C’est le titre d’un film de Mourad Ben Cheikh, un jeune tunisien primé au festival de Cannes 2011 en sélection officielle hors compétition.
Le titre reproduit le texte en arabe d’une banderole d’un manifestant du 14 janvier 2011, jour où les tunisiens ont « dégagé » leur dictateur Ben Ali.
La construction du film-documentaire sur la " Révolution du Jasmin ", s’appuie sur un entretien psychothérapique d’un patient, qui souffre d’un polytraumatisme psychologique dû à toutes les peurs accumulées et à la terreur inculquée et imprimée dans les esprits des tunisiens par le régime dictatorial et policier de Ben Ali. Dans ce patient sans visage, beaucoup de tunisiens peuvent se reconnaître.
Même la paranoïa qui touchait les tunisiens, a été évoquée par un jeune membre d'un comité de quartier, qui protégeait ses habitants contre la milice de Ben Ali. Heureux de la libération de la parole, il raconte à ses amis de circonstance, à quel point l'ami se méfiait de son ami de peur qu'il ne soit un "indic" au service de ZABA.
Pour exorciser les peurs du patient, la psychiatre l’encourage à les exprimer à travers une création artistique. En l’occurrence, elle lui propose de faire un patchwork en déchirant dans les journaux qu’elle lui soumet, tout ce qui nourrissait ses peurs.
En déchirant les journaux pour n’en retenir que les photos et les passages qu’il va assembler, il déchire symboliquement les journaux qui représentaient à eux seuls tout le système Ben Ali, quand les journalistes zélateurs ne produisaient que des articles laudateurs à la gloire du Président du Changement du 7 novembre 1987 ! Journaux qui faisaient honte à tout un peuple.
Vers la fin du film, le patchwork prend forme et le patient semble guéri de ses démons.
La musique du film n'est autre que l'hymne national chanté par Alia Sellami, à la manière d'une berceuse au rythme lent et doux comme pour accompagner le convalescent dans sa sortie du cauchemar où l'avait plongé Ben Ali et son système policier. Elle lui rappelle que : « Si un jour un peuple décide de vivre, force au destin d’y répondre, force à la nuit de se retirer et force aux chaînes de se briser », quatrain célèbre, du poète national tunisien, Abou El Kacem Echabbi.
Le cinéaste nous donne la clef de son film lors du débat qui a suivi sa projection :
Les tunisiens par leur révolte se sont émancipés de l’image du père très prégnante dans les sociétés dites "arabo-musulmanes". Ce qui est un acte fondateur, dit-il, que vont copier d’autres peuples arabophones : Égyptiens, Libyens, Syriens, Yéménites … qui rejettent eux aussi leur "père de la nation", autoproclamé, pour une présidence à vie, transmissible à sa descendance. Mais qui commence à toucher aussi les monarchies : Bahreïn, Jordanie, Maroc….
Ce fil conducteur, permettra au cinéaste d’illustrer ces peurs à travers le parcours de trois tunisiens devenus célèbres pour leur combat et leur courage, en lesquels tous les tunisiens se retrouveront le 14 janvier 2011 pour dire stop à la dictature :
- L’avocate Radhia Nasraoui, militante des droits de l’homme,
- Le journaliste Cherif Hamma, et
- La blogueuse Lina Ben Mhenni.
Choix judicieux : bien que je ne connaisse pas la couleur politique du réalisateur, je pense que son choix s'est porté sur des "acteurs" pacifistes à l'image de la révolution elle-même d'un peuple de nature pacifiste et qui l'a prouvé durant ses manifestations contre son Ben Ali.
S'il n'a pas parlé des Frères musulmans qui ont payé eux aussi leurs tributs à la dictature de Ben Ali, c'est parce que leur mouvement Ennahdha n'a pas brillé par son pacifisme et n'a pas participé aux manifestations des tunisiens pour dégager leur dictateur ! Bien au contraire, les tunisiens et surtout les tunisiennes, ont encore en mémoire leur terrorisme aveugle et leurs attentats dans lesquels des tunisiens sont morts.
Ces trois personnages, chacun à sa manière, donneront une densité émotionnelle à leur témoignage. Toute fois, le cinéaste n’a pas voulu, semble-t-il, tomber dans le pathos; puisque chacun de ses « acteurs » ou leurs proches, apportent en plaine dramaturgie une note humoristique. Humour devenu pour les peuples opprimés, leur seul recours, pour continuer à vivre. C’est un peu leur façon de résister à la dictature.
Radhia Nasraoui et son mari Hamma El Hammami, émouvants tous les deux, racontent quelques anecdotes à propos de leurs incessantes démêlées avec la police secrète de Ben Ali, dont une touchante : un portraitiste sur les quais de la Seine à Paris, suppliait Radhia de poser pour lui avec sa fille. N’ayant pas d’argent, elle a refusé. Il insistait, lui proposant le prix d’un euro par portrait. Cela l’a bouleversée qu’elle ait trouvé plus nécessiteux qu’elle. Elle accepte. Au cours de la séance, il lui semble la reconnaître. Elle décline son identité. En effet il connaissait son combat. Il lui avoue alors, qu’il avait renoncé à se suicider le jour où les médias ont parlé de sa grève de la faim, admiratif de son courage et de son obstination devant l’adversité, lui qui vit, lui dit-il, dans un pays libre.
La jeune blogueuse Lina, était la plus touchante des 3 « acteurs ».
Pudique, c’est par son père, pas peu fier de sa fille, que nous apprendrons son propre combat contre le lupus, une maladie auto-immune rare, qui s’est attaquée à ses reins. De dialyse en dialyse, elle ne doit de survivre qu’à la greffe du rein que sa mère lui avait offert.
Cette jeune fille de parents militants, trouvera dans la révolte de Sidi Bouzid un exutoire pour exorciser sa peur de sa maladie qui la minait de l’intérieur et dont elle se sentait prisonnière. Elle sera parmi les premiers à vouloir enquêter sur la mort de Mohamed Bouazizi.
De ce qui était du domaine inconsciemment allégorique entre le corps et la maladie, elle va découvrir l’ampleur des dégâts du régime policier de Ben Ali et le grand mal qui ronge tout le corps social tunisien, dont Mohamed Bouazizi va se libérer en s’immolant.
La rage dans le ventre, elle décide de témoigner de ce qu’elle voit, puisque l’information officielle est quasi inexistante, utilisant pour cela les nouveaux réseaux sociaux.
Elle a eu le courage de témoigner sous son vrai nom à visage découvert, via son Blog ! Ce que la police secrète de Ben Ali ne tarda pas à repérer pour venir "cambrioler" ses parents et voler toutes ses vidéo-reportages.
Modeste, Lina conteste que son père admire son engagement politique et son militantisme. Ce qu’elle refuse d’admettre, se contentant d’un rôle d’observatrice qui rend compte de ce qu’elle voit, dira-t-elle modestement.
Quand au père, il dit que chaque fois qu’il passait devant le ministère de l’intérieur, devenu le ministère de la torture pour les tunisiens, cela lui ravivait ses souffrances et les tortures qu’il y avait subies sous le régime de Ben Ali. Il n’en fera le deuil, dit-il, que depuis le 14 janvier quand les tunisiens viendront à bout de leur « Bastille ». Par ailleurs, il n'a cessé de rendre hommage aux tunisiennes qui étaient nombreuses et souvent aux premières lignes lors des manifestations et lors des accrochages avec les forces de l'ordre. Les tunisiens leurs doivent leur révolution, rappelle-t-il.
A la fin de la projection, il y a eu quelques questions posées au cinéaste sur la révolution tunisienne et son évolution. Devant certaines inquiétudes des français, nombreux dans la salle, le cinéaste s’est voulu raisonnablement rassurant. Particulièrement en ce qui concerne la montée de l’islamisme en Tunisie, estimant que ce parti fera probablement 20 à 30 % des voix mais qu’on ne gouverne pas avec un tel score, pas plus que le Front National qui frôle les 20 % en France ne gouvernera le pays.
A une militante pour les droits de l’homme qui demandait quelle action prioritaire verrait-il pour la Tunisie pour les militants ; sa réponse était : les médias. Parce qu’ils sont aux premières lignes pour l’information du peuple. Sa crainte est que la corruption change de nature. Car si les journalistes tunisiens semblent s’être émancipés du pouvoir politique, il reste le pouvoir de l’argent contre lequel on ne peut rien faire, rappelle-t-il.
Après avoir vu ce film on sort ému, admiratif et en définitif plein d’espoir. Un peuple qui a réussi cela ne pourra plus jamais accepter une dictature quelle qu’elle soit. Il a exorcisé sa peur.
Désormais il n’aura plus jamais peur.
Livre : Tunisian Girl, Blogueuse pour un printemps arabe. De Lina Ben Mhenni
Indigène éditions.