" Nous faisons face à un progressisme autoritaire "
Marcel Gauchet
De l’Amérique de Trump à l’élection
présidentielle roumaine, en passant par la condamnation de Marine Le Pen,
Marcel Gauchet, penseur majeur de la démocratie* s’inquiète de la prétention
actuelle de substituer l’État de droit à la volonté populaire.
Alexandre Devecchio pour Le Figaro : La définition même de la démocratie fait
désormais débat. D’un côté les tenants de l’État de droit et de l’autre ceux de
la souveraineté populaire. Existe-t-il une ou plusieurs définitions de la
démocratie ? Comment expliquez-vous cette confusion ?
Marcel Gauchet : La confusion ne date pas d’hier.
Souvenez-vous de l’opposition entre les « démocraties populaires » et les «
démocraties bourgeoises ». Tout tient aux équivoques de la notion de « peuple
». La démocratie, c’est classiquement le pouvoir de tous, par opposition au
pouvoir d’un seul, la monarchie, ou au pouvoir de quelques-uns, l’aristocratie,
autrement dit, en langage moderne, la souveraineté du peuple. Jusque-là, tout
le monde s’accorde. Mais qu’est-ce que le peuple, et comment se manifeste-t-il
? C’est là que les divergences se déclarent. Pour les communistes, le peuple
parlait par la voix du parti. Pour les nouveaux convertis de l’État de droit,
ce sont les juges qui l’expriment en dernier ressort.
Pour les classiques démodés dont je
suis, cela reste l’ensemble des citoyens électeurs et les majorités qui s’en
dégagent. Mais je précise que dans cette conception, il y a une place
essentielle pour l’État de droit. La majorité n’a pas le droit d’empêcher la
minorité de s’exprimer et il faut des instances pour y veiller. La prétention
actuelle de substituer l’État de droit à la démocratie classiquement entendue
est un dévoiement de ce principe juste. Elle le dénature en ouvrant la porte au
droit pour la minorité de réduire la majorité au silence.
Alexandre Devecchio : Dans un entretien au Monde, l’historien
Pierre Rosanvallon expliquait que « les juges incarnent autant que les élus le
principe démocratique de la souveraineté du peuple » . Qu’en pensez-vous ?
Marcel Gauchet : C’est une proposition extravagante, mais
un aveu précieux. Au moins, cette fois, on annonce la couleur. Que je sache, la
fonction du juge est de veiller à la juste application des lois. Or il ne fait
pas la loi, ce sont les élus qui la font. Ce simple constat suffit à faire
ressortir la différence entre un rôle qui consiste à traduire en texte la
souveraineté du peuple et la fonction qui consiste à faire respecter
l’effectivité de ces prescriptions. Certes, le juge interprète la loi, qui ne
prévoit pas tout. Mais il y a bien de la différence entre définir une loi et
l’interpréter. La proposition de Rosanvallon revient à gommer cette différence,
à mettre l’auteur et l’interprète sur le même plan, à faire du juge un
législateur.
Mieux, un législateur d’un rang
supérieur, l’oracle d’une vérité cachée au peuple ordinaire et à ses élus.
Ainsi, par la grâce d’un banal concours administratif, ou d’une nomination
hasardeuse, le juge deviendrait la voix d’un mystérieux « peuple-communauté »
transcendant le peuple électoral. On a déjà connu ce genre d’arguties, toujours
destinées à écarter la voix d’un « peuple arithmétique » suspect de mauvaises
pensées au profit d’un peuple défini non selon la « quantité », mais selon la «
qualité », comme Mussolini l’explique par exemple dans La Doctrine du fascisme.
La dictature ne faisant plus recette, on
cherche ailleurs les moyens d’une autorité qui n’a de comptes à rendre à
personne. Car le but de l’opération est clair : il s’agit d’ériger les juges en
bouclier antimajoritaire contre les propensions « populistes » dudit peuple.
Inutile de dire que les juges ont tout à perdre en se laissant embarquer par
cette promotion en forme d’impasse.
Le peuple peut se tromper, bien sûr,
mais nous n’avons pas d’autre arbitre. Le problème est de le convaincre, pas de
l’empêcher.
Alexandre Devecchio : À travers son œuvre, Pierre Rosanvallon
défend le concept de société des individus. Sans en tirer nécessairement les
mêmes conclusions, ne rejoint-il pas en partie votre constat d’une société de
plus en plus individualiste où les droits individuels priment sur l’intérêt
général ?
Marcel Gauchet : Le constat est largement partagé
aujourd’hui, et c’est tant mieux. Mais un constat n’est pas une analyse. Ce que
je m’efforce de montrer, précisément, c’est la corrélation étroite entre cette
individualisation radicale et la mise en avant de l’État de droit comme alpha
et oméga de la vie démocratique. Une démocratie réduite en réalité à la
protection des droits fondamentaux des individus, en évacuant la conversion de
ces droits en souveraineté du peuple, parce qu’elle pourrait empiéter sur ces
droits. Comme quoi, à partir d’un même constat de départ, on peut arriver à des
conclusions très différentes.
Alexandre Devecchio : La vision de Pierre Rosanvallon traduit-elle
finalement une méfiance, voire une peur du peuple ? Au-delà de Pierre
Rosanvallon, cela est-il révélateur d’une partie de l’état d’esprit des «
élites » ?
Marcel Gauchet : Je n’ai aucun doute sur la capacité de
Rosanvallon d’exprimer l’état d’esprit des élites. C’est le fil conducteur de
sa réflexion politique. Mais je ne parlerais en l’occurrence ni de méfiance ni
de peur. Mon sentiment est que nous avons affaire d’un côté à une juste
appréciation des aspirations du peuple, en matière d’État social, d’immigration
et de sécurité, notamment, mais pas seulement, et de l’autre côté à la ferme
conviction qu’il a tort et qu’il faut par tous les moyens neutraliser ces
aspirations. C’est un progressisme autoritaire que nous avons devant nous et
Rosanvallon vient de nous livrer un article important de son manifeste.
Alexandre Devecchio : Le verdict du procès Le Pen risque-t-il
d’accroître cette fracture entre les « élites » et le peuple ?
Marcel Gauchet : Ce n’est pas sûr du tout, car la
question est doublement compliquée et rien n’a été fait pour l’éclaircir. Qui
est au courant du règlement du Parlement européen concernant les fonctions des
assistants parlementaires ? Le problème posé était en fait celui du financement
de la vie politique et il aurait pu et dû donner lieu à un débat ouvert. En
l’enfermant dans la stricte logique juridique, on l’a rendu hermétique pour la
grande masse de la population. Ensuite, il y avait cette question spécialement
épineuse des critères de l’exécution provisoire d’une décision d’inéligibilité.
Combien de gens ont véritablement saisi
de quoi il s’agissait au juste ? Seul le résultat a été enregistré. Ce n’est
pas le moindre problème de ces procès à incidences politiques majeures que de
jouer à l’abri d’un rideau de fumée. Enfin et surtout, l’affaire engageait la
question plus que jamais sensible dans l’opinion française de l’argent public.
Chacun le sait, il règne un fort soupçon à l’égard du personnel politique d’en
abuser. C’est dans ce prisme que le procès a été lu pour un grand nombre. «
Finalement, Marine Le Pen est comme les autres. » Ils étaient prêts à le
croire, ils en ont eu la confirmation. Ce n’est qu’auprès d’une minorité
militante que la décision judiciaire a constitué un facteur de radicalisation
supplémentaire.
Alexandre Devecchio : Au-delà du procès Le Pen, la question du
gouvernement des juges interroge dans la plupart des démocraties européennes. À
cet égard, l’annulation du 1er tour des élections en Roumanie puis la mise à
l’écart du candidat favori des sondages, mais aussi la menace d’interdiction de
l’AfD en Allemagne et sa mise sous surveillance accrue, s’inscrivent dans ce
contexte. S’agit-il d’un sursaut démocratique ou au contraire d’un tournant
autoritaire ?
Marcel Gauchet : Tentation autoritaire serait une
expression plus juste que tournant autoritaire, dans tous les cas. Sursaut
démocratique, certainement pas. Sauf à admettre que les uns ont la bonne
définition de la démocratie qui exclut de prendre en compte les arguments des
autres. Des autres qui ne sont pas des minorités marginales, qui plus est, mais
des majorités potentielles dans certains cas. Or l’essence de la démocratie,
c’est le moment de le rappeler, réside dans l’acceptation du conflit, donc dans
la préoccupation, pour ceux qui se veulent démocrates, d’en regarder les motifs
en face afin de les désamorcer dans la mesure du possible.
Ici, à l’opposé, nos progressistes sont
dans la négation des raisons du conflit. Il ne devrait pas exister. Il relève
de « fantasmes » ou de « passions tristes ». Une question au passage : la
passion investie dans ce refus de la réalité est-elle « triste » ? D’où la
recherche de moyens tant bien que mal présentables, la dictature faisant trop
mauvais genre, de neutraliser cette adversité insupportable. Le détraquement du
système judiciaire fournit l’instrument providentiel de cette tentative
d’étouffement de la voix des nouvelles classes dangereuses.
Alexandre Devecchio : Aux États-Unis, les multiples procès
contre Trump lui ont servi de tremplin. En Europe, les mêmes causes
produiront-elles les mêmes effets ou s’agit-il au contraire de prévenir
l’élection d’un Trump européen ?
Marcel Gauchet : Non, je ne le pense pas. Les contextes sont
culturellement très différents, qu’il s’agisse du système judiciaire ou de la
vie politique. Quelles que soient les circonstances, l’élection d’un Trump
européen est hautement improbable. Regardez d’ailleurs les dirigeants européens
que l’on rattache à la nébuleuse populiste, Viktor Orban en Hongrie ou Giorgia
Meloni en Italie. Ils peuvent se rattacher à la même famille politique, pour
autant ils se présentent fort différemment de Trump.
Alexandre Devecchio : Ces premiers mois à la Maison-Blanche
annoncent-ils une dérive autocratique ou traduisent-ils un retour en force de
la volonté du peuple américain ?
Marcel Gauchet : Ni l’un ni l’autre. Entendons-nous,
d’abord sur ce que veut dire autocratie. Ce n’est pas une notion à prendre à la
légère. Trump peut se montrer capricieux, erratique, brutal, cela n’en fait pas
un autocrate. Autocratie veut dire, outre l’accaparement du pouvoir dans les
mains d’un seul, l’empêchement de l’opposition de s’exprimer, de peser sur les
décisions ou de concourir loyalement aux élections. Nous n’en sommes pas là et
rien n’annonce une évolution en ce sens. On peut déplorer la suppression de
certains financements, cela ne justifie pas de crier au « fascisme ». Les
élections de mi-mandat, dans moins de deux ans, seront un test à cet égard. Il
est infiniment probable qu’elles se dérouleront comme à l’ordinaire et Trump
peut les perdre.
Quant au peuple américain, il ne parle
pas d’une seule voix. Il est divisé, comme tous les peuples. Il est composé de
républicains et de démocrates, et de gens qui ne se reconnaissent ni dans un
parti ni dans l’autre. L’élection de Trump a sûrement été vécue comme une
revanche sur le mépris dont il a été accablé par une partie de son électorat.
Mais la vraie question pour l’avenir est de savoir si cette revanche aura fait
entrer dans la conscience américaine, au-delà de ses clivages, la nécessité de
prendre en charge les problèmes soulevés par l’électorat trumpiste.
· * Dernier ouvrage paru : « Le Nœud démocratique ? Aux origines de la crise
néolibérale » (Gallimard, 2025).