Le regretté Professeur Guy Carcassonne affirmait : «Une bonne Constitution ne peut suffire à faire le bonheur d’une Nation, une mauvaise peut entraîner son malheur» . La Constitution du 27 janvier 2014 n’est sûrement pas susceptible à elle seule de faire le bonheur du peuple tunisien, de répandre la liberté, la dignité et la justice sociale, principaux slogans de la révolution de décembre-janvier 2011 ; mais sa devancière, la Constitution du 1er juin 1959, à coup de révisions, de bricolages, de détournements, de violations, a entraîné le malheur du peuple tunisien. C’est la raison pour laquelle son abrogation a été parmi les revendications de la Révolution de la liberté et de la dignité de décembre 2010-janvier 2011.
La Constitution, dite de la «IIe République tunisienne», est grosso modo une bonne Constitution. Ses principes généraux et sa garantie des droits et libertés sont conformes aux standards internationaux. Elle a pu servir de cadre à l’émergence d’un régime politique et démocratique. Il convient donc d’en prendre soin, de n’y toucher qu’avec précaution et réflexion et éviter de retomber dans les errements du passé en y introduisant notamment des révisions conjoncturelles destinées à résoudre un problème passager ou à détourner une procédure.
Il ne faut cependant pas croire que la Constitution de 2014 est intouchable. L’ambition des Constituants de 2011 fut de remédier aux défauts et dérives institutionnelles qui ont miné la Constitution du 1er juin 1959 de la Ière République et finalement entraîné son effondrement politique. Cependant, la nouvelle Constitution du 27 janvier 2014 est loin d’être parfaite. Elle comporte plusieurs lacunes. Elle comporte surtout des insuffisances de taille au niveau de l’ingénierie constitutionnelle, outre des choix fondamentaux contestables dont l’inopportunité s’est révélée à l’épreuve de l’application.
Rappelons certains faits :
- La Constitution a mis du temps pour voir le jour. Son processus d’élaboration fut émaillé de crises. Elle est l’œuvre d’une Assemblée nationale constituante (ANC) théoriquement élue pour «élaborer la Constitution dans un délai maximum d’un an à compter de la date de son élection» , mais qui a superbement ignoré la limite temporelle qui lui a été fixée, outre le fait qu’elle a outrepassé l’objet de son mandat strictement constituant.
- La constitution du 27 janvier 2014 a été adoptée la veille par un vote quasi unanime de 200 voix pour, 12 contre et 4 abstentions. Son caractère consensuel ne saurait être mis en doute. C’est à la fois sa force et sa faiblesse. La Constitution a été signée lors d’une séance solennelle de l’Assemblée nationale constituante (ANC), tenue le 27 janvier 2014, par le président de la République, le président de l’ANC et le chef du gouvernement. Elle a été publiée en arabe au JORT N°57 en date du 10 février 2014, et sa traduction française officielle le 20 avril 2014, dans un N° spécial du JORT.
- D’une manière générale, et en la comparant à d’autres constitutions contemporaines, aussi bien de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, voire de l’Europe, la Constitution tunisienne de 2014 se situe en excellente position et fait sans aucun doute avancer l’Etat de droit et le respect des libertés fondamentales. Elle marque une nouvelle ère d’une société ayant rompu définitivement avec un pouvoir autoritaire et s’inscrit résolument dans un processus démocratique. Il reste qu’elle comporte des zones d’ombre et des ambiguïtés importantes, et tout dépendra de l’application et de l’interprétation qui seront données aux dispositions en question.
- Enfin, la Constitution a voulu mettre en place un régime parlementaire rationalisé quelque peu inspiré du modèle de la loi fondamentale allemande, avec notamment la transposition du modèle allemand concernant la mise en jeu de la responsabilité du gouvernement suite au vote d’une motion de censure . Dans la réalité, la Constitution, voulant absolument éviter le régime présidentiel , et sa dérive, le régime présidentialiste, a mis en place un régime de primauté de l’Assemblée. Dans cet ordre d’idées, nous partageons l’avis de Jean Gicquel à propos des cycles constitutionnels en France, pour qui «une période d’affirmation de la légitimité démocratique … est en même temps, presque toujours, une période de dictature d’Assemblée».
- Une année après les élections législatives et présidentielles d’octobre-novembre 2014, les lacunes se révèlent et le régime mis en place, qui reprend pratiquement le régime institué par la loi constitutive du 16 décembre 2011, institue, d’une part, un déséquilibre flagrant entre les pouvoirs législatif et exécutif au détriment de ce dernier et, d’autre part, un déséquilibre au sein de l’exécutif au détriment du président de la République. Ce dernier, bien qu’élu au suffrage universel direct, se trouve dépourvu de moyens d’action efficaces. A cela s’ajoute un mode de scrutin à la proportionnelle avec plus forts restes qui n’avantage pas l’apparition d’une solide majorité parlementaire. Le risque de crise est réel en cas de désaccord entre les deux têtes du pouvoir exécutif, surtout s’ils appartiennent à des familles politiques différentes. Sur ce point, et à plus ou moins brève échéance, la Constitution devra sûrement être revue. A notre avis, notre pays a besoin, pour citer encore une fois Guy Carcassonne d’un « régime parlementaire à direction présidentielle».
Deux ans sont passés depuis l’adoption de la Constitution. Notons que les institutions politiques majeures se sont mises en place. En effet, les élections législatives et présidentielles de novembre 2014 ont abouti à la mise en place de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), à la désignation d’un président de la République et à la nomination d’un gouvernement ayant la confiance de l’ARP. En somme, le pouvoir exécutif est bien en place et les mécanismes constitutionnels relatifs à leur fonctionnement sont en vigueur
Mais, à ce jour, toutes les dispositions du texte constitutionnel ne sont pas entrées en vigueur. Dans certains domaines, ce sont les dispositions transitoires qui continuent de s’appliquer. Elles n’ont pas encore épuisé leurs effets de droit. Par ailleurs, un dépassement des délais prescrits par la Constitution est enregistré dans la mise en place d’institutions constitutionnelles d’une importance capitale dans la concrétisation des objectifs de la Constitution de mise en place d’Etat de droit : il s’agit notamment du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et de la Cour constitutionnelle.
Dispositions transitoires n’ayant pas épuisé leurs effets
Le chapitre X de la Constitution est relatif aux «dispositions transitoires». Il est composé de deux articles : l’article 148 et l’article 149.
En réalité, seul l’article 148 (composé de neuf § dont certains comprennent plusieurs alinéas) nous intéresse, l’article 149 étant consacré à la justice militaire.
Certains paragraphes de l’article 148 conditionnaient l’entrée en vigueur de certains articles, voire chapitres de la Constitution, à «l’élection de l’ARP» ou à «l’élection du président de la République» ou «jusqu’à ce que le premier gouvernement obtienne la confiance de l’ARP» ou à partir de «la date de proclamation des résultats définitifs des premières élections législatives» ou des «premières élections présidentielles». Les § faisant référence à l’une des élections - législatives ou présidentielles- sont aujourd’hui caducs.
Cependant, d’autres § n’ont à ce jour pas épuisé leurs effets, maintenant ainsi en suspens des pans entiers de la Constitution. Il en va ainsi de l’alinéa 6 du § 2 de l’article 148 en vertu duquel «les dispositions du chapitre VII relatif au pouvoir local entrent en vigueur dès l’entrée en vigueur des lois qu’il prévoit». A ce jour, les lois sur le pouvoir local n’ont pas été adoptées et il est fort probable de voir l’entrée en vigueur du chapitre VII suspendue pendant de longs mois encore, même si le nouveau ministre des Affaires locales a prédit l’organisation des premières élections municipales et éventuellement régionales avant la fin de l’année 2016. A ce propos, je ne sais pas trop s’il faut blâmer la Constituante ou la féliciter pour n’avoir pas enserré le législateur dans un délai rigoureux comme elle l’a fait par ailleurs. A la lumière du non-respect quasi systématique des délais prescrits par l’article 148 et des acrobaties interprétatives qu’on a dû faire parfois, il vaut mieux louer l’ANC pour cette sage omission.
Il en va de même du § 2 alinéa 3 de l’article 148 qui diffère l’entrée en vigueur des dispositions de la 2e section du chapitre V de la Constitution relatives à la justice judiciaire, administrative et financière à l’exception des articles 108 à 111. Ainsi l’application d’une douzaine d’articles demeure suspendue à la mise en place du CSM.
Quid à présent des dispositions dont l’entrée en vigueur est assortie d’un délai de rigueur ?
Le non-respect des délais
L’article 148 de la Constitution a prévu des délais bien précis pour la mise en place de certaines institutions constitutionnelles, dont notamment le Conseil supérieur de la magistrature, la Cour constitutionnelle mais aussi les «instances constitutionnelles».
Le CSM
D’après l’article 148 § 5, «la mise en place du CSM intervient dans un délai maximum de six mois à compter de la date des élections législatives. Or, les élections législatives eurent lieu le 26 octobre 2014. Les résultats officiels furent proclamés le 21 novembre 2014 (Décision n° 34 de l’Instance supérieure indépendante pour les élections portant proclamation des résultats définitifs des élections législatives 2014 ). Il faut noter que le gouvernement avait présenté, dès le 12 mars 2015, un projet de loi organique (Projet N° 16/2015) qui a été laissé de côté par la Commission de législation générale. Cette dernière élabora un projet propre à elle différent du projet gouvernemental, l’a soumis à l’assemblée plénière qui l’adopta le 15 mai 2015 à 131 voix pour, 14 contre et 8 abstentions ; après l’expiration du délai constitutionnel de six mois à compter de la date des élections législatives. Un recours en inconstitutionnalité du texte adopté fut introduit devant l’IPCCPL le 22 mai 2014. L’IPCCPL conclut à l’inconstitutionnalité de la procédure suivie et renvoya le texte à l’ARP pour une nouvelle délibération . Ainsi, tout était à refaire et on s’éloigna encore plus du délai. Le 13 novembre 2015, le projet de loi portant création du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) modifié était de nouveau adopté par 143 voix pour, une contre et sept abstentions.
Cependant, et comme le lui impose la loi, le président de la République déféra, le 23 novembre 2015, le nouveau texte à l’IPCCPL qui le déclara, le 22 décembre 2014, une nouvelle fois, la procédure suivie par l’ARP contraire à la Constitution. Ainsi, plus d’une année après les élections législatives d’octobre 2014, le CSM n’est toujours pas en vigueur et c’est toujours l’instance provisoire chargée de la supervision de la justice judiciaire qui continue d’exercer les fonctions dévolues au CSM.
La Cour constitutionnelle
Le délai imparti par la Constitution pour la mise en place de la Cour constitutionnelle est d’une année « à compter de la date des élections législatives ». La loi organique portant création de la Cour constitutionnelle a été adoptée le 20 novembre 2015 (soit plus d’une année depuis les élections législatives du 26 octobre 2014). La loi organique, qui n’a pas fait l’objet d’un recours en inconstitutionnalité, fut promulguée le 3 décembre 2015 et publiée au JORT N° 98 du 8 décembre 2015. Ainsi, la CC est officiellement créée mais point mise en place. En effet, le début d’application de la loi sur la CC est subordonné à la mise en place du CSM puisque quatre des douze membres de la future Cour doivent être désignés par le CSM. C’est dire que la CC ne verra pas le jour dans un avenir proche. Nous irons jusqu’à prédire qu’elle ne verra pas le jour durant l’année 2016.
Les instances constitutionnelles indépendantes
Les instances constitutionnelles indépendantes
La Constitution a prévu dans son chapitre VI la création de 5 instances constitutionnelles indépendantes:
- l’instance des élections
- l’instance de la communication audiovisuelle
- l’instance des droits de l’homme
- l’instance du développement durable et des droits des générations futures
- l’instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption
En vertu du § 5 de l’article 148, « les dispositions du chapitre VI relatif aux instances constitutionnelles entrent en vigueur après l’élection de l’ARP». Or à ce jour, aucune de ces instances n’a encore vu le jour. Celles qui existent (ISIE, HAICA, INPDP, HCDHLF, INLCC) ont été créées avant l’élection de l’ARP. Certaines de ces instances ont même vu le jour avant la création de l’ANC sous l’ancien régime.
Ainsi des pans entiers de la Constitution ne sont toujours pas en vigueur. Il est grand temps pour que l’ARP adopte les lois nécessaires dans le respect de la lettre et de l’esprit du texte constitutionnel.
* Professeur émérite, Université de Carthage. Juge à la CAfDHP