كـادَ المعلّمُ أن يكونَ رسولا
أحمد شوقي
Les « hussards noirs » de la République, ces missionnaires que Jules Ferry ** envoyait combattre l'obscurantisme dans toute la France pour instruire et éduquer le peuple pour former des citoyens; sont ces enseignants dont le poète Hamed Chawki disait qu'ils auraient pu être les messagers de dieu.
Est-ce la raison pour laquelle ils ont toujours été combattus par les religieux, qui préfèrent maintenir les peuples dans l'ignorance et le culte de l'obscurantisme sacré à fin de les dominer ? En tous les cas, c'est ce que font les islamistes de nos jours en répandant le wahhabisme et l'obscurantisme qui le fonde, en multipliant les écoles coraniques et en proscrivant les écoles de la République.
R.B
Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ;
vous êtes responsables de la patrie.
Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à
écrire, à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire
une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître
la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront
citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits
leur confèrent, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin
ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils
sachent quelle est la racine de nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ;
quel est le principe de notre grandeur : la fermeté unie à la tendresse. Il
faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant
peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et
qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui
s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il
faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le
sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par
lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort.
Eh ! Quoi ? Tout cela à des enfants ! – Oui, tout cela, si vous
ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler… J’entends dire : « À
quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une
grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie
ardente, l’enfant devenu adulte, ne comprendra pas de lui-même les idées de
travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie
elle-même ? » – Je le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société,
qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits.
Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par
l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à
l’idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère d’orgueil blessé ou de
misère subie, un ressentiment ou une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la
justice à nos cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme
imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité.
Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute
que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Tout d’abord que vous appreniez aux
enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent
plus l’oublier de la vie, et que dans n’importe quel livre leur œil ne s’arrête
à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous
et moi, c’est la clef de tout…. Sachant bien lire, l’écolier, qui est très
curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée très
haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de
l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans
l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit
; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ;
il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un
tableau d’ensemble.
De ce que l’on sait de l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui,
quelle prodigieuse transformation ! Et comme il est aisé à l’instituteur, en
quelques traits, de faire, sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée
humaine ! Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout
pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a
appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée
claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout
bas de l’esprit humain qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel
pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi
dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors
seulement, lorsque par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout
plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans
peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son
esprit. Ah ! Sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il est malaisé
de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la
pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez
plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence
s’éveiller autour de vous.
Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement
aux enfants que de le rapetisser. Les enfants ont une curiosité illimitée, et
vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les
philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est
indéniable : « Les enfants ont en eux des germes de commencements d’idées. »
Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux
deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre ; il suffit
de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur
parler avec sérieux, simplicité et grandeur.
Je dis donc aux maîtres pour me résumer : lorsque d’une part
vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque, d’autre part, en
quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes
choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans
peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs. Dans chaque intelligence
il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront.
La Dépêche de Toulouse,
15 janvier 1888.
15 janvier 1888.
* En juillet 1914 était assassiné Jean Jaurès (3 septembre 1859 – 31 juillet 1914). Cet homme s’est engagé en politique afin de suivre les traces des principes républicains défendus par Jules Ferry. Fervent admirateur et défenseur de l’école publique et de ses « hussards noirs » de la République, il considère l’éducation des citoyens comme le socle de la consolidation républicaine ainsi qu’une valeur essentielle au socialisme. Lui qui fut également professeur rend de nombreux hommages à cette profession – rouage, à ses yeux, d’une société future plus juste et plus égalitaire.
** Jules Ferry a tenu la promesse qu’il avait faite à Paris le 10 avril 1870 : " je me suis fait un serment : entre toutes les nécessités du temps présent, entre tous les problèmes, j’en choisirai un auquel je consacrerai tout ce que j’ai d’intelligence, tout ce que j’ai d’âme, de cœur, de puissance physique et morale, c’est le problème de l’éducation du peuple ".