Homme engagé s'il en est, l'islamologue et historien tunisien
Mohamed Talbi ne cache pas son inquiétude face à la montée de l'obscurantisme
religieux. Il accuse Rached Ghannouchi et Ennahdha de nourrir secrètement des
projets inavouables de coup d'État théocratique.
À 91 ans, il pétille toujours autant
d'intelligence. Avec une pensée libre pour tuteur, l'islamologue et historien
tunisien Mohamed Talbi est un homme engagé, aussi révolté qu'audacieux.
L'ancien recteur de la faculté de Tunis prône une approche de l'islam à partir
de l'intentionnalité du Coran et appelle à créer un front réformateur. Musulman
convaincu, il n'en est pas moins partisan d'une pensée critique et persiste,
malgré les multiples menaces, à pourfendre les extrémistes, qui dénaturent
l'essence du message coranique.
Si Mohamed Talbi a composé avec le pouvoir
sous Habib Bourguiba, il est entré en dissidence sous Ben Ali, rejoignant
notamment le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT). Aujourd'hui,
il ne fait pas dans la demi-mesure, mettant aussi bien les hommes politiques
que les citoyens face à leurs responsabilités. Si, comme il aime à le
souligner, le Coran oblige, la Tunisie aussi.
Jeune Afrique : Vous ne cachez pas votre inquiétude quant au
devenir de la Tunisie. Qu'est-ce qui vous alarme ?
Rached Ghannouchi aurait un tel pouvoir ?
Tout dépend de nous. Si nous fermons les yeux sur ses combines
tels des somnambules, il a tous les pouvoirs. Si, et c'est je pense ce qui est
en train de se produire, nous prenons conscience du danger qu'il représente,
nous réussirons à le mettre en échec.
Le Tunisien est porteur de valeurs modérées, l'extrémisme n'est
pas dans sa nature...
Détrompez-vous ! Une grande partie de la société rêve d'un État gouverné par la charia, laquelle est
enseignée dans nos institutions théologiques. Il ne faut pas se leurrer : tous
les oulémas sans exception prônent l'application de la charia et ont une très
large audience. Je note qu'aucun parti n'a osé réclamer ouvertement l'abolition
de la charia, ce qui en dit long sur nos composantes sociale et politique. Or
qui dit charia dit État théocratique. Le risque est là. Il ne faut pas prendre
pour argent comptant les promesses de tolérance, parce que celle-ci n'est
hautement revendiquée par aucune formation politique. Et puis tout dépend de ce
que l'on entend par tolérance ; on peut tolérer provisoirement ce que l'on ne
peut pas éradiquer dans l'immédiat. Certains attendent en réalité que les
conditions soient réunies pour imposer un modèle de société acquis à la
gouvernance par la charia et qui n'a plus besoin de tolérer. Tant que nous
n'aurons pas clairement et fermement dit stop à la charia, nous vivrons
constamment sous sa menace. Actuellement, en Tunisie, aucun parti n'a
franchement et fermement pris position en faveur de la laïcité. On répand
l'idée que la laïcité est la mécréance. C'est faux ; la laïcité est la
neutralité, de sorte que tout citoyen puisse vivre sa vie comme il l'entend,
avec ou sans Dieu, en toute liberté.
Comment analysez-vous l'émergence de l'extrémisme en Tunisie ?
Il était là, latent. Sous Bourguiba ou Ben Ali, il était freiné,
verrouillé et contraint au silence. Avec la démocratie, le latent affleure à la
surface et explose faute d'une pensée qui propose une alternative.
Vous proposez la création d'une association des musulmans
coraniques. Dans quel objectif ?
Nous avons besoin de renouveler la pensée musulmane. C'est
pourquoi j'appelle tous les musulmans pratiquants opposés à l'inquisition
religieuse que l'on voit se développer sous nos yeux à réfléchir et à créer un
front commun alternatif aux pensées rétrogrades et fallacieuses. Aujourd'hui,
on viole des domiciles pour pourchasser ceux qui ne respectent pas la charia.
La charia n'est-elle pas inhérente à l'islam ?
Seul le Coran oblige, la charia est une fabrication humaine, un
carcan élaboré par des hommes au IIIe siècle de l'hégire. L'alternative
est donc un islam coranique qui, lui, est totale liberté. Personne n'a jamais
rapporté avoir vu le Prophète armé d'un gourdin, tenant une fiole de vitriol et
portant une bombe à la ceinture pour faire appliquer par tous les moyens al-amr bil maarouf wan nahyi anil
mounkar [« la promotion de la vertu et l'interdiction du
vice »]. Ceux qui ont fabriqué la charia ont dénaturé le Coran, qui n'est
que liberté et respect de l'individu. Il faut que les croyants se regroupent
contre cette inquisition. Si un jour les musulmans authentiques constituent un
front conscient ayant une doctrine bien structurée à leur portée, on entrera
dans la modernité, car le Coran est modernité. « La Ikraha fid din »
[« Nulle contrainte en religion », Coran, II, 256], des mots simples
et clairs pour souligner que l'islam n'impose rien et ne recèle pas les
interdits qu'on lui prête. Tout ce qui relève des libertés individuelles est
respecté et protégé par le Coran.
Peut-on être musulman et en phase avec l'environnement du
XXIe siècle ?
Par le Coran, qui est avant tout culte, nous arriverons à adhérer
à la modernité, à donner au livre sacré une continuité plus humaine et plus
conforme aux valeurs de solidarité, de liberté et d'humanisme. Le Coran est
humaniste. Si nous parvenons à diffuser et à justifier par des textes
coraniques irréfutables la liberté et la modernité, nous pourrons lutter contre l'obscurantisme de la charia et démontrer à
quel point elle est inhumaine. La lapidation, le châtiment de l'apostasie
n'existent pas dans le Coran, qui recommande de laisser les gens en paix.
Vous dites de la troïka au pouvoir qu'elle est diabolique...
La troïka
gouvernementale est une trinité. Dans cette trinité, il y a le Père, Rached Ghannouchi, avec Hamadi Jebali comme
écran, le Fils, Moncef Marzouki, et le Saint-Esprit, Mustapha Ben Jaafar. Le Saint-Esprit transmet ce
que veulent le Père et le Fils. Si on la laisse faire, je crains que la Trinité
ne gagne, et alors nous serons foutus.
Vous êtes extrêmement remonté contre les islamistes d'Ennahdha.
Ennahdha est comme un cancer qui métastase partout. Même la
culture est à sa botte. Beit el-Hikma, cette académie du savoir, est tombée
dans son escarcelle. Le chef du gouvernement a nommé quatre académiciens qui
lui sont acquis et qui, à leur tour, en ont désigné soixante autres, mais cette
liste reste secrète jusqu'à l'obtention de l'aval des islamistes. C'est pire
que du temps de Ben Ali, d'autant que des hommes de culture proches de l'ancien
régime figurent parmi les membres récemment désignés. S'il fallait un exemple
édifiant des agissements ourdis en silence, ce serait celui-là.
Vous dressez un tableau pessimiste. N'y a-t-il pas d'alternative ?
Il y a des prémices de changement qui permettent d'espérer. Le
moment est d'une grande gravité. Cela m'oblige à soutenir un parti qui a des
chances de l'emporter sur la Trinité. Nida Tounès (« l'appel de la Tunisie »),
que j'ai récemment rejoint, et El-Jabha el-Chaabiya (« le front
populaire ») sont les deux mouvements qui semblent les mieux préparés pour
endiguer la vague salafiste et nous sauver du naufrage que nous prépare la
Trinité. Que Dieu soit avec nous.
Ne faites-vous pas une confusion entre islamistes et salafistes ?
Il n'y a que des salafistes, il n'y a pas d'islamistes. Ils sont
comme des caméléons ; on ne sait quelle est leur couleur, et c'est ce qui leur
permet d'avancer masqués. On le voit bien en Europe, où le salafisme fait tache
d'huile alors qu'il est de l'anti-islam.
Ce serait un acquis considérable. Voyez-vous, on saccage des lieux
comme le mausolée de Saïda Manoubia, on s'en prend à l'art sous prétexte
d'atteinte au sacré. À travers le sacré, qu'ils ne définissent pas, ils peuvent
tout supprimer, éradiquer la pensée comme les traditions.
Le Tunisien a toujours revendiqué son identité. N'est-elle pas une
digue contre l'extrémisme ?
L'identité tunisienne est menacée. Qu'est-ce qu'une identité sinon
le fait d'assumer l'histoire d'un pays avec toutes ses variantes et composantes
? Celle de la Tunisie est historique, documentée et avérée ; elle est aussi
punique et romaine avec Tertullien [théologien du IIIe siècle, natif de
Carthage], père de l'Église, et saint Augustin, qui a jeté les fondements de la
culture chrétienne. Faut-il démolir nos monuments antiques ou font-ils partie
de notre identité ? Les salafistes auraient alors fort à faire et devraient
tout détruire à Carthage, El-Jem et Dougga. Ils n'auront qu'à raser tout le
pays, sauf leurs mosquées. Mais l'identité tunisienne est l'une des plus riches
au monde. Nous sommes les enfants de plusieurs couches de civilisation. Que
ceux qui s'interrogent sur notre identité aillent au musée du Bardo, où elle
est représentée dans toutes ses composantes.
Comment analysez-vous cette révolution ?
Comme toutes les révolutions, elle n'est pas accomplie, elle est
en train de s'accomplir. La Révolution française a mis deux siècles pour le
faire. Espérons que dans quelques décennies nous ferons notre révolution, celle
des esprits qui ni ne changent ni n'évoluent facilement.
Vous estimez donc que cet accomplissement est une bataille en
cours ?
Mes travaux vont dans ce sens. La vraie bataille est sur deux
fronts, celui des salafistes et celui du christianisme. Ce dernier a sali
l'islam en lui accolant l'expression « axe du mal ». Jusqu'à
Benoît XVI, qui a affirmé à Ratisbonne que « Mohammed n'a apporté au
monde que des choses mauvaises et inhumaines ». La révolution est menacée
par cette pensée qui nous déclare ennemis de l'humanité. Je tente d'apporter
une réponse pour juguler le péril de l'islamophobie nourrie par le
christianisme. Mais tant que nous n'aurons pas de doctrine solide qui s'oppose
au christianisme avec des textes, des preuves et des documents, nous serons
toujours menacés dans notre islam. L'extrémisme musulman arrange les lobbies
chrétiens ; ils jouent sur l'image d'un islam obscurantiste auquel ils opposent
leur religion, présentée comme bonté, amour et fraternité, tout en faisant
l'impasse sur la régence de la Trinité.
Il ne faut pas se leurrer. Les échéances électorales ne sont pas
si loin [23 juin 2013], et les salafistes, qui sont très bien organisés,
ont pour objectif de prendre le pouvoir. Aussi, tout ce qui entrave leur chemin
doit être éliminé. Si Nida Tounès est pris pour cible, c'est qu'il talonne
désormais Ennahdha dans les sondages. Crédité de 22 % d'intentions de
vote, contre 30 % pour les islamistes, loin devant les autres formations,
Nida Tounès est le parti qui monte. Cela fait peur à Ennahdha, qui le désigne
clairement comme son ennemi.
Vos positions sont très tranchées, mais où sont les enjeux pour la
Tunisie ?
Nous vivons une époque exceptionnelle, la Tunisie connaît une
mutation extraordinaire qui risque d'avorter si le salafisme l'emporte. C'est
ce que les partis politiques doivent comprendre. Le danger n'est pas Hamma
Hammami [homme politique d'extrême gauche], mais vient de Rached Ghannouchi et
de ses manigances. On doit s'interroger et s'intéresser au parcours de cet
homme parti de zéro. Les réponses sont là.
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Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani
Mohamed Talbi (محمّد الطالبي) : Méfiez vous de Rached Ghannouchi- "! راشد الغنوشي إياك إياك والعنف"
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=BrpYPEyvjDY
M. Caïd Essebsi reçoit le Pr Talbi qui lui dit ses projets et ses activités pour tenter de faire face à l'invasion d'un islam extrémiste qui pourrait conduire le pays au désastre.
RépondreSupprimerhttp://www.kapitalis.com/politique/15510-tunisie-politique-beji-caid-essebsi-recoit-mohamed-talbi.html