeans.  Wajdja (incarnée par un phénomène qui a pour nom Waad Mohamed) est une fille décidée et qui sait ce qu’elle veut. Elle veut un vélo ; et,  pour l’avoir, elle va mettre toute son énergie à gagner le premier prix d’un  concours de…récitation du Coran* !
Quelle magnifique parabole et quel détournement comique de la mission officielle de l’institution ! Chemin faisant, le film laisse entrevoir  quelques facettes de la société saoudienne : ainsi, la mère de Wadjda, campée par une belle et forte actrice (Rim Abdallah) doit faire face à la polygamie de son mari poussé par sa famille  à convoler de nouveau pour…avoir, avec une deuxième épouse,  un héritier mâle ! Haifaa Al-Mansour montre aussi que,  dans  le pays qui a vu naître le Prophète - qui avait le noir Bilal pour muezzin et dont les premiers adeptes ont trouvé refuge chez les Ethiopiens-  les immigrés pakistanais –donc musulmans- sont parqués dans des bâtiments vétustes et sont à la merci de leurs employeurs et des services de police.
Est-ce cette société que les partisans d’Ansar Eddine et de M. Seif Allah Ben Hassine (alias Abou Yadh Ettounsi) veulent réserver aux  Tunisiens ?
Reprenant WikiLeaks, Sihem Balhi et l’AFP signent  un article intitulée « Alcool, sexe et drogue chez la jet set saoudienne : la face cachée du wahhabisme »  qui décrit les fêtes où les jeunes Saoudiens de Jeddah ne se privent de rien derrière les portes closes de leurs villas.  « Cette liberté n’est possible que parce que la police religieuse évite les fêtes qui se tiennent en présence ou sous le haut patronage des membres de la famille royale ou des cercles qui lui sont proches » affirme un mémo du consulat américain à Jeddah (voir site de Michel Collon). Le roi Saoud Ben Abdelaziz lui-même, rappelons-le,  a dû être déposé,  en novembre 1964, …pour ses penchants alcooliques prononcés ! Annuellement pourtant, l’Arabie Saoudite condamne de nombreuses personnes pour prostitution et  exécute -surtout des immigrés- coupables de trafic de drogue,  semblant appliquer  ainsi  le proverbe arabe : « Interdit une année, autorisé la suivante » !
Est-ce cette société hypocrite de Tartuffe que les assassins de Chokri Belaïd veulent instaurer chez nous ? Oublient-ils ces vers de l’immortel  Al Maari :
« A celui qui prie pour tromper,  volontairement,  son  monde
Dieu préfère celui qui, sciemment, ne  fait pas la prière. » ?

Dors en paix camarade  Chokri,  le peuple tunisien portera  haut et fort le flambeau d’une société tunisienne  libre, tolérante et imperméable à  l’hypocrisie. Telle que tu l’as  pour toujours voulue.


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