Jacques Attali, prophétique ou futurologue, pense que la pandémie du coronavirus (CoVid-19) va bouleverser le rapport des hommes au pouvoir comme le firent d'autres épidémies avant lui; puisqu'après les grandes épidémies, les hommes avaient remis en question le pouvoir de l'église, puis celui de leurs gouvernants.
Ce qui est valable pour l'Europe, ne l'est malheureusement pas pour d'autres peuples et notamment les "arabes", qui n'ont toujours pas fait leur "révolution" vis à vis du pouvoir, ni l'aggiornamento de l'islam ; puisqu'on assiste même à un retour au moyen âge et à son obscurantisme, depuis que les pétromonarques répandent de façon agressive leur wahhabisme dans le monde.
Aujourd’hui, rien n’est plus urgent que de maîtriser les deux
tsunami, sanitaire et économique, qui s’abattent sur le monde. Il n’est pas
assuré qu’on y parvienne. Si on échoue, des années très sombres nous attendent.
Le pire n’est pas certain. Et pour l’écarter, il faut regarder loin, en arrière
et devant, pour comprendre ce qui se joue ici :
Chaque épidémie majeure, depuis mille ans, a conduit à des
changements essentiels dans l’organisation politique des nations, et dans la
culture qui sous-tendait cette organisation. Par exemple, (et sans vouloir
réduire à néant la complexité de l’Histoire), on peut dire que la Grande Peste
du 14ème siècle, (dont on sait qu’elle réduisit d’un tiers la population de
l’Europe) a participé à la remise en cause radicale, sur le vieux continent, de
la place politique du religieux, et à l’instauration de la police, comme seule
forme efficace de protection de la vie des gens. L’Etat moderne, comme l’esprit
scientifique, y naissent alors comme des conséquences, des ondes de choc, de
cette immense tragédie sanitaire. L’un et l’autre renvoient en fait à la même
source : la remise en cause de l’autorité religieuse et politique de l’Eglise,
incapable de sauver des vies, et même de donner un sens à la mort. Le policier
remplaça le prêtre.
Il en alla de même à la fin du 18ème siècle, quand le médecin
remplaça le policier comme le meilleur rempart contre la mort. On est donc
passé en quelques siècles d’une autorité fondée sur la foi, à une autorité
fondée sur le respect de la force, puis à une autorité plus efficace, fondée
sur le respect de l’Etat de droit. On pourrait prendre encore d’autres exemples
et on verrait que, à chaque fois qu’une pandémie ravage un continent, elle
discrédite le système de croyances et de contrôle, qui n’a su empêcher que
meurent d’innombrables gens ; et les survivants se vengent sur leurs maîtres,
en bouleversant le rapport à l’autorité.
Aujourd’hui encore, si les pouvoirs en place en Occident se
révélaient incapables de maîtriser la tragédie qui commence, c’est tout le
système de pouvoir, tous les fondements idéologiques de l’autorité qui seraient
remis en cause, pour être remplacés, après une période sombre, par un nouveau
modèle fondé sur une autre autorité, et la confiance en un autre système de valeur.
Autrement dit, le système d’autorité fondé sur la protection des
droits individuels peut s’effondrer. Et avec lui, les deux mécanismes qu’il a
mis en place : le marché et la démocratie, l’un et l’autre des façons de gérer
le partage des ressources rares, dans le respect des droits des individus.
Si les systèmes occidentaux échouent, on pourrait voir se mettre
en place non seulement des régimes autoritaires de surveillance utilisant très
efficacement les technologies de l’intelligence artificielle, mais aussi des
régimes autoritaires de répartition des ressources. (Cela commence d’ailleurs
dans les lieux les moins préparés et les plus insoupçonnés : A Manhattan, nul,
hier n’avait le droit d’acheter plus que deux paquets de riz). Heureusement,
une autre leçon de ces crises, est que le désir de vivre est toujours le plus
fort ; et que, à la fin, les humains renversent tout ce qui les empêche de
jouir des rares moments de leur passage sur la terre.
Aussi, quand l’épidémie s’éloignera, verra-t-on naître, (après
un moment de remise en cause très profonde de l’autorité, une phase de
régression autoritaire pour tenter de maintenir les chaînes de pouvoir en
place, et une phase de lâche soulagement), une nouvelle légitimité de
l’autorité ; elle ne sera fondée ni sur la foi, ni sur la force, ni sur la
raison (pas non plus, sans doute, sur l’argent, avatar ultime de la raison). Le
pouvoir politique appartiendra à ceux qui sauront démontrer le plus d’empathie
pour les autres. Les secteurs économiques dominants seront d’ailleurs aussi
ceux de l’empathie : la santé, l’hospitalité, l’alimentation, l’éducation,
l’écologie. En s’appuyant, bien sûr, sur les grands réseaux de production et de
circulation de l’énergie et de l’information, nécessaires dans toute hypothèse.
On cessera d’acheter de façon frénétique des choses inutiles et
on reviendra à l’essentiel, qui est de faire le meilleur usage de son temps sur
cette planète, qu’on aura appris à reconnaître comme rare et précieux. Notre
rôle est de faire en sorte que cette transition soit la plus douce possible, et
non un champ de ruines. Plus vite on mettra en œuvre cette stratégie, plus vite
on sortira de cette pandémie, et de la terrible crise économique qui s’en
suivra.
*****
Pour pouvoir exploiter le monde,
encore faut-il qu’il y ait un monde.
encore faut-il qu’il y ait un monde.
Le coronavirus a secoué le monde de la finance aussi. Sans santé, les transactions économiques perdent leur sens. Les capitalistes ont pris pour acquises les ressources fournies par l’Etat – l’éducation, la santé, les infrastructures – sans jamais réaliser que les ressources dont ils spoliaient l’Etat les priveraient, au bout du compte, du monde qui rend l’économie possible. L’intérêt public doit redevenir la priorité des politiques publiques. Et les entreprises doivent contribuer à ce bien public, si elles veulent que le marché demeure un cadre possible pour les activités humaines.
Le CoVid-19, rappelle aux hommes qu'ils ne pourront plus empiéter impunément l'espace vital des autres espèces animales. Déjà par le bacilles de l'Anthrax et les virus du chikungunya, d'Ebola, de Zika, des grippes aviaires A-H1N1, du Sras-coronavirus, du Mers-coronavirus ... , les animaux avaient mis en garde les hommes pour qu'ils cessent de se croire les maîtres du monde !
R.B
R.B
L’insoutenable légèreté du capitalisme vis-à-vis de notre santé
Dans ce texte brillant,
qui souligne le lien étroit entre santé et économie, la grande sociologue
franco-israélienne analyse la crise planétaire du coronavirus. Elle dénonce
« l’imposture » du néolibéralisme qui, privant l’Etat de ses
ressources, a sacrifié le monde dont il se nourrit.
En
regardant le film hypnotique de Lars
von Trier « Melancholia », le spectateur comprend peu à peu, dans un
mélange de terreur et d’impuissance, que le monde est sur le point de
disparaître, condamné à entrer en collision avec la planète
« Melancholia ». A la fin du film, ce spectateur, à la fois fasciné
et paralysé, voit cette planète finir sa course pour s’écraser sur la Terre.
D’abord apparue sous la forme d’un point lointain dans le ciel, elle grossit
jusqu’à finalement devenir un disque qui envahit tout l’écran, au moment du
choc.
Nous
sommes tous plongés dans un événement mondial dont nous n’avons pas encore
pleinement saisi l’ampleur. Dans ce moment inédit, j’ai tenté de trouver des
analogies et je me suis souvenue de cette scène finale du film de Lars von
Trier.
Une nouvelle réalité
C’est au cours de la deuxième semaine de
janvier que j’ai lu pour la première fois un article au sujet d’un étrange
virus ; c’était dans la presse américaine et j’y ai prêté une attention toute
particulière parce que mon fils devait partir en Chine. Le virus était encore à
distance, comme le point lointain d’une planète menaçante. Mon fils annula son
voyage mais le point est devenu disque et a poursuivi sa course inexorable,
venant progressivement s’écraser sur nous, en Europe et au Moyen-Orient. Désormais,
nous observons tous, tétanisés, les progrès de la pandémie, tandis que le monde
que nous connaissions a baissé le rideau.
Le coronavirus est un événement planétaire
d’une magnitude que nous peinons à saisir, non seulement en raison de son
échelle mondiale, non seulement en raison de la rapidité de la contamination,
mais aussi parce que les institutions dont nous n’avions jamais questionné le
colossal pouvoir ont été mises à genoux en l’espace de quelques semaines.
L’univers archaïque des épidémies dévastatrices a brutalement fait irruption
dans le monde aseptisé et avancé de la puissance nucléaire, de la chirurgie
laser et de la technologie virtuelle. Même en temps de guerre, les cinémas et
les bars underground continuaient de fonctionner ; or ici, les villes animées
d’Europe que nous aimons sont devenues de sinistres villes fantômes, leurs
habitants forcés de se terrer chez eux. Comme l’écrivit Albert Camus dans "la Peste", « tous ces
changements, dans un sens, étaient si extraordinaires et s’étaient accomplis si
rapidement, qu’il n’était pas facile de les considérer comme
normaux et durables. »
Du transport aérien aux musées, c’est le
cœur battant de notre civilisation qui a été arrêté. La liberté, la valeur
cardinale de la modernité, a été mise entre parenthèses, non pas à cause d’un
nouveau tyran mais en raison de la peur, cette émotion qui domine toutes les
autres. Du jour au lendemain, le monde est devenu unheimlich,
étrangement inquiétant, vidé de sa familiarité. Les gestes les plus
réconfortants – se serrer la main, s’embrasser, s’étreindre, manger ensemble –
sont devenus sources de danger et d’angoisse. En l’espace de quelques jours, de
nouvelles notions ont fait leur apparition pour donner sens à une réalité
nouvelle : nous sommes tous devenus spécialistes des différents types de
masques et de leur pouvoir filtrant (N95, FPP2, FPP3, etc.), nous savons
désormais quelle quantité d’alcool est nécessaire à un lavage de mains
efficace, nous connaissons la différence entre la « suppression » et
l’« atténuation », entre Saint-Louis et Philadelphie au temps de la
grippe espagnole, et bien sûr, nous nous sommes familiarisés, surtout, avec les
étranges règles et rituels de la distanciation sociale. En quelques jours en
effet, une nouvelle réalité a fait son apparition, avec de nouveaux objets, de
nouveaux concepts et de nouvelles pratiques.
Rupture du contrat de
l’Etat
Les crises révèlent les structures
mentales et politiques et, dans le même temps, elles mettent au défi les
structures conventionnelles et la routine. Une structure est habituellement
dissimulée au regard, mais les crises n’ont pas leur pareil pour exposer à
l’œil nu les structures mentales et sociales tacites.
La santé, selon Michel Foucault, est
l’épicentre de la gouvernance moderne (il parlait de « biopouvoir »).
A travers la médecine et la santé mentale, affirmait-il, l’Etat gère, surveille
et contrôle la population. Dans un langage qu’il n’aurait pas utilisé, nous
pourrions dire que le contrat implicite passé entre les Etats modernes et leurs
citoyens est fondé sur la capacité des premiers à garantir la sécurité et la
santé physiques des seconds.
Cette crise met en lumière deux choses
opposées : d’abord le fait que ce contrat, dans de nombreuses parties du monde,
a progressivement été rompu par l’Etat, qui a changé de vocation en devenant un
acteur économique entièrement préoccupé de réduire les coûts du travail,
d’autoriser ou encourager la délocalisation de la production (et, entre autres,
celle de médicaments clés), de déréguler les activités bancaires et financières
et de subvenir aux besoins des entreprises. Le résultat, intentionnel ou non, a
été une érosion extraordinaire du secteur public. Et la deuxième chose, c’est
le fait, évident aux yeux de tous, que seul l’Etat peut gérer et surmonter une
crise d’une telle ampleur. Même le mammouth Amazon ne peut faire plus
qu’expédier des colis postaux, et encore, avec de grandes difficultés.
« Retombées
zoonotiques »
Pour Denis Carroll, expert mondial de
premier plan en maladies infectieuses, travaillant aux Etats-Unis pour le CDC (Centers
for Disease Control and Prevention), l’agence nationale de protection de la
santé, nous devons nous attendre à voir ce type de pandémies se répéter plus
souvent à l’avenir. Et cela en raison de ce qu’il appelle les « retombées
zoonotiques », c’est-à-dire les conséquences d’un contact de plus en plus
fréquent entre des agents pathogènes d’origine animale et les hommes – un
contact lui-même causé par la présence toujours plus importante des humains
dans des écozones qui, jusqu’ici, étaient hors de notre portée. Ces incursions
dans les écozones s’expliquent par la surpopulation et par l’exploitation
intensive de la terre (en Afrique, par exemple, l’extraction pétrolière ou
minière s’est considérablement développée dans des régions qui étaient
d’ordinaire peu habitées par les hommes).
Cela fait au moins une décennie que Caroll
et de nombreux autres (dont, par exemple, Bill Gates et l’épidémiologiste Larry
Brilliant, directeur de la fondation Google.org) nous avertissent que des virus
inconnus menaceront toujours plus à l’avenir les êtres
humains. Mais personne n’y a prêté attention. La crise actuelle est le prix que
nous payons tous pour le manque d’attention de nos politiciens : nos sociétés
étaient bien trop occupées à réaliser des bénéfices, sans relâche, et à
exploiter la terre et la main d’œuvre, en tout temps et en tous lieux.
Dans un
monde post-Corona, les retombées zoonotiques et les marchés chinois d’animaux
vivants devront devenir le souci de la communauté internationale. Si l’arsenal
nucléaire de l’Iran est étroitement contrôlé, il n’y a aucune raison de ne pas
exiger un contrôle international des sources de retombées zoonotiques. Le
milieu des affaires, partout à travers le monde, peut enfin réaliser que pour
pouvoir exploiter le monde, il faut encore qu’il y ait un monde.
L’économie ou la vie ?
La santé, socle invisible du marché
La peur du public met toujours les
institutions en danger (les monstres politiques du XXème siècle ont tous
utilisé la peur pour dépouiller la démocratie de ses institutions). Mais
l’inédit de cette crise, c’est à quel point elle se montre hantée par
l’« économisme ». Le modèle britannique (décrié depuis) a
initialement consisté à adopter la méthode d’intervention la moins intrusive
possible, soit le modèle de l’auto-immunisation (c’est-à-dire de la
contamination) de 60 % de la population – une option qui revenait à sacrifier
une partie de cette population au nom du maintien de l’activité économique.
L’Allemagne et la France avaient d’abord réagi de la même manière, ignorant la
crise tant que cela fut possible. Comme l’a relevé l’essayiste italien Giuliano
da Empoli, même la Chine, qui piétine les droits de l’homme, n’a pas utilisé
aussi ouvertement que les nations européenne l’« économisme » comme
un critère à prendre en considération dans la lutte contre le virus (du moins
au début). Le dilemme est sans précédent : sacrifier la vie de nombreuses
personnes âgées et vulnérables ou sacrifier la survie économique de beaucoup de
jeunes et d’indépendants.
Il n’est pas sans ironie que ce soit le
monde de la finance, généralement arrogant et si souvent impénétrable, qui ait
été le premier à s’effondrer. Cela a montré que la circulation de l’argent dans
le monde repose sur une ressource que nous considérions tous comme acquise : la
santé des citoyens. Les marchés se nourrissent de la confiance comme d’une
monnaie pour construire le futur, et il s’avère que la confiance se fonde sur
l’hypothèse de la santé. Les Etats modernes ont garanti la santé des citoyens :
ils ont construit des hôpitaux, formé des médecins, subventionné la recherche
médicale et conçu des systèmes de protection sociale. Ce système de santé était
le socle invisible qui rendait possible la confiance dans l’avenir qui, à son
tour, conditionne les investissements et la spéculation financière. Sans santé,
les transactions économiques perdent leur sens.
La santé était donc tenue pour acquise ;
et ces dernières décennies, les politiciens, les places financières, les
grandes entreprises s’accordèrent tous pour promouvoir des politiques qui
réduisaient drastiquement les budgets dévolus aux ressources publiques, de
l’éducation aux soins de santé, ignorant ainsi de façon paradoxale à quel point
les entreprises avaient pu bénéficier de ces biens publics (éducation, santé,
infrastructures), sans rien débourser pour cela. Toutes ces ressources
dépendent de l’Etat et conditionnent l’existence même des échanges économiques.
Pourtant, en France, 100 000 lits d’hôpitaux ont été supprimés ces vingt
dernières années (les soins à domicile ne sauraient compenser des lits en
unités de soins intensifs). En juin 2019, les médecins et infirmières
urgentistes avaient manifesté contre les coupes budgétaires qui sapent le
système de santé français – une référence mondiale – jusqu’à le pousser au bord
de l’effondrement.
Au moment même où j’écris ces lignes, un
collectif de 600 médecins annoncent porter plainte contre le Premier ministre,
Edouard Philippe, et l’ex-ministre de la Santé, Agnès Buzyn, pour leur mauvaise
gestion de la crise (jusqu’au 14 mars, aucune mesure n’avait été prise). Aux
Etats-Unis, le pays le plus puissant de la planète, les médecins se démènent
pour trouver des masques, afin de se protéger eux-mêmes. En Israël, en 2019, le
ratio lits d’hôpitaux/population totale était tombé à son plus bas niveau
depuis trois décennies, selon un rapport publié par le ministère de la Santé.
La mue indispensable du
capitalisme
Netanyahu et ses gouvernements successifs
ont négligé le système de santé pour deux raisons : parce que Netanyahu est
fondamentalement un néolibéral qui croit en la redistribution de l’argent issu
des ressources collectives aux riches sous la forme d’exonérations d’impôts ;
et parce qu’il a cédé aux exigences des partis ultra-orthodoxes qui sont ses
partenaires de coalition, créant ainsi des pénuries massives dans le système de
santé. Le mélange de gravité et d’hystérie avec lequel la crise actuelle a été
gérée visait à dissimuler cette stupéfiante impréparation (manque de masques
chirurgicaux, de respirateurs artificiels, de combinaisons de protection, de
lits, d’unités de soins adéquates, etc.). Netanyahu et des hordes de
politiciens partout dans le monde ont traité la santé des citoyens avec une
légèreté insupportable, échouant à comprendre l’évidence : sans santé, il ne
peut y avoir d’économie. La relation entre notre santé et le marché est
désormais devenue douloureusement claire.
Le capitalisme tel que nous l’avons connu
doit changer. La pandémie va causer des dommages économiques incommensurables,
un chômage massif, une croissance en berne ou négative, et elle affectera le
monde entier – les économies asiatiques ayant des chances d’en ressortir les plus
fortes. Les banques, les entreprises et les sociétés financières devront
supporter la charge, aux côtés de l’Etat, de trouver une issue à cette crise et
devenir des partenaires pour la santé collective des citoyens. Elles devront
contribuer à la recherche, aux plans de préparation aux urgences nationales, et
à l’embauche massive, une fois cette crise terminée. Elles devront porter le
fardeau de la reconstruction économique, quand bien même cet effort collectif
ne générerait que peu de profits.
Les capitalistes ont pris pour acquises
les ressources fournies par l’Etat – l’éducation, la santé, les infrastructures
– sans jamais réaliser que les ressources dont ils spoliaient l’Etat les
priveraient, au bout du compte, du monde qui rend l’économie possible. Cela
doit cesser. Pour que l’économie ait un sens, elle a besoin d’un monde. Et ce
monde ne peut être construit que collectivement, grâce à la contribution du
secteur privé au bien commun. Si seuls les Etats peuvent gérer une crise d’une
telle ampleur, ils ne seront pas suffisamment forts pour nous faire sortir à
eux seuls de cette crise : il faudra que les entreprises contribuent au
maintien des biens publics, dont elles ont tant bénéficié.
Les élites et les butins
de guerre
En Israël, malgré un bilan relativement
peu élevé en terme de vies humaines (jusqu’à présent), la crise du coronavirus
a profondément ébranlé les institutions du pays. Comme Naomi Klein n’a cessé de le souligner, les
catastrophes sont pour les élites des occasions de s’emparer de butins de
guerre et d’en tirer le maximum de profits. Israël en fournit un exemple
frappant. Netanyahu a de facto suspendu les droits civiques
fondamentaux et fermé les tribunaux (se sauvant ainsi in extremis du
procès qui l’attendait). Le 16 mars, au milieu de la nuit, le gouvernement
israélien a approuvé le recours à des outils technologiques élaborés par les
services secrets du Shin Bet pour traquer les terroristes, afin de localiser et
identifier les mouvements des porteurs de virus (et de ceux qu’ils auraient pu
contaminer). Il a contourné l’approbation de la Knesset, pourtant prévu par la
procédure, et adopté des mesures qu’aucun pays n’avait encore prise – y compris
les plus autoritaires.
Les citoyens israéliens ont l’habitude
d’obéir rapidement et docilement aux ordres qu’ils reçoivent de l’Etat, en
particulier lorsque leur sécurité et leur survie sont en jeu. Ils sont
accoutumés à considérer la sécurité comme une raison valable d’enfreindre la
loi et de porter atteinte à la démocratie. Mais Netanyahu et ses acolytes ne se
sont pas arrêtés là : ils ont mis un coup d’arrêt à la formation de commissions
parlementaires, menant de facto ce que certains commentateurs
et citoyens ont appelé un « coup d’Etat » politique,
privant ainsi le Parlement de sa fonction de contre-pouvoir face à l’exécutif,
et refusant les résultats des élections, qui les mettaient en situation de
minorité. Le 19 mars, une procession légale de voitures munies de drapeaux
noirs pour protester contre la fermeture du Parlement a été stoppée de force
par la police, pour la seule raison que celle-ci en avait reçu l’ordre.
Thucydide, l’historien grec du Ve siècle
avant Jésus-Christ, écrivait ceci au sujet de la peste qui avait ravagé Athènes
durant la deuxième année de la guerre du Péloponnèse : « Devant le
déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir, cessèrent de respecter
la loi divine ou humaine. » Des crises de ce type peuvent
générer du chaos et c’est dans ce genre de circonstances que, bien souvent, des
tyrans font leur apparition. Les dictateurs prospèrent sur la peur et le chaos.
En Israël, des commentateurs très respectés voient dans la gestion de la crise
par Netanyahu un exemple d’une telle exploitation cynique du chaos et de la
peur, dans le but de changer les résultats des élections et de se mettre hors
de portée de la loi. Ainsi, Israël traverse une crise qui n’a pas d’équivalent
ailleurs : sa crise est à la fois sanitaire, économique et politique.
Dans des
moments comme celui-ci, il est crucial d’avoir confiance dans les personnes
occupant les charges publiques ; or, une partie significative de l’opinion publique
israélienne est en train de perdre totalement confiance en ses représentants,
du ministère de la Santé ou dans les autres branches de l’exécutif.
La bande-annonce de
notre futur ?
Ce qui vient redoubler le sentiment de
crise, c’est le fait que la pandémie requiert une nouvelle forme de solidaritéà travers la distanciation sociale. C’est une solidarité entre les générations,
entre les jeunes et les vieux, entre quelqu’un qui ne sait pas qu’il peut être
malade et quelqu’un qui pourrait mourir de ce que le premier ne sait pas, une
solidarité entre quelqu’un qui a peut-être perdu son travail et quelqu’un qui
pourrait perdre la vie.
Je suis confinée depuis plusieurs semaines
maintenant et l’amour dont mes enfants m’ont couverte a consisté à me laisser
seule. Cette solidarité exige l’isolement et fragmente le corps social en ses
plus petites unités possible, ce qui complique nos organisations, nos
rencontres, nos communications – au-delà des innombrables plaisanteries et
vidéos échangées sur les réseaux sociaux.
Nous faisons aujourd’hui l’expérience
d’une sociabilité de substitution : l’usage d’Internet a plus que doublé ; les réseaux sociaux sont devenus les nouveaux salons ; le nombre de blagues Corona
circulant sur les réseaux sociaux à travers les continents est sans précédent ;
la consommation de Netflix et de Prime Video a littéralement explosé ; les
étudiants du monde entier suivent désormais des cours virtuels à travers
« Zoom » – des salles de classe collaboratives.
En résumé, cette
maladie, qui nous oblige à revoir de fond en comble toutes les catégories
connues de la sociabilité et du soin, est aussi la grande fête de la
technologie virtuelle. Je suis persuadée que dans le monde post-Corona, la vie
virtuelle longue distance aura conquis une nouvelle autonomie – maintenant que
nous avons été contraints de découvrir son potentiel.
Nous sortirons de cette crise, grâce au
travail héroïque des médecins et des infirmières et à la résilience des
citoyens. De nombreux pays en sortent déjà. Le défi consistera à gérer l’après-pandémie, en tirant les bonnes conclusions : l’Etat, encore une fois, s’est
avéré la seule entité capable de faire face à des crises à si grande échelle.
L’imposture du néolibéralisme est désormais exposée, et doit être dénoncée haut
et fort. L’époque où tout acteur économique n’était là que pour « s’en
mettre plein les poches » doit finir une bonne fois pour toutes. L’intérêt
public doit redevenir la priorité des politiques publiques. Et les entreprises
doivent contribuer à ce bien public, si elles veulent que le marché demeure un
cadre possible pour les activités humaines.
Cette
pandémie est comme une bande-annonce de cinéma qui nous donne un preview, un avant-goût de
ce qui peut nous arriver si des virus bien plus dangereux font leur apparition
et si le changement climatique rend le monde invivable. Dans des cas pareils,
il n’y aura ni intérêt privé ni intérêt public à défendre. Contrairement à ceux
qui prédisent une résurgence du nationalisme et un retour des frontières, je
crois que seule une réponse internationale coordonnée peut aider à affronter
ces risques et périls inédits. Le monde est irrévocablement interdépendant et
seule une contribution de ce genre peut nous permettre de faire face à la
prochaine crise. Nous aurons besoin d’une coordination et d’une coopération
internationales d’un type nouveau, afin d’empêcher de futures retombées
zoonotiques, pour étudier les maladies, pour innover dans les domaines de
l’équipement médical et de la recherche, et plus que tout, il faudra réinvestir
les richesses considérables amassées par les entités privées dans les biens
communs. Telle sera la condition pour avoir un monde.
* Sociologue franco-israélienne, considérée comme
l’une des plus importantes figures de la pensée mondiale. Directrice d’études à
l’EHESS et professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, elle étudie le
développement du capitalisme sous l’angle des subjectivités. Elle a récemment publié « Happycratie » (2018), « les Marchandises émotionnelles » (Premier
Parallèle, 2019) et, le 6 février 2020, « la Fin de l’amour », aux éditions
du Seuil.