Philosophe et historien des
sciences, Michel Serres réclame l’indulgence pour les jeunes, obligés de tout
réinventer dans une société bouleversée par les nouvelles technologies.
Michel Serres, diplômé de
l’Ecole navale et de Normale Sup, a visité le monde avant de l’expliquer à des
générations d’étudiants. Historien des sciences et agrégé de philosophie,
ancien compagnon de Michel Foucault, avec qui il a créé le Centre universitaire
expérimental de Vincennes en 1968, il a suivi René Girard aux Etats-Unis,
où il enseigne toujours, à plus de 80 ans. Ce prof baroudeur, académicien
pas tout à fait comme les autres, scrute les transformations du monde et des
hommes de son œil bleu et bienveillant. Son sujet de prédilection : la jeune
génération, qui grandit dans un monde bouleversé, en proie à des changements comparables
à ceux de la fin de l’Antiquité. La planète change, ils changent aussi, ont
tout à réinventer.«Soyons indulgents avec eux, ce sont des
mutants», implore Michel Serres, par ailleurs sévère sur sa génération et
la suivante, qui laisseront les sociétés occidentales en friche. Entretien.
Vous annoncez qu’un «nouvel humain» est
né. Qui est-il ?
Je le baptise Petite Poucette, pour sa capacité à
envoyer des SMS avec son pouce. C’est l’écolier, l’étudiante d’aujourd’hui, qui
vivent un tsunami tant le monde change autour d’eux. Nous connaissons
actuellement une période d’immense basculement, comparable à la fin de l’Empire
romain ou de la Renaissance.
Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux grandes
révolutions : le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé. La
troisième est le passage de l’imprimé aux nouvelles technologies, tout aussi
majeure. Chacune de ces révolutions s’est accompagnée de mutations politiques
et sociales : lors du passage de l’oral à l’écrit s’est inventée la pédagogie,
par exemple. Ce sont des périodes de crise aussi, comme celle que nous vivons
aujourd’hui. La finance, la politique, l’école, l’Eglise… Citez-moi un domaine
qui ne soit pas en crise ! Il n’y en a pas. Et tout repose sur la tête de
Petite Poucette, car les institutions, complètement dépassées, ne suivent plus.
Elle doit s’adapter à toute allure, beaucoup plus vite que ses parents et ses
grands-parents. C’est une métamorphose !
Cette mutation, quand a-t-elle commencé ?
Pour moi, le grand tournant se situe dans les
années 1965-1975, avec la coupure paysanne, quand la nature, notre mère,
est devenue notre fille. En 1900, 70% de la population française
travaillait la terre, ils ne sont plus que 1% aujourd’hui. L’espace vital a
changé, et avec lui «l’être au monde», que les philosophes allemands comme
Heidegger pensaient immuable. La campagne, lieu de dur travail, est devenue un
lieu de vacances. Petite Poucette ne connaît que la nature arcadienne, c’est
pour elle un terrain de loisirs et de tourisme dont elle doit se préoccuper.
L’avenir de la planète, de l’environnement, du réchauffement climatique… tout est
bousculé, menacé.
Prenons l’exemple du langage, toujours révélateur de
la culture : il n’y a pas si longtemps, un candidat au concours de l’Ecole
normale était interrogé sur un texte du XIXe siècle qui parlait
de moissons et de labourage. Le malheureux ignorait tout le vocabulaire ! Nous
ne pouvions pas le sanctionner, c’était un Petit Poucet qui ne connaissait que
la ville. Mais ce n’est pas pour ça qu’il était moins bon que ceux des
générations précédentes. Nous avons dû nous questionner sur ce qu’étaient le
savoir et la transmission.
C’est la grande question, pour les parents et les
enseignants : que transmettre entre générations ?
Déjà, Petit Poucet et Petite Poucette ne parlent plus
ma langue. La leur est plus riche, je le constate à l’Académie française où,
depuis Richelieu, on publie à peu près tous les quarante ans le dictionnaire de
la langue française. Au siècle précédent, la différence entre deux éditions
s’établissait à 4 000 ou 5 000 mots. Entre la plus récente et la prochaine,
elle sera d’environ 30 000 mots. A ce rythme, nos successeurs seront très
vite aussi loin de nous que nous le sommes du vieux français !
Cela vaut pour tous les domaines. A la génération
précédente, un professeur de sciences à la Sorbonne transmettait presque
70% de ce qu’il avait appris sur les mêmes bancs vingt ou trente ans plus
tôt. Elèves et enseignants vivaient dans le même monde. Aujourd’hui,
80% de ce qu’a appris ce professeur est obsolète. Et même pour les 20% qui
restent, le professeur n’est plus indispensable, car on peut tout savoir sans
sortir de chez soi ! Pour ma part, je trouve cela miraculeux. Quand j’ai un
vers latin dans la tête, je tape quelques mots et tout arrive : le poème,l’Enéide, le
livre IV… Imaginez le temps qu’il faudrait pour retrouver tout cela dans
les livres ! Je ne mets plus les pieds en bibliothèque. L’université vit une
crise terrible, car le savoir, accessible partout et immédiatement, n’a plus le
même statut. Et donc les relations entre élèves et enseignants ont changé. Mais
personnellement, cela ne m’inquiète pas. Car j’ai compris avec le temps, en
quarante ans d’enseignement, qu’on ne transmet pas quelque chose, mais soi.
C’est le seul conseil que je suis en mesure de donner à mes successeurs et même
aux parents : soyez vous-mêmes ! Mais ce n’est pas facile d’être soi-même.
Vous dites que les institutions sont désuètes ?
Souvenez-vous de Domenech qui a échoué lamentablement
à entraîner l’équipe de France pour le Mondial de foot. Il ne faut pas lui en
vouloir. Il n’y a plus un prof, plus un chef de parti, plus un pape qui sache
faire une équipe ! Domenech est en avance sur son temps ! Il faudrait de profondes
réformes dans toutes les institutions, mais le problème, c’est que ceux qui les
diligentent traînent encore dans la transition, formés par des modèles depuis
longtemps évanouis.
Un exemple : on a construit la Grande Bibliothèque au
moment où l’on inventait Internet ! Ces grandes tours sur la Seine me font
penser à l’observatoire qu’avaient fait construire les maharajahs à côté de
Delhi, alors que Galilée, exactement à la même époque, mettait au point la
lunette astronomique. Aujourd’hui, il n’y a que des singes dans l’observatoire
indien. Un jour, il n’y aura plus que des singes à la Grande Bibliothèque.
Quant à la politique, c’est un grand chantier : il n’y a plus de partis, sinon
des machines à faire élire des présidents, et même plus d’idéaux. Au XIXe siècle,
on a inventé 1 000 systèmes politiques, des marxistes aux utopistes. Et
puis plus rien, c’est bizarre non ? Il est vrai que ces systèmes ont engendré
150 millions de morts, entre le communisme, la Shoah et la bombe atomique,
chose que Petite Poucette ne connaîtra pas, et tant mieux pour elle. Je pense
profondément que le monde d’aujourd’hui, pour nous, Occidentaux, est meilleur.
Mais la politique, on le voit, n’offre plus aucune réponse, elle est fermée
pour cause d’inventaire. Ceci dit, moi non plus, je n’ai pas de réponses. Si je
les avais, je serais un grand philosophe.
La seule façon d’aborder les conséquences de tous ces
changements, c’est de suspendre son jugement. Les idéalistes voient un progrès,
les grognons, une catastrophe. Pour moi, ce n’est ni bien ni mal, ni un progrès
ni une catastrophe, c’est la réalité et il faut faire avec. Mais nous, adultes,
sommes responsables de l’être nouveau dont je parle, et si je devais le faire,
le portrait que je tracerais des adultes ne serait pas flatteur. Petite
Poucette, il faut lui accorder beaucoup de bienveillance, car elle entre dans
l’ère de l’individu, seul au monde. Pour moi, la solitude est la photographie
du monde moderne, pourtant surpeuplé.
Les appartenances culturelles n’ont-elles pas pris de
l’importance ?
Pendant des siècles, nous avons vécu d’appartenances,
et c’est ce qui a provoqué bien des catastrophes. Nous étions gascons ou
picards, catholiques ou juifs, riches ou pauvres, hommes ou femmes. Nous
appartenions à une paroisse, une patrie, un sexe… En France, tous ces
collectifs ont explosé, même si on voit apparaître des appartenances de
quartier, des communautés autour du sport. Mais cela ne constitue pas les gens.
Je suis fan de rugby et j’adore mon club d’Agen, mais cela reste du folklore,
l’occasion de boire de bons coups avec de vrais amis… Quant aux intégrismes,
religieux ou nationalistes, je les apparente aux dinosaures. Ma Petite Poucette
a des amis musulmans, sud-américains, chinois, elle les fréquente en classe et
sur Facebook, chez elle, partout dans le vaste monde. Pendant combien de temps
lui fera-t-on encore chanter «qu’un sang impur abreuve
nos sillons» ?
Que répondez-vous à ceux qui s’inquiètent de voir
évoluer les jeunes dans l’univers virtuel des nouvelles technologies ?
Sur ce plan, Petite Poucette n’a rien à inventer, le
virtuel est vieux comme le monde ! Ulysse et Don Quichotte étaient virtuels.
Madame Bovary faisait l’amour virtuellement, et beaucoup mieux peut-être que la
majorité de ses contemporains. Les nouvelles technologies ont accéléré le
virtuel mais ne l’ont en aucun cas créé. La vraie nouveauté, c’est l’accès
universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS et Google Earth,
aux savoirs avec Wikipédia. Rendez-vous compte que la planète, l’humanité, la
culture sont à la portée de chacun, quel progrès immense ! Nous habitons un
nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! J’en suis encore
tout ébloui !
Ce que l’on sait avec certitude, c’est que les
nouvelles technologies n’activent pas les mêmes régions du cerveau que les
livres. Il évolue, de la même façon qu’il avait révélé des capacités nouvelles
lorsqu’on est passé de l’oral à l’écrit. Que foutaient nos neurones avant
l’invention de l’écriture ? Les facultés cognitives et imaginatives ne sont pas
stables chez l’homme, et c’est très intéressant. C’est en tout cas ma réponse
aux vieux grognons qui accusent Petite Poucette de ne plus avoir de mémoire, ni
d’esprit de synthèse. Ils jugent avec les facultés cognitives qui sont les
leurs, sans admettre que le cerveau évolue physiquement.
L’espace, le travail, le savoir, la culture ont
changé. Et le corps ?
Petite Poucette n’aura pas faim, pas soif, pas froid,
sans doute jamais mal, ni même peur de la guerre sous nos latitudes. Et elle
vivra cent ans. Comment peut-elle ressembler à ses ancêtres ? Ma génération a
été formée pour la souffrance. La morale judéo-chrétienne, qu’on qualifie à
tort de doloriste, nous préparait tout simplement à supporter la douleur, qui
était inévitable et quotidienne. C’était ainsi depuis Epicure et les Stoïciens.
Savez-vous que Louis XIV, un homme pas ordinaire,
a hurlé de douleur tous les jours de sa vie ? Il souffrait d’une fistule anale,
qui n’a été opérée qu’au bout de trente ans. Son chirurgien s’est entraîné sur
plus de 100 paysans avant… Aujourd’hui, c’est un coup de bistouri et huit
jours d’antibiotiques. Je suis le dernier client de mon dentiste qui refuse les
anesthésies, il n’en revient pas ! Ne plus souffrir, c’est un changement
extraordinaire. Et puis, on est beaucoup plus beau aujourd’hui. Quand j’étais
petit, les paysans étaient tous édentés à 50 ans ! Et pourquoi croyez-vous
que nos aïeux faisaient l’amour habillés, dans le noir ? La morale, le
puritanisme ? Rigolade ! Ils étaient horribles, tout simplement. Les corps
couverts de pustules, de cicatrices, de boutons, ça ne pouvait pas faire envie.
La fraise, cette collerette que portaient les nobles, servait à cacher les
glandes qui éclataient à cause de la petite vérole ! Petite Poucette est jolie,
elle peut se mettre toute nue, et son copain aussi. Quand on la prend en photo,
elle dit «cheese», alors que ses arrière-grands-mères
murmuraient «petite pomme d’api» pour cacher leurs dents
gâtées.
Ce sont des anecdotes révélatrices. Car c’était au nom
de la pudeur, et donc de la religion et de la morale, qu’on se cachait. Tout
cela n’a plus cours. Je crois aussi que le fait d’être «choisi» lorsqu’on naît,
à cause de la contraception, de l’avortement, est capital dans ce nouvel état
du corps. Nous naissions à l’aveuglette et dans la douleur, eux sont attendus
et entourés de mille soins. Cela ne produit pas les mêmes adultes.
L’individu nouveau a une très longue vie devant lui,
cela change aussi la façon d’appréhender l’existence…
Une longue vie devant et aussi derrière lui. L’homme
le plus cultivé du monde des générations précédentes, l’uomo di cultura, avait
10 000 ans de culture, plus un peu de préhistoire. Petite Poucette a
derrière elle 15 milliards d’années, du big bang à l’homo sapiens, le
Grand Récit n’est plus le même ! Et on est entrés dans l’ère de l’anthropocène
et de l’hominescence, l’homme étant devenu l’acteur majeur du climat, des
grands cycles de la nature. Savez-vous que la communauté humaine, aujourd’hui,
produit autant de déchets que la Terre émet de sédiments par érosion naturelle.
C’est vertigineux, non ? Je suis étonné que les philosophes d’aujourd’hui,
surtout préoccupés par l’actualité et la politique, ne s’intéressent pas à ce
bilan global. C’est pourtant le grand défi de l’Occident, s’adapter au monde
qu’il a créé. Un beau sujet philosophique.
Propos recueillis par Pascale NIVELLE
***
Michel Serres définit à sa façon, la culture :
Si vous avez du pain et moi j'ai un euro, si je vous achète le pain, j'aurai le pain et vous aurez l'euro et vous voyez dans cet échange un équilibre, c'est à dire : A a l'euro, B a un pain.
Et dans l'autre cas B a le pain et A a l'euro.
Donc c'est un équilibre parfait.
Mais si vous avez un sonnet de Verlaine ou un théorème de Pythagore et moi je n'ai rien, et si vous me les enseignez, à la fin de cet échange-là, j'aurai le sonnet et le théorème mais vous les aurez gardés.
Dans le premier cas, il y a un équilibre, c'est la marchandise; dans le second cas, il y a accroissement, c'est la culture."
Je suis une inconditionnelle de Michel Serres et de sa philosophie abordable...et puis c'est un gascon
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