Ni les élites politico-administratives en place, ni l’opposition officiellement reconnue mais quasiment décorative, ni celle confinée dans les geôles ou en cavale à l’étranger, n’avaient su anticiper l’insurrection qui a balayé en quatre semaines un régime prédateur, de nature mafieuse, pratiquant un népotisme sans scrupules aggravé par une bureaucratie complice et corrompue.
Les signes avant-coureurs de la crise sociale et régionale qu’étaient les émeutes du bassin de Gafsa (en 2008) et les événements de Ben Guerdane (de juillet 2010) n’ont pas suffi pour alerter nos élites, des plus contestataires aux plus réservées, qui assistaient impuissantes à la grande manœuvre préélectorale devant permettre à Ben Ali, comme à chaque fois, de briguer un nouveau mandat en 2014; de même qu’elle assistait, sans broncher, à la baisse du taux de croissance (à 3% en 2010) et à la recrudescence du chômage des diplômés mal dissimulée par les projets présidentiels «high-tech». Quant aux jeunes élites innovantes et ambitieuses, elles succombaient à la récupération politique qui n’épargnait pas (en partie) les compétences tunisiennes établies à l’étranger. Pendant ce temps, l’élite académique nationale s’engluait dans une réforme universitaire forcée (LMD) qui n’a pas manqué d’amplifier et de diversifier le chômage des jeunes diplômés, chômage que les structures d’incubation et d’accompagnement de projets innovants ne pouvaient, loin s’en faut, éponger ou ralentir.
Dans ce contexte, la révolution tunisienne, bien qu’acéphale et orpheline de toutes les élites tunisiennes, a pourtant bien eu lieu, déclenchée par les marginaux et les exclus. Mais, aucune révolution n’aurait survécu en l’absence de leadership, ou en ayant des élites indifférentes ou peu influentes. En Tunisie, des groupes d’acteurs engagés et entreprenants (avocats et syndicalistes d’abord) sont intervenus pour encadrer les mouvements sociaux à leur «stade insurrectionnel régional». Dans la «phase gouvernementale provisoire», ils ont agi en plus grand nombre pour piloter les réformes politiques et électorales nécessaires à la préservation des objectifs de la révolution. Formée de syndicalistes, d’universitaires, d’avocats et magistrats, de représentants des partis politiques, de militants des droits de l’Homme et de personnalités indépendantes, la Haute instance de la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique poussait le pays vers une transition consensuelle à la faveur d’élections libres, pluralistes et transparentes. L’urgence d’asseoir une légitimité consensuelle se substituant au vide constitutionnel du moment détournait les élites, petites bourgeoises pour la plupart, des objectifs sociaux de la révolution.
Comptant sur son réseau «dormant» de militants et sur des sympathisants conquis par d’éphémères promesses ou de menus présents, le mouvement islamiste Ennahdha, qui a fini par bouder la Haute instance, a réussi à remporter le scrutin du 23 octobre 2011. Assimilées à un simple plébiscite autour d’une émotion identitaire sciemment créée et instrumentalisée, ces élections sont gagnées aux dépens des élites modernistes libérales et progressistes, éparpillées et taxées de laïcité ou de rebut de la francophonie. D’obédience foncièrement «fréristes» («Ikhouani») et composant avec les «illuminés» wahhabites rigoristes, la fauconnerie islamiste s’est retournée, usant de toutes sortes d’intimidations, de menaces et de violence contre les élites politiques, culturelles, syndicalistes et universitaires et contre Bourguiba à qui on persiste à «refuser» le bénéfice de la miséricorde divine. Et c’est à travers Bourguiba que cette fauconnerie s’acharnait à renier et la pensée réformiste dont le leader de l’indépendance a été le dépositaire et le principe d’Etat-nation, clé de voûte de l’Etat moderne qu’il a patiemment instauré.
Au stade de la transition démocratique post-électorale, on n’en est plus en fait à chasser les démons de la tyrannie «benaliste», mais à contenir les excès d’une élite théocratique qui croit pouvoir inscrire son projet en marge de la ligne tracée par les réformateurs, de Khéreddine à Bourguiba. Déconnectée des évolutions profondes qui agitent le corps social tunisien et frustrée par de longues années d’enfermement, d’exil ou de clandestinité, l’«élite élue» s’empressait de préparer l’instauration d’un Etat théocratique, membre d’une communauté d’Etats commandée par la charia et structurée par le réseau international des Frères musulmans.
Dès son arrivée au pouvoir, cette «élite» conquérante, qui a appris, faut-il le reconnaître, à se comporter comme un parti capable de tisser des alliances et de négocier des virages politiques difficiles, est restée d’abord fidèle à son idéologie et ses méthodes de travail . Dès le début, elle a procédé à un lessivage identitaire soutenu par un travail de proximité exécuté par des entités parallèles ne cachant pas leur salafisme et fondé sur la manipulation d’une jeunesse en détresse, la récupération des mosquées et le noyautage des associations de charité et de prédication. Le projet d’Etat religieux, qu’elle «promettait» à sa base sous le label «lapsusique» du «VIe Califat», se réaliserait en fait sous la forme d’un Etat quasiment importé, antinomique de l’Etat national moderne. En témoigne la tendance, encore vivace à la veille de son départ, et alors qu’on s’apprêtait à «désislamiser» le projet de constitution de juin 2013, d’introduire des concepts ou des pratiques institutionnelles d’essence médiévale tels que l’«Itawa», tribut forcé payé à l’Etat (en signe d’obéissance !), ou le «waqf» (constitution de biens de mainmorte). En témoigne aussi le projet de loi organisant les mosquées et fagoté à la va-vite, l’ascendant confessionnel qu’il prône et le détournement de services publics qu’il envisage et qui préfigure l’instauration d’un Etat dans l’Etat. On n’oubliera pas aussi l’accusation d’apostasie lancée en pleine ANC contre l’un des plus proches de Chokri Belaïd, ainsi que la poursuite de la conquête des postes-clés de la hiérarchie administrative et religieuse du pays, déjà largement engagée, du chef de gouvernement au omda, et du Grand Mufti à l’imam de quartier.
A quelques semaines de leur départ forcé, et après avoir échoué à élaborer la constitution, sans le talent des élites contestataires (de la société civile aux experts constitutionnalistes), à stabiliser les agrégats économiques nationaux, à équilibrer le budget de l’Etat et à sécuriser le pays, les élites islamistes continuaient, sans raison valable, à bomber le torse, comptant sur leur «petite» majorité à l’ANC. En fait, la dissolution brutale de la confrérie en Egypte ne laissait plus de marge de manœuvre à l’élite islamiste d’Ennahdha, acculée déjà à abandonner tour à tour la théorie de la «culbute sociale», la charia, son ambition «internationaliste», les restrictions aux droits universels, et à admettre le dialogue national, véritable planche de salut tendue par le Quartet. Il ne lui restait plus qu’à tenter de s’approprier, dans une ambiance festive, une constitution «tunisifiée» et «désislamisée» (!) et à chercher de nouvelles alliances. L’avenir n’autorisera plus ni double discours ni volte-face ; il promet à ces élites, obligées de se draper de démocratie et de modération, davantage de concessions et de reconversions idéologiques.
Nidaa Tounès, la seule alternative au conservatisme politique
Quant à l’élite moderniste, libérale ou progressiste, mal servie par les élections du 23 octobre, elle n’a pas saisi l’enjeu électoral (identitaire) du moment. De toutes les façons, gagner était une vaine illusion au moins pour deux autres raisons aussi : d’une part, l’atomisation des formations politiques qui représentent cette élite et qui gravitent autour d’authentiques militants, parfois d’allure éléphantesque mais peu charismatiques, et d’autre part, l’absence d’assises populaires et régionales, limitées à des individualités citadines ou néo-citadines petites bourgeoises. Elle a, en fait, omis d’atteindre et de conquérir un tant soit peu les masses populaires déshéritées. Seul Al Aridha, aujourd’hui en déliquescence, l’avait fait, à sa manière.
Mais le principal est de survivre à l’échec. Face à une majorité «augmentée» (par deux alliances contre-nature) et avide de pouvoir, l’élite moderniste n’avait plus qu’un choix: se ranger dans l’opposition. Mais, contrairement aux cadres et députés d’Ennahdha, solidement établis dans la «confrérie» et disciplinés, de nombreuses personnalités de l’opposition (partisans ou indépendants), y compris celles appartenant aux partis alliés d’Ennahdha, sans expérience pour la plupart et mal acquis à leurs engagements partisans initiaux qu’ils sont censés défendre, se livrent à un nomadisme politique déconcertant. La défection de personnalités se plaignant parfois du comportement hégémonique des leaders «historiques» a favorisé dans certains cas la création de «sous-partis», coques vides ou entités au bord de la déprime. Certaines formations en mal d’audience et surtout par réalisme politique ont par contre choisi de se lier aux fronts favoris des sondages et à des degrés divers potentiellement éligibles.
Refuge des hautes compétences et creuset de tous les recyclages idéologiques et politiques, Nida Tounès représente aujourd’hui la seule alternative possible au conservatisme politique. Par-delà l’hétérogénéité des élites qu’il a rassemblées en si peu de temps, il apparaît autant comme garant de l’Etat moderne que comme contrefort face au «frérisme» et à la théocratie. Et s’il se tient malgré la diversité de ses composants, c’est parce qu’il s’inscrit en droite ligne dans l’histoire moderne et contemporaine du pays que son leader charismatique semble si bien représenter. Sa stratégie de rassembleur tous azimuts lui a permis d’admettre dans le giron de l’Union pour la Tunisie puis dans celui du Front du salut, un nombre croissant de leaders et de cadres de partis plus que les partis eux-mêmes.
En bonne place dans les sondages, mais bien derrière Nida, le Front populaire, qui forme une coalition progressiste regroupant partis de gauche, nationalistes et personnalités politiques, n’échappe pas en fait à la règle. Il est déjà loin le temps où l’action politique progressiste se limitait à la contestation (universitaire). Piégée par un environnement façonné et régi par un libéralisme triomphant, la gauche tunisienne, qui n’a pas gagné un seul siège dans le bassin minier de Gafsa (!), se trouve acculée à construire une nouvelle démarche idéologique, la social-démocratie (idéologie du «moindre mal», dirait Samir Amine), et un discours social composant avec l’authenticité identitaire du peuple tunisien.
Le dynamisme de la société civile
Mais, l’incontestable acquis de la révolution reste la multiplication des acteurs de la société civile, même si la structure de celle-ci est encore atomisée et son implication sociale, locale et régionale limitée, et même si les associations de charité et de prédication leur faussent compagnie. Le tissu associatif tunisien réunit désormais un large spectre de militants: indépendants libéraux pour la plupart, dont certains ont souffert de l’oppression, ou nouvelles personnalités attachées à la défense des droits de l’homme et de la femme, à l’Etat de droit, à la modernité, à la transparence financière, au développement équitable et à la qualité de l’environnement. Grâce à l’enthousiasme de ces élites militantes souvent jeunes et à forte participation féminine, et malgré l’insuffisance de leurs ressources financières et la pauvreté du cadre institutionnel limitant leurs actions aux côtés de l’Etat, la société civile a su réaliser d’étonnantes percées politiques et sociales. Le Quartet, qui regroupe harmonieusement des élites chevronnées, élites entrepreneuriales et syndicales, hommes de droit et défenseurs des droits de l’Homme, a été le creuset d’une étonnante évolution consensuelle qui a conduit au départ d’Ennahdha, à la rédaction d’une constitution globalement acceptable et à la formation d’un gouvernement de technocrates indépendants censés mener le pays aux élections (fin 2014).
A ceux-là s’ajoutent des experts authentiques, qualifiés et indépendants, technocrates parfois établis à l’étranger, et d’autres de fortune, seulement «patentés» par certains médias, et prétendument spécialistes de jihadisme, de géopolitique ou de géostratégie.
Écartées d’un revers de la main par des foules ardentes, les élites «déchues» qualifiées de «azlam Annidham», résidus de l’ancien régime, compétences jadis privilégiées alliant complaisance et désir immodéré de pouvoir et de privilèges, hauts cadres acculés à exécuter les basses besognes pour le compte d’un général répressif, lui-même otage d’une famille mafieuse, sont à leur grand bonheur épargnées jusqu’ici par la justice transitionnelle. Ces élites ont d’abord choisi la discrétion totale, puis l’apparition furtive dans les médias et enfin le recasement dans les partis se réclamant désormais de l’héritage bourguibien ou plus généralement destourien. En cherchant à briser l’élan de leur principal concurrent (Nidaa), lui-même réceptacle de personnalités politiques et élites d’argent présumées innocentes en quête de placement, les islamistes ont ouvert la voie aux «RCDistes» ressuscités et pressés de se recaser dans des rassemblements politiques «destouriens» de plus en plus nombreux, de plus en plus visibles. Invoquant la légitimité historique du libérateur et fondateur de l’Etat moderne et arguant des compétences administratives et managériales qu’ils détiennent, les barons de l’ancien régime et les notabilités destouriennes converties à la démocratie qu’ils avaient refusée aux Tunisiens du temps de Ben Ali tentent de se frayer un chemin dans le champ politique, prêts à s’unir et à se rapprocher, dans leur quête de reconnaissance et selon les opportunités du moment, des formations politiques «prometteuses», d’Ennahdha ou de Nidaa. Ainsi, le primat du politique (sur l’économique et le social) devient flagrant. Et si tel est le champ investi par les élites de tous bords, deux leçons sont à tirer:
1/ Comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, l’éparpillement politique frisant parfois le narcissisme partisan est source d’échec. Nul doute que les élites modernistes gagneraient en épaisseur en se re-polarisant autour d’un grand projet de société négocié. Il suffirait de le vouloir. La lisibilité (électorale) du champ politique s’en ressentira. En tout cas, les élites l’ont bien prouvé quand elles ont adhéré au dialogue national et recadré dans un temps record une constitution en panne.
2/ Comme la dignité, qu’on acquiert, certes par la liberté, mais aussi par l’emploi, la justice, la formation et la santé, constitue l’un des ressorts fondamentaux de la révolution, il est important que la Tunisie des élites, celle d’en haut, rencontre la Tunisie contestataire, celle d’en bas. Les élites devraient être capables d’écoute sociale active et de négocier les transferts de pouvoir nécessaires à engager un développement régional autocentré et en même temps ouvert au «reste du monde» et à ébaucher des plans-programmes «impactants», spécifiques ou «duplicables», assortis de cellules territorialisées de pilotage, d’accompagnement et d’évaluation.
On ne le dira jamais assez : ce sont les sans-emploi, les marginaux, les salariés et les catégories moyennes meurtries ou rétrogradées par la hausse vertigineuse des prix qui rempliront les urnes dans l’espoir de recouvrer leur dignité; ils l’avaient déjà fait, sans en tirer le moindre avantage, pour l’identité.
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