Enfin ! L’Assemblée constituante a adopté jeudi
soir, les derniers articles de la Constitution après des mois de débats
interminables, de blocage politique, trois semaines de négociations acharnées.
Les députés ont presque achevé leur marathon dans un
mélange de soulagement, de fatigue, d’amertume en raison des compromis
imparfaits, et de deuil après le décès d’un des élus, Mohamed Allouch, mort
d’un infarctus la veille.
Il leur reste à adopter, dimanche, le texte dans son
intégralité à une majorité des deux tiers des membres (145 voix).
Le suspens n’est donc pas totalement terminé, mais la
plupart des députés se réjouissent d’aboutir à une formule qui ménage toutes
les sensibilités, tout en établissant un cadre démocratique.
Faut-il s’enthousiasmer pour cette Constitution ?
Pèche-t-on aujourd’hui par excès d’optimiste après avoir glosé sur l’échec du
Printemps tunisien, « confisqué » par le fascisme
théocratique ? Est-elle révolutionnaire ou habitée par le diable islamiste ? C’est évidemment un peu plus
compliqué.
1- Une tension
entre libertés et références identitaires
Focalisés sur la charia, les observateurs extérieurs ont raté
l’essentiel de la substance des débats : l’enjeu est bien davantage la
tension entre universalité et identité pour opposer une spécificité culturelle
à l’application des normes internationales. Le sort de l’article 6 sur la
liberté de conscience illustre cette tension.
Le savant dosage négocié
pendant des mois entre reconnaissance des libertés, référence à
l’universalisme, ouverture au monde, nature civile (non théocratique de
l’Etat), et spécificité culturelle arabo-musulmane, a établi un équilibre
fragile. L’article 6 consacrant la liberté de conscience,
une première dans un pays arabo-musulman, est l’achèvement le plus audacieux de
cette convergence.
Or, suite à une polémique entre un député islamiste
(Habib Ellouze) et un député d’extrême gauche (Mongi Rahoui), l’opposition a
exigé d’y ajouter l’interdiction de la pratique qui consiste
à qualifier quelqu’un de « kafir » (d’apostat, de
mécréant) – le takfir – et l’incitation à la violence. Suscitant rapidement la
réaction de députés et d’associations islamiques, contre la liberté de conscience,
et en faveur de l’interdiction de l’atteinte au sacré.
Au fil des discussions, les articles litigieux se sont
accumulés, au risque de compromettre l’obtention d’une majorité des deux tiers
nécessaire à l’adoption du texte, si bien qu’il a fallu revenir sur des
articles déjà votés, dans un ultime marchandage crispé par les angoisses
identitaires des uns et des autres. L’article 6 n’y a pas résisté.
Formule magique
Les trois derniers jours du débat ont été gelés pour
trouver la formule magique et finalement aboutir à :
« L’Etat est gardien de
la religion. Il garantit la liberté de croyance et
de conscience et le libre exercice du culte. Il est le
protecteur du sacré, garant de la neutralité des mosquées et lieux de
culte par rapport à toute instrumentalisation partisane.
L’Etat s’engage à diffuser les
valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés de toute
violation, à proscrire l’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à
la violence et à s’y opposer. »
Le résultat paradoxal est qu’après avoir énoncé le
principe de la liberté de conscience, la Constitution énonce ensuite une série
de restrictions, ce qui généralement relève plutôt d’une loi, et réintroduit la
possibilité d’interdire les atteintes au sacré.
Autre paradoxe, pour interpréter ce qui relève d’une
accusation d’apostasie ou d’une violation du sacré, et ce que sont
« les sacrés », le législateur, les juges ou la Cour
constitutionnelle, pourront aller puiser dans l’exégèse de la tradition
islamique.
2 - La
Constitution, un dialogue entre le droit et la société
On a tendance à prêter à la Constitution, dans le prolongement
d’une tradition politique tunisienne, la vertu de pouvoir définir la société.
Or, le texte rédigé par la Constituante ne consacre pas une vision au détriment
d’une autre. Il définit un cadre commun dans une logique inclusive. Il est le
produit d’un rapport de forces, tout en étant tendu vers des perspectives de
liberté et d’égalité.
La Constitution est traversée par des références à
l’identité arabo-musulmane, s’ouvre et se clôt par une formule islamique, place
liberté de conscience et d’expression en tension avec le référent religieux et
la morale publique. Les débats sur l’égalité dans l’héritage ou la peine de
mort, ne sont pas tranchés parce qu’ils touchent à des dogmes religieux.
Mais par ailleurs, au grand dam des islamistes
radicaux, le caractère civil de l’Etat est sanctuarisé, l’islam n’est pas
institué comme source du droit positif, les libertés de conscience et
d’expression, sont reconnues.
Les ambivalences du texte sont-elles des fragilités, ou
bien au contraire, sont-elles des gages de longévité ?
En fait, c’est la société, les lois élaborées par les
majorités, les juges et la Cour constitutionnelle qui détermineront le sens de
la Constitution. Les vraies batailles sociétales ne se mèneront pas au sommet
de l’Etat, mais dans l’épaisseur de la société.
3 - Des avancées qui restent à mettre
en pratique
Les avancées de cette Constitution sont substantielles. Outre la
consécration du principe des libertés, il faut mentionner des acquis pour les
femmes, un nouvel équilibre des institutions qui devrait éviter les dérives
autocratiques, la décentralisation administrative et, après d’âpres débats, les
bases d’une justice indépendante, fondement d’un Etat de droit.
Mais un texte, même suprême, ne suffit pas pour les mettre en
pratique.
Le cas de la liberté de conscience montre à quel point ses contours
dépendront de la jurisprudence.
L’amélioration réelle de la situation des femmes dépendra
des mesures prises pour corriger les inégalités structurelles et de la
situation économique globale, de la capacité des partis politiques à les
intégrer et de la manière dont les femmes exploiteront les espaces de
citoyenneté ouverts par la parité.
On ne sait pas encore comment s’établiront les
équilibres dans un exécutif bicéphale ou chefs de l’Etat et du gouvernement se
partagent les compétences, si les mécanismes de rationalisation du
parlementarisme garantiront la stabilité et l’efficacité du gouvernement,
laisseront un pouvoir réel à la représentation nationale.
Les rapports de forces politiques, les relations entre
partis, la nature des alliances, la personnalité des premiers responsables
seront déterminants.
Pour réhabiliter les régions intérieures, la
décentralisation va exiger de profondes réformes de l’Etat et des orientations
économiques novatrices.
Réformer l’organisation judiciaire
Les bases de l’indépendance de la justice ont
été posées avec :
- l’inamovibilité des juges du
siège, comme du parquet ;
- l’indépendance du parquet à
l’égard de l’exécutif ;
- un Conseil supérieur de la
magistrature (CSM) majoritairement élu et composé de magistrats ;
- l’intégralité des nominations des
fonctions judiciaires par le CSM ;
- la création d’une Cour
constitutionnelle, qui ne sera plus désignée par le chef de l’Etat, facile à
saisir, et dotée du pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois a
posteriori.
Mais on peut craindre une politisation trop marquée du
Conseil supérieur de la magistrature et du Conseil constitutionnel. Une réelle
amélioration de la qualité de la justice dépendra aussi d’une profonde réforme
de l’organisation des tribunaux, d’une évolution de la relation entre
représentant du ministère public et président de tribunal, d’une refonte de la
formation des magistrats.
4 - Les fractures à l’origine de la
crise demeurent
En choisissant de faire de la Constitution le moment refondateur
de la Tunisie post-dictature, le modèle tunisien de transition a concentré
toute l’énergie politique vers la rédaction d’un texte au détriment de la mise
en œuvre des réformes de structure et de l’assainissement de l’appareil d’Etat.
Sans parler d’une évaluation en profondeur de
l’efficacité sociale et écologique du modèle économique, d’une prise en compte
des fractures territoriales…
La dernière phase du travail de la Constituante s’est
déroulée dans la relative indifférence de la grande majorité de la population,
incapable de percevoir l’apport pour elle des enjeux débattus par leurs élus.
Début janvier, les régions frontalières ont même connu
un début de soulèvement en réaction aux mesures
fiscales où s’est manifesté le rejet de l’Etat à travers ses symboles.
En offrant le spectacle de sa déconnexion avec les
difficultés du pays, l’euphorie constitutionnelle risque même d’accroître le
fossé entre le centre intégré dans la vie politique et économique, et les
périphéries, que l’Etat peine à administrer.
5 - Un moment démocratique fondateur
Quelles que soient les imperfections du texte, ce long processus
constitutionnel est l’acte fondateur d’une vie démocratique.
Les députés se sont dépensés sont compter pour défendre
leur vision, pousser leurs amendements jusqu’à la dernière minute. Les
présidents de groupe ont dû rendre compte en permanence à leurs élus, bien
décidés à ne pas être godillots.
Tous les députés, mêmes les plus fantasques, ont pu faire entendre leur
voix. Les militants associatifs de toutes sensibilités ont eu un accès direct
aux élus pour plaider leur cause.
Ce temps politique intense a montré que des visions
contradictoires pouvaient s’affronter sans jamais rompre le pacte de la
délibération démocratique. Chaque parti a pu confronter son projet à la réalité
du pluralisme et des rapports de force politiques.
Le résultat est un texte dont peut se revendiquer un
large spectre du champ politique, en dehors des extrêmes. Une vertu essentielle
à laquelle n’aurait jamais pu prétendre le texte le plus parfait, rédigé par
les meilleurs experts.
Les élections approchent
Même si le retour à la
Constituante a remis le processus de transition sur les rails, les compromis de
la Constitution n’ont pas mis fin à la lutte pour le pouvoir, suspendue
momentanément le temps du débat. A l’approche des élections, le combat va se déplacer
sur le terrain des rouages de l’Etat et des réseaux de clientèle locaux, mais
ne fera que gagner en férocité.
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