lundi 10 mars 2014

Les islamistes à l’épreuve du pouvoir

Pour les pétro monarques, les "Frères musulmans" sont bons pour les autres ! Mais ils voient rouge dés qu'ils menacent leur trône !!  
R.B 


Une puissante vague islamiste issue d’une alliance entre Frères musulmans, salafistes et émirs du Golfe semble submerger le monde arabe. A y regarder de plus près, le Coran n’est pourtant pas la boussole qui permet de naviguer dans le paysage politique régional.

Les Frères musulmans « Un petit groupe qui a dévié du droit chemin. » 
La révolution en Egypte « Elle n’aurait pas été possible sans l'appui de l'Iran, et elle est le prélude à de nouveaux accords Sykes-Picot (1). » 
L’élection de M. Mohamed Morsi « Un choix malheureux. » 
Comme beaucoup d’officiels du monde arabe, le chef de la police de Dubaï, le général Dahi Khalfan Al-Tamim, communique aussi sur Twitter : « Si les Frères musulmans essaient de mettre en cause la sécurité du Golfe, le sang qui coulera les submergera. »

Tout au long de l’été 2012, le « premier flic » de Dubaï a multiplié les attaques contre la confrérie, la qualifiant d’« organisation pécheresse dont la fin est proche » (2), prônant le gel de ses avoirs et de ses financements. Joignant le geste à l’anathème, les autorités des Emirats arabes unis — dont fait partie Dubaï — ont déféré une soixantaine de Frères devant la justice pour complot contre le régime.

Le journal Al-Chark Al-Awsat est la propriété de la famille du prince héritier saoudien Salman. Malgré la réputation de ce quotidien panarabe en Occident, son degré d’autonomie à l’égard de la politique de l’Arabie frôle le zéro (3). Au lendemain de la prestation de serment de M. Morsi, le 30 juin 2012, son rédacteur en chef, Abdul Rahman Al-Rashed, faisait part de ses interrogations — ou plutôt de celles de la famille Al-Saoud (4).
Le nouveau chef de l’Etat égyptien combattrait-il le terrorisme et s’opposerait-il vraiment à Al-Qaida ? Reprendrait-il le rôle de médiateur joué par l’ancien président Hosni Moubarak sur la question palestinienne ? Epaulerait-il réellement l’opposition syrienne, alors même qu’il s’opposait à toute intervention militaire étrangère ? Soutiendrait-il le roi Abdallah II contre la contestation menée par la branche jordanienne des Frères musulmans (5) « Alors que l’Iran a longtemps été un solide allié des Frères musulmans, le président égyptien renouera-t-il des relations diplomatiques avec Téhéran sous prétexte que les pays du Golfe eux-mêmes entretiennent de telles relations ? Restera-t-il silencieux sur les activités idéologiques et religieuses de l’Iran, qui se sont intensifiées depuis la chute de Moubarak, comme le prouve l’appui de Téhéran à des groupes locaux qui veulent répandre le chiisme parmi les Egyptiens ? Al-Azhar [institution majeure de l’islam sunnite basée au Caire] a déjà mis en garde contre cette influence qui pourrait déclencher un conflit confessionnel en Egypte. »Quelques semaines plus tard, en septembre, le même journaliste dénonçait la volonté du Caire d’inclure Téhéran — aux côtés de Riyad et d’Ankara — dans un groupe quadripartite chargé de trouver une solution à la crise syrienne (6). On ne sera pas étonné d’apprendre que le ministre des affaires étrangères saoudien a boycotté une réunion de cette instance qui s’est tenue le 17 septembre au Caire.
Ces témoignages de défiance et bien d’autres, parus dans la presse du Golfe, ont suscité peu d’échos en Occident, peut-être parce qu’ils contredisent la vision communément admise : celle d’une grande alliance de l’islam sunnite regroupant les émirs du Golfe et les mouvances islamistes afin d’imposer un ordre religieux rigoureux et de faire appliquer la charia. Comme si la référence commune à une vision conservatrice de l’islam effaçait les considérations politiques et les rivalités diplomatiques, les différences nationales et les divergences de stratégie.
Certains précédents historiques alimentent ce fantasme, même s’ils doivent plus à la politique qu’à la religion. Dans les années 1950 et 1960, des milliers de cadres des Frères musulmans, persécutés en Egypte, en Syrie, en Algérie et en Irak, se sont établis dans le Golfe, notamment en Arabie saoudite. Comme le rappelle un intellectuel égyptien proche de la confrérie, « il ne s’agissait pas d’un pacte formel. A l’époque, l’organisation avait été démantelée et ne disposait pas d’une direction structurée. Mais il est vrai que les militants qui se sont installés en Arabie saoudite ont fourni à ce pays des milliers de cadres qui ont contribué à la lutte contre le nationalisme arabe, notamment celui du président égyptien Gamal Abdel Nasser, et contre la gauche ».
L'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques, en décembre 1979, relança l’entente au nom du combat commun contre le communisme (7). Mobilisés notamment par les réseaux islamistes — les Frères musulmans restèrent plutôt sur la réserve, se bornant à une aide humanitaire (8) —, appuyés par les Etats-Unis et la Central Intelligence Agency (CIA), financés par les monarchies pétrolières, des milliers de volontaires affluèrent pour combattre l’armée rouge. Al-Qaida devait naître de cette mobilisation en faveur des « combattants de la liberté » afghans.
Le « printemps arabe » représente-t-il la troisième étape de cette « sainte alliance » ? Cette hypothèse séduisante occulte des réalités plus subtiles nées de l’après-guerre froide, à commencer par la rupture entre les Frères et la monarchie saoudienne survenue au début des années 1990, à l’ombre de l’invasion du Koweït. C’est dans un quotidien de cet émirat, Al-Seyassah, que le puissant ministre de l’intérieur saoudien de l’époque, le prince Nayef, détaillait dès 2002 ses griefs à l’égard de l’organisation (9) : « Les Frères musulmans sont la cause de la plupart des problèmes dans le monde arabe et ils ont provoqué de vastes dégâts en Arabie saoudite. Nous avons trop soutenu ce groupe, et ils ont détruit le monde arabe. »
Le prince rappelait que, durant la crise du Golfe de 1990-1991, il avait reçu une délégation comprenant notamment le Tunisien Rached Ghannouchi (actuel président d’Ennahda), le Soudanais Hassan Al-Tourabi, le Yéménite Abdoul Majid Al-Zindani et le Turc Necmettin Erbakan, qui appartenaient tous à la mouvance des Frères. « Nous leur avons demandé : “Entérinez-vous l’invasion du Koweït ?” Ils ont répondu qu’ils étaient là pour recueillir notre point de vue. Mais ils se sont ensuite rendus en Irak, où, à notre grande surprise, ils ont publié une déclaration soutenant l’occupation du Koweït. »
Le prince évitait cependant de mentionner une autre cause de sa fureur, partagée par d’autres émirs de la région : l’implantation des Frères au sein des sociétés du Golfe et leur participation, depuis la guerre du Koweït, aux contestations qui ont frappé le royaume. Car leur vision politique — un Etat islamique, certes, mais bâti sur des élections — diverge de celle de la monarchie, fondée sur l’allégeance sans faille à la famille royale saoudienne. Celle-ci a d’ailleurs préféré financer les divers courants salafistes, dont le refus d’intervenir dans le champ politique et l’appel à soutenir les pouvoirs en place, quels qu’ils soient — la famille royale comme M. Moubarak —, la rassuraient.
Le fossé entre Riyad et la confrérie s’est encore creusé dans les années 2000, avec la participation des Frères musulmans, à travers le Hamas palestinien, à l’« axe de la résistance » face aux Etats-Unis et à Israël, aux côtés de l’Iran, de la Syrie et du Hezbollah libanais.
Quand la realpolitik pèse davantage que la solidarité religieuse
Puis les révoltes arabes ont redistribué les cartes. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis y sont opposés. Pour eux, le succès des expériences menées par les Frères en Egypte ou en Tunisie serait tout sauf une bonne nouvelle. Les dirigeants wahhabites, qui ont développé d’excellentes relations avec M. Moubarak et ont accueilli l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali après sa fuite — ils refusent de l’extrader comme le demande le nouveau pouvoir tunisien —, reprochent aux Frères d’avoir fait tomber les deux dictateurs, et aux Etats-Unis de les avoir lâchés. La monarchie s’érige en centre de la contre-révolution et écrase la révolte à Bahreïn en mars 2011.
Pourtant, la première visite du président Morsi à l’étranger — comme celle du premier ministre tunisien Hamadi Jebali, membre d’Ennahda —, le 11 juillet 2012, a été réservée à l’Arabie saoudite. Non par solidarité « islamiste », mais au nom de la realpolitik qui domine les relations internationales. L’Egypte a fortement besoin de l’argent de Riyad — elle a reçu 1,5 milliard de dollars et s’en est vu promettre 2,5 milliards supplémentaires (10). D’autre part, plus d’un million et demi de ses citoyens travaillent dans le royaume, et les fonds qu’ils envoient à leurs familles alimentent la balance des paiements du pays. Quant à l’Arabie, quelles que soient ses préventions, elle ne peut se couper du principal pays du Proche-Orient.
« La visite de Morsi n’a pas résolu tous les problèmes », commente un diplomate égyptien. C’est un euphémisme. De nombreux sujets de contentieux persistent, que ce soit le traitement des Egyptiens dans le royaume ou le sort des investissements saoudiens en Egypte. En avril 2012, le royaume rappelait son ambassadeur au Caire après des manifestations dénonçant l’arrestation dans le royaume wahhabite de Me Ahmed Al-Gizaoui, un avocat accusé de détention de drogue. En août 2012, M. Essam El-Erian, l’un des principaux dirigeants des Frères devenu conseiller du président, demandait sur son compte Twitter à l’ambassade saoudienne « d’apporter des éclaircissements sur le crime, le jugement et les circonstances de l’arrestation de Mme Nagla Wafa », une citoyenne égyptienne détenue depuis 2009, condamnée à cinq ans de prison et à cinq cents coups de fouet à la suite d’un désaccord financier avec une princesse (11).
Le sort des investissements du royaume en Egypte alimente le contentieux. En juin 2011, un communiqué du richissime prince Al-Walid Ben Talal annonçait qu’il « donnait au peuple égyptien » trois quarts des cent mille acres qu’il avait achetés à un prix bradé grâce au système de corruption dominant sous le président Moubarak (12). Il s’évitait ainsi des ennuis avec la justice égyptienne. D’autres enquêtes ont été ouvertes par le parquet égyptien qui visent notamment des intérêts saoudiens, même si Le Caire et Riyad tentent d’apaiser les tensions qui en résultent et si un bureau spécial a été créé au ministère de l’investissement égyptien pour régler les contentieux avec l’Arabie (13).
Riyad prend également ombrage du retour du Caire sur la scène diplomatique, alors que la dernière décennie avait vu l’effacement de l’Egypte, souvent à la traîne de la monarchie wahhabite. Le voyage de M. Morsi en Chine — signe que le temps du tête-à-tête avec les Etats-Unis est terminé —, puis en Iran, a confirmé ses craintes. Sa visite à Téhéran à la fin du mois d’août 2012 a valu au président une estime certaine auprès de l’opinion publique égyptienne, fière qu’il ait résisté aux pressions des Etats-Unis et en même temps peu sensible au discours anti-iranien et antichiite des dirigeants du Golfe. Mais, pour éviter de heurter l’Arabie, M. Morsi a dû se livrer à un numéro d’équilibriste : il n’est resté que quelques heures dans la capitale iranienne, n’a pas rencontré le Guide de la révolution comme cela était prévu, et a refusé d’évoquer la reprise des relations diplomatiques bilatérales. Après avoir rendu hommage à Gamal Abdel Nasser — un comble quand on sait que l’ancien Raïs avait violemment réprimé les Frères dans les années 1950 et 1960 —, il a durci son discours sur la Syrie en appelant au départ de M. Bachar Al-Assad, tout en refusant l’intervention étrangère demandée par l’Arabie saoudite. Quant à M. Ghannouchi, le dirigeant tunisien d’Ennahda, il a longtemps résidé à Londres, qu’il a préféré à Riyad pendant son long exil. Durant sa visite aux Etats-Unis, en décembre 2011, il a déclaré que le « printemps arabe » éradiquerait les émirs du Golfe ; cette prédiction lui a valu une réponse ironique du quotidien saoudien Al-Riyad (14), qui se demandait si elle concernait aussi l’émir du Qatar.
Riyad prend ombrage du retour du Caire sur la scène diplomatique régionale après une décennie d’effacement
Car les relations entre le Qatar — lequel se réclame, comme l’Arabie saoudite, du wahhabisme (lire « Repères ») — et les Frères sont solides. L’émirat pense avoir trouvé dans la confrérie un relais de sa politique, alors même qu’il ne dispose ni d’armée, ni de diplomates, ni d’espions en nombre suffisant pour jouer un rôle régional actif, ses réserves de dollars sans fond étant son seul atout. Il a su utiliser la présence sur son territoire, depuis les années 1970, du cheikh Youssef Al-Qaradaoui, devenu l’un des prêcheurs les plus populaires de la région grâce à son émission sur la chaîne qatarie Al-Jazira, « La charia et la vie ». M. Al-Qaradaoui est une référence religieuse pour la confrérie, à laquelle il a appartenu — même s’il conserve son autonomie à son égard.
Après avoir un temps flirté avec le Hezbollah, la Syrie et l’Iran — tout en maintenant de solides relations avec les Etats-Unis —, le Qatar a choisi, depuis les « printemps arabes », de miser sur la victoire des Frères. Al-Jazira, chaîne totalement financée par l’émirat, y a perdu beaucoup de son aura et quelques-uns de ses meilleurs journalistes ; elle est devenue, en Egypte et parfois en Tunisie, le porte-voix des Frères. La visite de l’émir du Qatar au Caire, en août 2012, en plein ramadan, et son dépôt de 2 milliards de dollars à la Banque centrale égyptienne pour l’aider à résoudre ses problèmes de trésorerie confirment la solidité de l’entente. La visite de l’émir du Qatar au Caire, en août 2012, en plein ramadan, et son dépôt de 2 milliards de dollars à la Banque centrale égyptienne pour l’aider à résoudre ses problèmes de trésorerie confirment la solidité de l’entente. Qui plus est, l’émir s’est rendu avec l’aval des autorités égyptiennes le 23 octobre à Gaza, où il a rencontré le gouvernement dirigé par le Hamas.
Contrairement à ce que pensait le général de Gaulle, qui s’envolait, avec des idées simples, vers l’« Orient compliqué », cette région du monde n’est pas mystérieuse, mais peut s’analyser à partir des mêmes concepts politiques que le reste du monde. Encore faut-il accepter de les appliquer. Ainsi, les différentes branches des Frères ne suivent pas la baguette d’un chef d’orchestre clandestin dissimulé à La Mecque et lisant une partition inspirée des dogmes de l’islam : leur stratégie se coule souvent dans le moule des intérêts nationaux de chacun, comme le montre la politique de M. Morsi à l’égard d’Israël ou de Gaza, qui n’est pas sans provoquer une sérieuse déception au sein du Hamas.
A ce tableau s’ajoutent les salafistes — leur entrée en politique en Egypte et en Tunisie implique de nouveaux défis pour ces courants qui s’y étaient jusque-là refusés (15) ; le rapprochement entre le Qatar et l’Arabie saoudite, même si l’émirat reste méfiant à l’égard de son puissant voisin ; ou encore les menaces sur la monarchie jordanienne — qui refuse désormais de coordonner son aide aux rebelles syriens avec le Qatar, soupçonné de favoriser les Frères. De quoi prendre la mesure de la difficulté à lire le paysage islamiste régional à travers le seul prisme du religieux.


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