Passé l'euphorie de la victoire, le président élu et
son gouvernement devront se mettre rapidement au travail car la tâche s'annonce
ardue. Revue de détail des douze grands chantiers que les nouveaux dirigeants
devront impérativement mener.
Dans ce "Grand angle" que nous consacrons à
l'avenir de la Tunisie, il n'est point question de personnes, de partis ou
d'obédiences. Aucun nom, aucun sigle de formation politique. Les positions et les
préférences de Jeune Afrique sont connues,
uniquement fondées sur celles et ceux qui nous semblent les plus capables de
hisser le pays au niveau qui doit être le sien.
Mais nous avons fait le choix d'inverser les
priorités, si l'on peut dire : ne pas s'occuper des personnes, mais du chemin à
parcourir et des défis à relever. Définir les maux, en somme, pour ensuite
proposer les remèdes idoines, ce qui permettra, plus tard, d'identifier les
bons "médecins", notamment ceux qui hériteront des futurs maroquins
gouvernementaux. Ces défis, nous les avons listés pour ensuite les décrypter.
Ils sont au nombre de douze, tels les travaux
d'Hercule car, que personne n'en doute, c'est bien ce qui attend la Tunisie
lors des cinq prochaines années (au moins). Un travail titanesque mais
indispensable, dont personne hélas ne parle, ou presque. Or il n'y a nul besoin
de pythie pour rendre ces "oracles" frappés au coin du bon sens.
Encore faut-il en avoir conscience, les envisager dans leur ensemble et,
surtout, les mener rapidement de front. Dans le cas contraire, une seule issue
: le désastre.
Valeureuse mais sans grands moyens, sur la brèche
depuis 2011, l'armée de terre a montré ses failles lors d'attaques menées par
des mouvements jihadistes, notamment en matière de renseignement. L'évolution
des technologies a transformé les métiers de la Grande Muette, qui doit se
mettre à niveau. Il lui faut rétablir la tradition des manœuvres et, surtout,
améliorer la coordination entre les corps, qui pourraient être menés par un
seul chef d'état-major pour gagner en réactivité et en mobilité.
Cette tâche serait facilitée par un découpage
territorial en cinq régions militaires dirigées chacune par un commandement
propre. Face à un ennemi non conventionnel, se former aux nouvelles techniques
de combat, entamer une professionnalisation fondée sur le renseignement et
employer des unités réactives au déploiement rapide sont impératifs. Tout comme
renouveler son équipement : le gouvernement de Mehdi Jomâa a déjà commandé
douze hélicoptères Black Hawk pour une valeur de 700 millions de dollars
(environ 520 millions d'euros) aux États-Unis.
Les débats internes en cours portent aussi sur le
recrutement et l'encadrement des universitaires, la réhabilitation du service militaire
et le principe de devoir national, afin d'inculquer des idéaux communs pour
créer un sentiment d'unité. Selon le général de brigade Mohamed Meddeb,
"le dossier de la défense du pays et de sa sécurité est l'affaire de
chacun, dirigeants, membres de la société civile et citoyens ordinaires".
2. La justice au banc d'essai
L'indépendance de
la justice et l'existence d'un mécanisme de contrôle de
constitutionnalité sont, avec la démocratie, indispensables à l'avènement d'un
État de droit. L'indépendance du pouvoir judiciaire est garantie, à la fois par
la Constitution et par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). La Cour
constitutionnelle, en revanche, futur organe régulateur de la démocratie,
n'existe que sur le papier.
Le choix de ses douze membres dévoilera les intentions
du nouvel attelage gouvernemental. Quatre seront désignés par le président,
quatre autres par le CSM et les quatre derniers par l'Assemblée. Leurs
attributions seront très larges, puisque le juge constitutionnel, dont les
décisions s'imposent à tous les pouvoirs, arbitrera les éventuels conflits
entre le président et le chef du gouvernement. Et, surtout, la Cour fixera
l'interprétation de l'article 1er de la Constitution, qui introduit la
notion d'islamité de l'État.
La mise en œuvre de la justice transitionnelle,
chargée de faire la lumière sur les crimes et dépassements de l'ancien régime
et, le cas échéant, d'imposer des sanctions, constitue un autre défi.
L'Instance Vérité et Dignité n'a pas encore démarré ses travaux mais fait déjà
l'objet de vives critiques, et deux de ses membres ont démissionné. Faudra-t-il
d'emblée la réformer et revoir sa composition ?
3. La paix sociale à tout prix
Grèves, sit-in et conflits sociaux, la Tunisie n'a
jamais connu autant de mouvements protestataires que durant les quatre
dernières années. L'apaisement, nécessaire pour clore la phase de transition du
processus démocratique, a été trouvé grâce aux négociations avec les centrales
syndicales et à l'esquisse d'un nouveau contrat social. "Il n'y a pas de
prospérité sans paix sociale durable", affirme Wided Bouchamaoui,
présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat
(Utica).
Cependant, préserver l'équilibre du pays dépend
surtout des solutions apportées à d'autres problèmes, dont les disparités
sociales. C'est l'unique moyen de diminuer l'impact d'un discours identitaire
qui, utilisé pour instrumentaliser certaines populations, a nettement clivé la
Tunisie. La société civile devra elle aussi intervenir pour appeler au bon sens
de chacun et opérer un rééquilibrage face aux appels partisans de certains
partis politiques. Pour de nombreux observateurs, la paix sociale doit émaner
d'une volonté commune des partis, du patronat, des syndicats et des simples
citoyens.
4. À quand les bénéfices
de la révolution ?
La Tunisie parviendra-t-elle à percevoir les
dividendes de sa révolution ? Aux législatives, Ennahdha et ses alliés ont été
sanctionnés pour leur gestion chaotique. C'est donc à l'aune de ses
performances économiques que sera jugé le prochain gouvernement. La croissance
est restée atone cette année - à peine 2,8 % selon le Fonds monétaire
international -, même si la Tunisie s'en sort plutôt mieux que l'Égypte
(2,2 %) par exemple.
Le climat d'incertitude politique explique
l'attentisme des investisseurs. Un rebond aux alentours de 4 % est espéré
en 2015, et les tensions sociopolitiques devraient s'apaiser quelque peu. Mais,
selon l'économiste Mahmoud Ben Romdhane, "c'est à partir de 5 % de
croissance que le chômage, qui touche 15,3 % de la population active,
commencera à baisser". Et 330 000 emplois supplémentaires seront
nécessaires en 2015-2019.
Nidaa Tounes, vainqueur aux législatives, entend faire
progresser la croissance de 1 % par an, pour parvenir, en fin de mandat, à
8 %, un chiffre optimiste. Ce qui suppose un investissement de
125 milliards de dinars (54 milliards d'euros), supporté à 60 %
par le secteur privé. Si ce scénario se réalise, 120 000 personnes pourraient
trouver un emploi, le nombre de chômeurs étant de 608 000 aujourd'hui.
5. Sauver l'éducation et
l'enseignement supérieur
C'est la mère de toutes les batailles. C'est aussi la
plus périlleuse à mener. Les enseignements secondaire et supérieur tunisiens
sont à revoir de fond en comble. Le pays compte environ 400 000 étudiants,
mais, paradoxe insupportable : les "maîtrisards", diplômés du
supérieur, ont deux fois et demie plus de "chances" de pointer au
chômage que les jeunes sans qualification.
Le problème se situe à deux niveaux : l'employabilité
(l'adéquation entre les formations proposées et les besoins du marché du
travail) et la qualité. Même s'il existe encore des pôles d'excellence (écoles
d'ingénieur, facultés de médecine), les universités tunisiennes sont absentes
du Classement académique des universités mondiales de Shanghai, et très mal
placées à l'échelle du monde arabe. Une remise à plat semble donc
indispensable.
Elle ne peut cependant pas se limiter à une simple
réflexion sur l'employabilité car, phénomène particulièrement inquiétant, on
observe une radicalisation jihadiste dans le milieu estudiantin. C'est donc
aussi la capacité de l'enseignement supérieur à former des citoyens qui doit
être débattue. Seul un réformateur de la trempe d'un Mahmoud Messadi ou d'un Mohamed
Charfi (ministres de l'Éducation respectivement après l'indépendance et
entre 1989 et 1994) sera en mesure de l'imposer. Existe-t-il ?
6. Jeunesse : attention
danger
Initiateurs du soulèvement de 2011, les moins de
30 ans représentent près de la moitié de la population, mais demeurent
marginalisés : selon l'Organisation internationale du travail (OIT), leur taux
de chômage avoisine les 28 %. La Constitution les consacre pourtant en
tant que pilier essentiel du développement. Mais s'ils sont au cœur de tous les
discours politiciens, ils ne sont que peu impliqués dans la vie publique et
citoyenne, et ne sont jamais consultés sur les questions qui les concernent.
"Après l'hyper enthousiasme de la révolution, il y a l'hyper déception,
c'est vrai, reconnaît l'ancien député Selim Ben Abdessalem.
Ce serait une énorme erreur de négliger les jeunes,
mais il nous manque la capacité de les attirer." Désenchantée et sans
perspectives d'avenir, la jeunesse est devenue un vivier pour les mouvements
extrémistes. Outre les réformes de l'éducation, les gouvernants doivent
également créer un nouveau socle de valeurs et organiser des services à
destination de cette jeunesse.
7. La fiscalité,
l'inévitable chantier
La réforme fiscale est devenue, depuis trois ans, l'un
des serpents de mer de la politique tunisienne. Chacun convenant de sa
nécessité, mais peu osant prendre le taureau par les cornes de peur de froisser
leur électorat. La pression fiscale n'est pas harmonieuse. Elle pèse d'abord
sur la classe moyenne et les catégories les moins aisées, assujetties à la taxe
sur la valeur ajoutée (impôt indirect qui produit environ 40 % des
recettes fiscales).
L'impôt sur le revenu (IR), progressif, ne représente
que 15 % des rentrées. Son recouvrement pose problème : il n'est garanti
qu'auprès des salariés du public et du privé, car l'impôt est prélevé à la
source, par l'employeur, et versé au Trésor public. Dans les autres catégories,
la dissimulation des revenus s'apparente à un sport national. Le "régime
forfaitaire", un prélèvement annuel initialement institué au profit des
artisans et des petits commerçants, a vu son périmètre enfler démesurément,
devenant une source d'abus considérables.
Il compte 395 000 assujettis, soit 60 % des
contribuables, mais ne contribue qu'à 0,2 % des recettes fiscales du pays.
Soixante-huit secteurs, dont la bijouterie, l'optique, la location de voitures
et le commerce de produits paramédicaux, en seront exclus dès 2015. La lutte
contre la contrebande et l'informel, qui mettent à genoux les finances de
l'État et pénalisent les entreprises citoyennes, constituera l'autre défi à
relever.
8. Diminuer les dépenses et
privatiser ?
Pour calmer les revendications sociales, les
gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ont augmenté les salaires des
fonctionnaires et recruté près de 70 000 personnes dans le secteur public.
L'État a ainsi vu fondre ses ressources. À présent, le déficit budgétaire est
de l'ordre de 4,139 milliards de dinars (1,8 milliard d'euros).
"Une part de 70 % des recettes propres réservée aux dépenses
publiques est en soi un indicateur de crise", reconnaît Hakim Ben
Hammouda, ministre de l'Économie et des Finances.
Pour faire face aux dérives des finances publiques, le
gouvernement Jomâa a imposé une révision des subventions accordées par la
Caisse de compensation (notamment pour les produits énergétiques), augmenté
l'assiette fiscale, mis fin au régime forfaitaire, créé des moyens de lutte
contre l'évasion fiscale et le commerce parallèle. Il a pu maintenir le pays à
flot en ayant recours à un emprunt national et à des crédits internationaux. Il
n'empêche, un trou de 500 millions d'euros doit être comblé chaque mois.
Et la situation ne va pas s'améliorer : la
productivité des entreprises publiques baisse (la production de phosphate a par
exemple chuté de 60 % depuis 2010) et le secteur touristique peine à
redémarrer. Moderniser les entreprises publiques pour relancer l'économie exige
de fait une mise de fonds dont l'État ne dispose pas. Il pourrait envisager
d'en privatiser certaines, notamment dans le cadre des réformes du secteur
bancaire et de l'administration, deux chantiers prioritaires du prochain
quinquennat.
9. Renouer avec les pays
arabes
Bien plus qu'avec la France, l'Union européenne ou les
États-Unis, qui ont accompagné la Tunisie pendant sa transition et qui
devraient maintenir leur appui, c'est avec les pays arabes, dont les
investissements seront indispensables à la réussite des grands projets, que le
nouveau pouvoir devra resserrer les liens. Le chemin a été en partie balisé par
le Premier ministre Mehdi Jomâa et son équipe. Lors de la tournée qui l'avait
conduit aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite, au Qatar, au Koweït et à
Bahreïn en mars, ce dernier s'était employé à réparer ce qui avait été abîmé et
à dissiper les malentendus accumulés depuis trois ans.
Les rapports avec l'Algérie ont quant à eux connu une
embellie spectaculaire, Alger apparaissant aujourd'hui comme l'allié essentiel
de Tunis, notamment (mais pas seulement) en matière de lutte antiterroriste.
Une normalisation avec Damas paraît inéluctable pour les mêmes raisons (les
relations bilatérales avaient été rompues, de manière unilatérale, en
avril 2012, par le président Moncef Marzouki).
Un impératif sécuritaire avant d'être une question
idéologique : les Tunisiens forment l'un des premiers contingents de jihadistes
étrangers en Syrie. Plus de 5 000 d'entre eux y combattent ou ont transité par
ce pays, et près de 8 000 ont été interceptés, en Tunisie, avant leur départ.
Ceux qui rentrent constituent une très grande menace pour la sécurité et la
stabilité nationales, car ils pourraient être tentés de rejoindre les maquis du
mont Chaambi.
10. Réconcilier les
Tunisiens
Symbole de l'unité nationale, le président élu aura la
lourde tâche d'affermir la cohésion des Tunisiens. Ce principe élémentaire,
énoncé par l'article 72 de la Constitution, ne va plus de soi aujourd'hui.
Petit pays de 11 millions d'habitants, homogène linguistiquement et
culturellement, héritier d'une histoire trois fois millénaire, la Tunisie est
fracturée comme jamais. La révolution de janvier 2011, partie de Sidi
Bouzid, avait souligné le fossé entre les régions intérieures délaissées et le
littoral.
Les élections du 23 octobre 2011 avaient mis en
évidence le clivage entre islamistes et tenants d'un État séculier. Rien n'est
résolu, bien au contraire. La récente campagne présidentielle, qui s'est
déroulée dans une ambiance délétère, sur fond d'insultes, d'invectives,
d'anathèmes et de stigmatisation de l'adversaire, a réveillé les antagonismes
régionaux que l'on croyait apaisés - à défaut d'être complètement
éteints - et monté deux Tunisie l'une contre l'autre. D'un côté, celle du
Sud, qui plébiscite Moncef Marzouki. De l'autre celle du Nord, favorable
à Béji Caïd Essebsi.
Le nouveau président devra donc d'abord endosser le costume du rassembleur pour
réconcilier les Tunisiens.
11. Plus d'autonomie
régionale
Inscrite dans la Constitution, la décentralisation des
institutions et de la prise de décision invite à revoir le fonctionnement de
l'État. Avec des municipalités, régions et districts dotés d'une personnalité
juridique ainsi que d'une autonomie administrative et financière, les services
locaux seront gérés selon le principe de la libre administration, via des
conseils élus tenant compte des règles de parité et de représentativité des
jeunes.
Cependant, l'État ne se désengagera pas totalement. Le
Conseil supérieur de décentralisation, chargé de répartir les ressources et les
responsabilités, outre son rôle de régulateur, définit les niveaux de
décentralisation avec un droit de regard sur les projets de loi relatifs au
plan, au budget et à la finance locale. Pour ce faire, "les niveaux de
décentralisation doivent être clairement définis", précise Nabil Othmani,
chargé des collectivités locales, de la planification et du suivi.
Passer d'un système centralisé à une gestion locale
est une réforme majeure exigeant des moyens financiers. Or les instances
locales, tributaires du budget alloué par l'État, n'en disposent pas. Pour
s'assurer une autonomie financière, elles devront lever des fonds propres, au
risque de recourir à la taxation et à une survalorisation de leurs services.
Autre enjeu : développer une culture de la participation citoyenne, jusqu'ici
totalement méconnue.
12. Dans les mosquées, pas de
politique
Il a suffi de quelques semaines, après la chute de Ben
Ali, pour que près de 1 000 mosquées - sur les 5 000 que compte le
pays - échappent au contrôle de l'État et passent sous celui d'imams et de
groupes radicaux, offrant autant de tribunes aux extrémistes pour appeler à la
violence et à la haine, voire pour embrigader les jeunes candidats au jihad.
Certes, le gouvernement Mehdi Jomâa a mis le holà aux dérives et repris en main
le réseau des lieux de culte, mais le fait religieux est devenu incontournable
et le conservatisme du pays s'est confirmé.
Rompre avec le système de contrôle imposé par Ben Ali
pour passer à un accompagnement conforme à la Constitution implique que les
gouvernants revoient les fondamentaux en instituant une sécularisation du sacré
et en définissant le cadre opérationnel de l'islam par rapport à l'État. Dans
la pratique et dans l'immédiat, il s'agit de remettre bon ordre dans les rangs
des imams, qui continuent de véhiculer des discours politiques malgré
l'interdiction.
Ce qui nécessite un meilleur encadrement des
théologiens à travers des formations en prise avec les réalités de la Tunisie,
et une veille du contenu véhiculé par les écoles coraniques en coordination
avec le système éducatif. Nombreux sont ceux qui souhaitent rétablir l'aura de
l'université de la Zitouna, pour faire d'un islam modéré à la tunisienne un
contrepoids aux discours des radicaux.