Le Centre national de l’informatique est dirigé par un PDG et un SG nommés par le parti islamiste et acquis au mouvement Ennahdha. L’actuelle Isie est pourtant en pourparlers avec le centre en vue de lui confier la sous-traitance des données informatiques en relation avec les élections. Il y a péril en la demeure !
Le jeudi 23 janvier, Chafik Sarsar, président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections, accompagné de son vice-président, Mourad Ben Moula, ainsi que du responsable informatique de l’instance, Riadh Bouhouchi, effectuaient une visite de travail au Centre national de l’informatique (CNI). La réunion qui a duré quelques heures, avait pour objectif de renouveler la collaboration entre les deux structures. Un partenariat qui a commencé en 2011, lors de la préparation des premières élections tunisiennes ayant suivi la chute du régime de Ben Ali. On clôt la réunion sur un accord : le CNI met en place une équipe de travail sur le prochain rendez-vous électoral. En attendant, l’Isie lui précisera les services dont elle aura besoin en matière de traitement des données informatiques.
Face à ce projet bilatéral dont on ne connaît pas encore les contours et le périmètre (il peut s’étendre encore plus qu’en 2011, jusqu’au dépouillement et au traitement des résultats du scrutin), des craintes, des doutes et des soupçons sont exprimés par des cadres travaillant au sein même du CNI. « Le président-directeur général, Mohamed Menif, et son secrétaire général, Safia Zebidi, nommés par les deux derniers gouvernements dominés par le mouvement Ennahda, sont loin de l’impartialité et de la neutralité requises pour garantir la fiabilité de la gestion des bases de données électorales », affirme un cadre du CNI, témoignant sous le couvert de l’anonymat.
Il tire la sonnette d’alarme : « Le nouveau chef du gouvernement, Mehdi Jomâa, a promis de réviser les nominations partisanes en relation avec l’échiquier électoral. Urgent : il devrait commencer à partir de notre centre. C’est là que l’instrumentalisation des prochaines échéances électorales se déroulera! ».
« Toutes les manipulations sont possibles ! »
Très curieux semble le parcours de la dame de fer du CNI, dont le pouvoir aujourd’hui dépasse de loin, selon plusieurs témoignages, celui de son PDG. Ingénieure principale, âgée de 46 ans, de sensibilité islamiste depuis toujours, enseignante à ses heures de loisirs dans une école coranique à Halfaouine, Safia Zebidi était simple chef de division il y a encore quelques mois. Le parti Ennahda la propose, la soutient et défend bec et ongles sa candidature en tant que représentante des ingénieurs au sein de la nouvelle Isie.
Entre-temps, le poste de SG du CNI est vacant pour départ à la retraire de l’ancien responsable. On fait poiroter les trois postulants à cette fonction, tous des directeurs compétents et chevronnés…jusqu’à la sélection finale des représentants de l’instance dirigée aujourd’hui par Chafik Sarsar. Le nom de Safia Zebidi ne paraît pas sur la liste de l’équipe de l’instance des élections. « Trop proche d’Ennahdha », a estimé la commission de sélection de l’ANC. En contrepartie, le ministre des Technologies de l’Information et de la Communication et, surtout, son chef de cabinet, Mongi Thameur, membre du Conseil de la choura, faisant fi du principe de la méritocratie, la promeuvent et l’imposent, contre toute attente SG du CNI !
« Je crains le pire. Pourquoi ?
- Tout simplement parce que le CNI dispose du fichier des électeurs, constitué sur la base de recoupements de plusieurs sources, qu’il sera amené à épurer et à actualiser.
- Il lui revient également d’affecter les électeurs dans les bureaux de vote et de connecter ces bureaux à l’Isie.
- Le moindre vice de forme peut porter atteinte à l’intégrité des élections.
- De plus, toutes ces données peuvent être gérées et manipulées à merci !
- Imaginez en plus si dans la prochaine demande de prestation de services qui nous sera transmise dans les prochains jours, on incluait le dépouillement des résultats du scrutin…»,
soutient notre source.
Scénarios catastrophe
A défaut de la garantie d’un CNI neutre, Moez Bouraoui, président d’Atid, échafaude un scénario inspiré de l’ambiance actuelle de crise de confiance généralisée qui règne dans le pays : « Si la liste des électeurs tombait entre les mains d’un parti, il pourrait en disposer à sa guise, en achetant des voix, en influençant d’autres et même en démarchant des électeurs à domicile, notamment ceux qui sont dans le besoin ».
Ancien PDG du CNI dans les années 2000, sans incarner un des « azlem » (les hommes de l’ancien système) de Ben Ali, puisqu’il était directeur de l’informatique de l’ancienne Isie, Mongi Miled, actuel président de l’Ordre des ingénieurs, situe les possibilités de trafic sur un autre niveau : « Puisqu’il revient au CNI d’affecter les électeurs dans les centres de vote, il y a moyen de répartir les électeurs inscrits entre les bureaux de vote de façon à optimiser le nombre de voix recueillies par le parti qui a une influence sur le CNI ».
Mais qu’est-ce qui oblige l’Isie à recourir aux services du Centre national de l’informatique ?
« Rien », réplique Kamel Jendoubi, président de l’ancienne instance électorale.
« En plus, répond-il, la nouvelle loi, selon le principe de la transparence, oblige l’Isie à publier un appel d’offres public concernant la gestion du volet informatique. Cela n’a pas eu lieu à mon avis. Il n’est pas dit que le CNI soit le meilleur vis-à-vis de l’Instance, surtout si des soupçons pèsent sur sa neutralité.
On s’est précipité sur le centre soi-disant pour gagner du temps. Alors qu’il existe d’autres boîtes en Tunisie capables de faire le boulot. D’ailleurs la démarche de l’appel d’offres permet de choisir la proposition, qui garantit le mieux la fiabilité des données et une efficacité économique optimale. Libre alors au CNI de se positionner parmi les candidats ! ».
Certes, les élections d’octobre 2011 se sont déroulées, comme le rappelle Souad Triki, vice-présidente de l’ancienne Isie, dans un contexte différent, moins marqué de méfiance et d’incertitude : « Le gouvernement dirigé par Béji Caïed Essebsi, point concerné par les enjeux politiques de l’époque, voulait faire réussir coûte que coûte ce premier rendez-vous des Tunisiens avec une pratique démocratique. L’administration nous a beaucoup soutenus ».
Or, selon Kamel Jendoubi, pour que l’Isie soit réellement indépendante et libre, il faudrait qu’elle arrête de sous-traiter ses bases de données, et qu’elle soit en possession directe de son software : fichiers, bases de données, sources, registres électoraux.
« Pourquoi ne pas créer un service informatique au sein de l’instance électorale en possession de tous ces éléments ? », s’interroge celui qui a assuré les premières élections libres en Tunisie.