samedi 10 janvier 2015

Rien n'est joué !


Aymen Hacen

Rien n’est joué : 

Le parti de la peur a vaincu Ennahda.


Il faut partir du constat suivant : les élections législatives du 26 octobre 2014 en Tunisie n’ont pas été concluantes et ce que l’on présente mensongèrement comme la victoire d’un parti laïque sur un parti religieux est une demi-vérité, pour ne pas la qualifier de mensonge à part entière.  

Commençons, s’il vous plaît, par la prétendue victoire dudit parti laïque - Nidaa Tounès -, laquelle victoire demeure relative autant d’après le nombre de sièges conquis, les 85 désormais confirmés sur 217 contre 69 pour Ennahdha. Les chiffres sont éloquents - et de loin - dans la mesure où les 20 sièges de retard des derniers sont, pour les acteurs locaux, susceptibles, non pas de changer la donne penchant la balance du côté de Nidaa Tounès, mais bien au contraire en la pénalisant parce que la troisième force révélée par ces élections est un parti littéralement « bâtard », pour ne pas dire inexistant, qui, comme tout l’indique, en a remplacé un autre qui a été classé deuxième en 2011. Cette nouvelle surprise porte un nom : les 17 sièges arrachés par l’Union Patriotique Libre (UPL) de Slim Riahi, homme d’affaires, président d’un club sportif et candidat à la magistrature suprême, dont les affaires semblent être des plus intrigantes.

Avec lesdites 17 voix du « phénomène » Riahi, qui, disons-le, en rappelle un autre, Hechmi Hamdi, exilé à Londres et pourtant classé deuxième lors des élections de 2011, avec son mouvement baptisé la Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement, Nidaa Tounès aura du mal à garantir sa primauté. Loin s’en faut, l’équilibre même sera fragile, dans la mesure où l’on constate un véritable émiettement au niveau du scrutin avec deux autres nouvelles surprises, le Front populaire avec 12 sièges et une nouvelle révélation, le parti libéral d’Afek Tounès, qui en a recueilli 9. 

C’est que le jeu des alliances sera complexe entre ceux que la presse française, européenne et internationale divisent faussement en deux grands clans, les laïques et les religieux. Rien n’est de fait clair, quand bien même la différence entre Nidaa Tounès et Ennahdha serait visible à l’œil nu, parce que tout simplement la société civile, du moins une grande partie de celle-ci a fait ce choix contre la menace réelle de l’islam politique portée par Ennahdha, ainsi que ces deux alliés entre octobre 2011 et octobre 2014, dans le cadre de la « troïka », soit avec deux partis dits républicains et prétendus laïques, le Congrès Pour la République (CPR) de Moncef Marzouki et le Forum Pour le Travail et les Libertés de Mustapha Ben Jâafar. Or l’effacement de ces deux derniers témoigne de la soif de laïcité revendiqué par la société tunisienne. Soif certes, mais division, vu qu’une bonne partie semblant revendiquer l’héritage religieux. 

L’équilibre est fragile et sera presque impossible à maintenir. On présente certes Nidaa Tounès et son leader Béji Caïd Essebssi, né le 29 novembre 1926, comme les dignes héritiers du bourguibisme, mais là encore il est des notions, peut-être des concepts à définir, la figure de Bourguiba, si emblématique et fédératrice soit-elle, n’en demeure pas moins problématique, car, comme les résultats des élections l’ont montré en 2011 et 2014, elle est capable de diviser comme d’assembler, d’élargir l’horizon du dialogue politique, social et identitaire comme de le faire se recroqueviller. Et Béji Caïd Essebssi, en trop s’inspirant de Bourguiba, risque de perdre le fil, car non seulement n’est pas Bourguiba qui veut, mais encore la question d’équilibre sur laquelle se fonde le bourguibisme, qui cherche à réconcilier nord et sud, orient et occident, tradition et modernité, s’est révélée fragile, pour ne pas dire impossible en l’absence d’une vision, donc d’un questionnement clair sur la question. À ce titre, le Général de Gaulle n’a pas tort d’écrire : « Bourguiba demande à me voir. Nous passons ensemble à Rambouillet la journée du 27 février. J’ai devant moi un lutteur, un politique, un chef d’État, dont l’envergure et l’ambition dépassent la dimension de son pays. » 

N’en déplaise à certains agitateurs d’idées, la Tunisie n’a donc pas voté laïque car c’est la peur qui a voté en Tunisie. Les chiffres des résultats le montrent, c’est-à-dire la disparité de ceux-là, parce que, comme pour les deux grands partis (Nidaa Tounès et Ennahdha) et les trois petits dauphins (l’Union Patriotique Libérale, le Front populaire et Afek Tounès), l’émiettement est représentatif du régionalisme, des clivages, des angoisses et des différences existant entre les régions du pays et jusque dans les accents tribaux disséminés depuis plusieurs générations dans les grandes villes. Si Hechmi Hamdi et son mouvement en ont tiré profit en 2011, c’est aujourd’hui Slim Riahi qui en a fait son cheval de bataille. Comme d’autres avec d’autres manœuvres aussi subtiles que malhonnêtes. Mais l’Histoire retiendra du scrutin actuel quelques points qui, peut-être un jour, seront utiles à l’analyse des printemps arabes d’une part et à l’avènement de la démocratie d’autre part : quelques grandes figures appartenant à des partis historiques de l’opposition ont perdu leur place, elles qui ont contribué à la rédaction de la présente constitution (26 janvier 2014), et ce malgré leurs qualités évidentes. Qu’est-ce à dire ? Trois phénomènes existent dans le monde arabe et musulman, et ceux-ci ont été étayés par les élections tunisiennes du 23 octobre 2011 pour l’Assemblée constituante et celles du 26 octobre 2014 pour le Parlement : d’abord, la difficulté axiologique d’un processus démocratique pourtant simple à être mis en place ; ensuite, la question de la religion avec laquelle il faut trancher car cette question ontologique semble être au cœur du processus qui a eu lieu ; enfin, la question pressante du savoir, lequel est inéluctablement derrière les bavures, les bévues et les drames risquant de se transformer en tragédie quotidienne. 

En un mot, le chemin n’est ni long ni court. Il est tout juste à faire dans les règles de l’art. L’art auquel il faut penser est celui d’une « révolution » ayant été à l’origine d’un vrai tsunami. Peu semblent s’en souvenir. Beaucoup agissent cependant comme si de rien n’était. Mais peut-être faut-il considérer les dernières élections tunisiennes comme un exercice de style, grâce auquel un acheminement va avoir lieu, doit avoir lieu, parce qu’il est nécessaire, vu qu’il a eu lieu de l’intérieur. Nombreuses et nombreux sont qui ont trempé leur doigt dans l’encre et voté pour ceci contre cela, pour sanctionner les uns sans vraiment trop savoir si les autres sont capables d’assurer la relève. Ou inversement. C’est tâtonner et peut-être se tromper de nouveau, les intérêts personnels ou claniques prévalant sur tout le reste. Sans doute est-ce légitime, m’objectera-t-on, mais le vrai chemin à prendre est celui d’un pays, d’une nation entière. La démocratie l’exige et beaucoup comptent veiller sur elle. Même les amis qui nous observent de loin doivent s’y atteler.

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