Aymen Hacen
Rien n’est joué :
Le parti de la peur a vaincu Ennahda.
Il
faut partir du constat suivant : les élections législatives du 26 octobre
2014 en Tunisie n’ont pas été concluantes et ce que l’on présente
mensongèrement comme la victoire d’un parti laïque sur un parti religieux est
une demi-vérité, pour ne pas la qualifier de mensonge à part entière.
Commençons,
s’il vous plaît, par la prétendue victoire dudit parti laïque - Nidaa Tounès -,
laquelle victoire demeure relative autant d’après le nombre de sièges conquis,
les 85 désormais confirmés sur 217 contre 69 pour Ennahdha. Les chiffres sont
éloquents - et de loin - dans la mesure où les 20 sièges de retard des derniers
sont, pour les acteurs locaux, susceptibles, non pas de changer la donne
penchant la balance du côté de Nidaa Tounès, mais bien au contraire en la
pénalisant parce que la troisième force révélée par ces élections est un parti
littéralement « bâtard », pour ne pas dire inexistant, qui, comme
tout l’indique, en a remplacé un autre qui a été classé deuxième en 2011. Cette nouvelle
surprise porte un nom : les 17 sièges arrachés par l’Union Patriotique
Libre (UPL) de Slim Riahi, homme d’affaires, président d’un club sportif et
candidat à la magistrature suprême, dont les affaires semblent être des plus
intrigantes.
Avec lesdites 17 voix du « phénomène »
Riahi, qui, disons-le, en rappelle un autre, Hechmi Hamdi, exilé à Londres et
pourtant classé deuxième lors des élections de 2011, avec son mouvement baptisé
la Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement, Nidaa
Tounès aura du mal à garantir sa primauté. Loin s’en faut, l’équilibre même
sera fragile, dans la mesure où l’on constate un véritable émiettement au
niveau du scrutin avec deux autres nouvelles surprises, le Front populaire avec
12 sièges et une nouvelle révélation, le parti libéral d’Afek Tounès, qui en a
recueilli 9.
C’est que le jeu des alliances sera complexe
entre ceux que la presse française, européenne et internationale divisent
faussement en deux grands clans, les laïques et les religieux. Rien n’est de
fait clair, quand bien même la différence entre Nidaa Tounès et Ennahdha serait
visible à l’œil nu, parce que tout simplement la société civile, du moins une
grande partie de celle-ci a fait ce choix contre la menace réelle de l’islam
politique portée par Ennahdha, ainsi que ces deux alliés entre octobre 2011 et
octobre 2014, dans le cadre de la « troïka », soit avec deux partis
dits républicains et prétendus laïques, le Congrès Pour la République (CPR) de
Moncef Marzouki et le Forum Pour le Travail et les Libertés de Mustapha Ben
Jâafar. Or l’effacement de ces deux derniers témoigne de la soif de laïcité
revendiqué par la société tunisienne. Soif certes, mais division, vu qu’une
bonne partie semblant revendiquer l’héritage religieux.
L’équilibre est fragile et sera presque
impossible à maintenir. On présente certes Nidaa Tounès et son leader Béji Caïd
Essebssi, né le 29 novembre 1926, comme les dignes héritiers du bourguibisme,
mais là encore il est des notions, peut-être des concepts à définir, la figure
de Bourguiba, si emblématique et fédératrice soit-elle, n’en demeure pas moins
problématique, car, comme les résultats des élections l’ont montré en 2011 et
2014, elle est capable de diviser comme d’assembler, d’élargir l’horizon du
dialogue politique, social et identitaire comme de le faire se recroqueviller.
Et Béji Caïd Essebssi, en trop s’inspirant de Bourguiba, risque de perdre le
fil, car non seulement n’est pas Bourguiba qui veut, mais encore la question
d’équilibre sur laquelle se fonde le bourguibisme, qui cherche à réconcilier
nord et sud, orient et occident, tradition et modernité, s’est révélée fragile,
pour ne pas dire impossible en l’absence d’une vision, donc d’un questionnement
clair sur la question. À ce titre, le Général de Gaulle n’a pas tort
d’écrire : « Bourguiba demande à me voir. Nous passons ensemble à
Rambouillet la journée du 27 février. J’ai devant moi un lutteur, un politique,
un chef d’État, dont l’envergure et l’ambition dépassent la dimension de son
pays. »
N’en
déplaise à certains agitateurs d’idées, la Tunisie n’a donc pas voté laïque car
c’est la peur qui a voté en Tunisie. Les chiffres des résultats le montrent,
c’est-à-dire la disparité de ceux-là, parce que, comme pour les deux grands
partis (Nidaa Tounès et Ennahdha) et les trois petits dauphins (l’Union
Patriotique Libérale, le Front populaire et Afek Tounès), l’émiettement est
représentatif du régionalisme, des clivages, des angoisses et des différences
existant entre les régions du pays et jusque dans les accents tribaux
disséminés depuis plusieurs générations dans les grandes villes. Si Hechmi
Hamdi et son mouvement en ont tiré profit en 2011, c’est aujourd’hui Slim Riahi
qui en a fait son cheval de bataille. Comme d’autres avec d’autres manœuvres
aussi subtiles que malhonnêtes. Mais l’Histoire retiendra du scrutin actuel
quelques points qui, peut-être un jour, seront utiles à l’analyse des printemps
arabes d’une part et à l’avènement de la démocratie d’autre part :
quelques grandes figures appartenant à des partis historiques de l’opposition
ont perdu leur place, elles qui ont contribué à la rédaction de la présente
constitution (26 janvier 2014), et ce malgré leurs qualités évidentes.
Qu’est-ce à dire ? Trois phénomènes existent dans le monde arabe et
musulman, et ceux-ci ont été étayés par les élections tunisiennes du 23 octobre
2011 pour l’Assemblée constituante et celles du 26 octobre 2014 pour le
Parlement : d’abord, la difficulté axiologique d’un processus démocratique
pourtant simple à être mis en place ; ensuite, la question de la religion
avec laquelle il faut trancher car cette question ontologique semble être au
cœur du processus qui a eu lieu ; enfin, la question pressante du savoir,
lequel est inéluctablement derrière les bavures, les bévues et les drames
risquant de se transformer en tragédie quotidienne.
En
un mot, le chemin n’est ni long ni court. Il est tout juste à faire dans les
règles de l’art. L’art auquel il faut penser est celui d’une
« révolution » ayant été à l’origine d’un vrai tsunami. Peu semblent
s’en souvenir. Beaucoup agissent cependant comme si de rien n’était. Mais
peut-être faut-il considérer les dernières élections tunisiennes comme un
exercice de style, grâce auquel un acheminement va avoir lieu, doit avoir lieu,
parce qu’il est nécessaire, vu qu’il a eu lieu de l’intérieur. Nombreuses et
nombreux sont qui ont trempé leur doigt dans l’encre et voté pour ceci
contre cela, pour sanctionner les uns sans vraiment trop savoir si
les autres sont capables d’assurer la relève. Ou inversement. C’est tâtonner et
peut-être se tromper de nouveau, les intérêts personnels ou claniques prévalant
sur tout le reste. Sans doute est-ce légitime, m’objectera-t-on, mais le vrai
chemin à prendre est celui d’un pays, d’une nation entière. La démocratie l’exige et beaucoup comptent veiller sur
elle. Même les amis qui nous observent de loin doivent s’y atteler.
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