Islam et banlieues : "Les territoires perdus ne le sont qu'aux yeux de ceux qui ne s'y aventurent pas !"
Dans cette lettre ouverte à Emmanuel Macron, Marek Halter, auteur de "Réconciliez-vous !" (Robert Laffont), livre sa vision d'une politique souhaitable concernant les banlieues et l'islam.
Monsieur le Président,
Depuis votre élection à la présidence de la République, vous vous êtes donné pour objectif de moderniser nos institutions, et de rendre la France plus compétitive et plus apte à affronter l'avenir. Aussi, naturellement, vous vous retrouvez face à un double problème qui interpella tous vos prédécesseurs : l'islam et les banlieues. Une question d'autant plus délicate à traiter qu'elle se heurte, chez nous, à deux notions explosives : la laïcité et les communautés, que nous appelons de ce mot chargé de dédain, le communautarisme.
Il y a près d'un siècle et demi, un philosophe a prétendu que Dieu était mort. En 1989, quand, avec mon ami Mstislav Rostropovitch, nous nous retrouvâmes devant le mur de Berlin en cours de démolition, nous remarquâmes un tag qui nous laissa songeurs. Un anonyme avait griffonné à la peinture blanche : "Nietzsche est mort", signé "Dieu".
Depuis ce tag prémonitoire, nous avons assisté à l'extinction, l'un après l'autre, des grands espoirs laïcs qui avaient nourri les rêves et les combats de nos parents et grands-parents. Dans le vide provoqué par leur disparition, il ne resta que Dieu. C'est vers lui que se tournent à présent des millions d'individus déboussolés par ce monde qui les dépasse. Et ceux qui s'accrochent encore à la laïcité découvrent, deux siècles après Tocqueville (l'Ancien Régime et la Révolution, 1856), que la démocratie n'est pas incompatible avec la religion.
Mais, entre la réalité – en plein essor – et les idées reçues, il est difficile de manœuvrer. En parlant aux Juifs, lors du dîner annuel du Crif le 7 mars 2018, puis aux évêques de France le mois suivant au Collège des Bernardins, vous avez montré votre souhait de faire évoluer les esprits. Et les critiques ont fusé de toutes parts.
En annonçant votre souhait de définir la place de l'islam et sa relation avec la République française, vous avez fait naître l'ambition de quelques-uns qui se disent avoir votre oreille, de quelques autres qui ne l'ont pas, la méfiance de tous les organismes représentatifs ou semi-représentatifs installés par vos prédécesseurs, enfin l'opposition franche de tous les identitaires de France et de Navarre. Sans compter l'incrédulité et l'indifférence des intéressés.
J'ai appris, par mes lectures mais surtout grâce à mes multiples actions militantes, que, quand on veut s'adresser à un individu ou à un groupe d'individus, il est bon de recueillir, au préalable, un maximum d'informations à son sujet. Aucune discussion intellectuelle ne peut remplacer une promenade dans les rues de Saint-Denis, de Roubaix ou de Trappes, ou de tout autre ville où vivent les millions de Français d’obédience musulmane. Ces lieux que certains ont crédités de cette appellation qui fit recette : "les territoires perdus de la République".
Eh oui, Monsieur le Président, ces lieux ne sont perdus qu'aux yeux de ceux qui ne s'y aventurent pas ! Connaissez-vous beaucoup de vos ministres ou de vos conseillers qui sont allés parler à ceux qui y habitent ? Ils représentent pourtant, selon toutes les estimations (les recensements identitaires étant interdits en France), près de 10% de notre population ! Ce sont dans leur majorité de simples gens, qui traînent leur existence, comme le souvenir, pour les plus âgés, du pays dont ils sont originaires, et qui ne se reconnaissent ni dans les discours de ceux qui prétendent les représenter, ni (et encore moins) dans les thèses qui circulent à leur propos.
Ils croient, pour la plupart, que parler l'arabe à la maison, manger halal, aller à la mosquée et respecter le ramadan (ils sont 80% selon un sondage CSA-"la Vie" de 2006) ne devrait pas les empêcher d'être de bons Français, aussi bons que les Bretons qui ont réussi à introduire l'apprentissage de leur langue dans les écoles publiques et qui, à tout bout de champ, se coiffent de leurs bonnets rouges pour manifester leur "bretonnité".
Les millions de musulmans, donc, qui vivent en France, qui votent et paient leurs impôts, ne pensent pas que leur identité soit une maladie dont il faut guérir. En revanche, à force de se voir caricaturés dans les débats de nos intellectuels ou dans les médias, la revendication de leur appartenance religieuse devient une sorte de résistance. Et la présence, de plus en plus nourrie, des policiers en uniforme dans leurs quartiers leur apparaît soudain non comme une force de protection, mais comme une force de répression.
En France, Monsieur le Président, soulever aujourd'hui ce problème, c'est soulever le couvercle d'une marmite où bouillent, pèle-mêle, le racisme ordinaire qui nous habite tous, d'une certaine manière, ainsi que la peur d'affronter le problème des communautés – que Braudel appelait "diversité" –, dont la reconnaissance mettrait, selon certains, en péril la centralité de l’Etat et l'unicité culturelle des Français.
C'est ainsi, Monsieur le Président, et le tag de Berlin nous avait mis en garde : si l'homme ne représente plus un espoir pour l'homme, mais au contraire un danger, il ne lui restera qu'à se tourner vers Dieu. En effet, quel que soit son nom, Dieu devient indispensable à tout homme qui cherche un espoir. Comment assurer, maintenant, la coexistence entre les adeptes des différentes religions ? Et avec ceux qui ne croient pas ? "Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté." (Coran, V, 48) Eh oui, cette question qui nous occupe s'est déjà posée au Prophète de l'islam, lors de son arrivée à Médine en 622 de notre ère. Ainsi naquit la Constitution de Médine, connue sous le nom de Sahifa, texte qui régule les rapports entre les hommes, quelle que soit leur appartenance ou leur religion, et dans le respect de tous.
Or, Monsieur le Président, la plupart des musulmans ne connaissent pas leur propre histoire. Pour Averroès : "L'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l'équation."
Pourquoi ne pas la leur faire connaître ? Avant de leur parler des Lumières et du "Traité sur la tolérance" de Voltaire, pourquoi ne pas leur parler d'Averroès, justement, d'Avicenne, d'Ibn Khaldoun, d'Al-Fârâbî ou d'Al-Boukhârî, en rappelant que ces penseurs font partie de notre commun patrimoine culturel ? Tout commence par la connaissance. Et par la reconnaissance. Pourquoi, alors, ne pas mettre davantage l’accent dans nos écoles sur l'histoire des religions ? Mieux raconter aux enfants, par exemple, l'enfance du petit Jésus, du petit Moïse ou du petit Mahomet, récits de vies tout aussi passionnants que celui du Petit Prince de Saint-Exupéry.
Pourquoi, au lieu de dépenser des millions pour contrer la propagande des salafistes sur nos réseaux sociaux, ne pas favoriser la création, par exemple, d'un site internet "Les musulmans parlent aux musulmans" ? L'histoire nous sert d'exemple. Les seules radios qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont eu un certain impact sur l'opinion publique ont été celles qui parlaient aux hommes leur propre langue. La radio Listen Germany, notamment, d'où l'écrivain Thomas Mann lançait ses appels aux Allemands en allemand. Ainsi que Radio Londres, d'où les Français parlaient aux Français en français. Les écrivains et les religieux musulmans capables de contrer les islamistes existent. Les chanteurs et les artistes d'origine musulmane peuvent, en arabe, et avec l'humour extraordinaire qu'on leur connaît, répondre efficacement à la propagande jihadiste. Il est facile de démontrer qu'Allah n'est pas du côté des tueurs mais avec nous, ceux qui prônent la réconciliation. Le Texte révélé l'atteste. Il suffit que quelques connaisseurs le disent.
Quand on évoque une religion, on pense bien sûr à ses fondements mais aussi, et surtout, au fonctionnement de ses institutions. Concernant l'islam, nos concitoyens exigent de savoir de quoi vivent les mosquées, qui nomme les muftis, les imams, qui gère l'organisation des services communautaires et l'éducation religieuse des enfants de la République. Dans les pays musulmans, toutes ces questions sont sous la tutelle de l’Etat : les imams, pour exercer, doivent être accrédités par le ministère des Cultes.
La France s'est considérée, pendant des siècles, comme la fille aînée de l’Eglise. La hiérarchie catholique dépend, par conséquent, du Vatican. Or, devenue multi-culturelle, on aimerait connaître le fonctionnement des organisations religieuses juives, protestantes, bouddhistes et, bien entendu, musulmanes. Concernant les Juifs, la question de leur rapport au pays où ils s'établissent s'est déjà posée au IIIe siècle avant notre ère, à Babylone. Le rabbin Samuel y répondit en ces termes : "Dina de-melkhouta dina", "la loi de ton pays est ta loi". Depuis, cette règle est inscrite dans le Talmud et engage tous les Juifs où qu'ils se trouvent. Quant à l'islam, les Français se demandent qui sont ces imams qui le représentent et prêchent dans les lieux de prières implantés dans leurs quartiers et qui, parfois, véhiculent la haine ? De qui dépendent-ils ? Pour l'instant, de personne. De donateurs, souvent, de pays étrangers en général, et un peu des croyants qui les suivent ou ne les suivent pas.
A quoi ressemblerait, donc, l'imam de France dont nous parlent tant les médias ? Il doit connaître d'abord, comme tous les imams du monde, le Texte révélé. Et de préférence par cœur. Le Prophète avait l'intégralité du Coran dans la tête et admirait Aïcha, sa "bien-aimée" car elle était "la mémoire de l'islam". Cette femme, donc, et on l'oublie souvent, fut l'auteur de plus de deux mille hadiths. L'imam de France devrait également reconnaître la loi de son pays, maîtriser sa langue et respecter son drapeau. Ce que demande d'ailleurs l'administration américaine à tout individu désireux de rester sur son sol.
Quant aux différents projets qui se succèdent et qui ont tous pour but de sauver ces "territoires perdus de la République", vous, Monsieur le Président, vous qui avez créé la première start-up politique en France, pourquoi n'encourageriez-vous pas davantage le développement des start-up dans les banlieues ? On y trouve du talent et de la créativité à la pelle et la plupart des jeunes qui y vivent connaissent plus que bien les technologies numériques. Le développement d'un quartier ou d'une région ne dépend pas uniquement de la volonté politique mais aussi du désir de ses habitants. Et ceux-là n'attendent pas qu'on leur apporte des solutions toutes faites mais plutôt qu'on les aide à mettre en place leurs propres réponses.
Quels que soient les projets que vous présenterez aux musulmans de France, Monsieur le Président, je crois qu'il faut d'abord les reconnaître dans leur ensemble. Par une adresse à la télévision, par exemple. Quel meilleur biais aujourd'hui pour s'adresser au peuple ? On peut tout demander à son voisin, dit l'un des Frères Karamazov, à condition, d'abord, de lui dire qu'on l'aime.