Philosophe
C’est notre 11-Septembre. Il y a dans la vie d’un peuple des heures de défi. Des heures où la blessure que la haine nous inflige est si effroyable qu’elle voudrait être mortelle. Des heures d’effroi où cette blessure fait si mal, où l’horreur est si lourde à supporter que l’on sent, hélas !, la bête peureuse et dangereuse prête à se réveiller en soi…
Car dans ce type de moment, tout de suite après le premier réflexe de la douleur et de la colère, arrive la tentation de rendre le mal par le mal, de faire violence pour se faire justice, de choisir la vengeance contre le mal – éternelle tentation, pour l’être humain, du Talion ou de la haine en retour de la haine.
Car dans ce type de moment, tout de suite après le premier réflexe de la douleur et de la colère, arrive la tentation de rendre le mal par le mal, de faire violence pour se faire justice, de choisir la vengeance contre le mal – éternelle tentation, pour l’être humain, du Talion ou de la haine en retour de la haine.
Voilà à quoi notre société française est aujourd’hui confrontée, voilà le risque auquel nous devons être capables de résister collectivement : le risque que la haine de quelques fous déclenche une haine généralisée, et que nous soyons ramenés à quelque chose qui ressemblerait aux guerres de religion d’un passé qu’on croyait définitivement mort.
Attention à cette haine barbare donc, vigilance extrême vis-à-vis d’elle qui en nous frappant tous aujourd’hui aussi durement voudrait nous déterminer à croire que la France et l’islam sont deux ennemis n’ayant d’autre choix que de chercher à se détruire. Voilà le grand scénario maudit contre lequel nous allons devoir lutter de toutes nos forces, et contre lequel il nous faudra être collectivement le plus fort possible. Le vertige et la nausée que nous éprouvons tous ne doivent pas nous faire basculer dans le chaos avec ceux qui y sont déjà, ces barbares qui voudraient nous y entraîner. Ne leur faisons surtout pas ce cadeau, de laisser la bête immonde qui les a asservis nous emporter à notre tour.
Dans les heures, les semaines, les mois qui viennent, et par la faute de cet horrible attentat ce seront comme des vagues géantes qui vont déferler sur nous sans arrêt, et contre lesquelles il faudra réussir à s’arc-bouter tous ensemble. De toutes nos forces il faudra tenir bon, rester solidaires. Si dans nos rangs s’ouvre ne serait-ce qu’un interstice, ces vagues s’infiltreront et disloquerons l’édifice de notre nation tout entière. Tel est le néant où ces assassins immondes, auquel je dénie le nom de musulman, veulent nous précipiter tous.
Au passage, je dénonce leur perversion absolue de la référence à l’islam, tout en ajoutant que celui-ci est décidément bien malade, bien en crise, pour être revendiqué par de telles abominations ! Nous voilà tous exposés dès maintenant au risque gravissime que cet islam devienne définitivement le casus belli qui ruine notre société, au risque radical que celle-ci se déchire totalement en tombant dans le piège de confondre islam et barbarie, et d’accuser tous les musulmans de cette barbarie. Saurons-nous garder la tête assez froide pour éviter cela ? Serons-nous assez nombreux à garder un discernement lucide pour éviter que cet amalgame se produise ? Pour éviter que les musulmans fassent – à cause de quelques fous – l’objet d’un rejet massif, d’une hostilité et d’un racisme généralisés ?
C’est le moment historique pour nos chefs politiques, pour nos institutions, pour nos valeurs, pour nous tous, de prouver notre solidité comme nation. Le moment historique de prouver que nous sommes capables de ne pas nous laisser impressionner et de ne pas nous laisser éparpiller en mille morceaux. Le moment historique de nous retrouver autour de nos valeurs, de retrouver notre confiance les uns envers les autres. Le moment historique de prouver que nous sommes trop forts pour être déroutés de notre cap par ces obscurantistes, et que même profondément meurtris nous sommes capables de continuer obstinément, fidèlement, à vouloir « faire société » autour de nos valeurs fondamentales et fondatrices – toutes les valeurs humanistes des droits de l’Homme –, partagées et aimées dans une fraternité réelle entre nous tous au-delà de nos différences de croyances religieuses et d’opinions politiques. Le moment historique est ainsi venu de démontrer que non, la République n’est pas morte, que non, l’Occident et ses valeurs ne sont pas suicidés – contrairement à ce que croassent en ce moment même tout une cohorte de corbeaux de malheur.
Refusons ensemble cette oraison de sinistres croque-morts dont les noires prophéties ne se réaliseraient que si elles nous persuadaient et réussissaient à nous désespérer. Démontrons tous ensemble au monde entier que la France reste ce pays qui non seulement ne cède jamais au chantage de la haine, ni à la tentation de la peur mais qui sait retrouver son unité et se revivifier pour rayonner à nouveau justement dans ce type de moment où la tragédie voudrait l’anéantir. Allons-nous être à la hauteur de ce génie ? Saurons-nous faire la preuve – parce que c’est cela désormais la cause nationale la plus urgente, la plus cruciale – que nous pouvons vivre avec l’islam, que nous pouvons vivre ensemble, non musulmans et musulmans, dans la paix, la concorde, la compréhension et la reconnaissance mutuelle, selon la conception commune d’une liberté d’expression garantie à chacun qui sache se concilier avec la liberté d’expression de tous les autres – ce que veut dire laïcité.
C’est maintenant que l’avenir se joue, et sur ce point : soit nous cédons à l’affolement, à la panique, à la tentation de la haine en faveur d’une extrême droite qui va attendre tranquillement que cet attentat contre Charlie Hebdo lui permette de faire les moissons électorales de l’épouvante ; soit nous tenons bon tous ensemble, non musulmans et musulmans, en affirmant d’une seule voix notre refus de la barbarie, et notre foi commune en la possibilité de construire une société à la fois multiculturelle et indivisible, nourrie de tous les héritages spirituels de l’humanité et laïque en même temps, sans aucune contradiction. Ne commettons pas l’erreur historique de refuser que l’islam et les musulmans participent à ce projet de société. Au contraire, que ces assassinats ignobles renforcent notre solidarité nationale et notre détermination à faire qu’avec l’islam nous construisions la civilisation capable de réunir demain le meilleur des humanismes d’Orient et d’Occident. La France doit être le lieu de cette réunification, avec ses musulmans qui désormais font ici partie de sa destinée.
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