Je me confie à toi, Camus, à Lourmarin, dans ce minuscule village de Méditerranée suspendu entre les champs de lavande et le cri incessant des grillons ; ici où le sel de mer et le miel du raisin et des cerises continuent, malgré le cœur froid des hommes, de répandre leur ivresse sur ta tombe et sur cette terre qu’auraient aimée Nietzsche, Dionysos et Ulysse.
En apparence, nous ne sommes pas faits de la même laine, mais quand je consulte les pages de ton histoire, j’y trouve d’amples ressemblances entre nos blessures et nos frissons. Le mutisme de ta mère, tes origines sociales, tes déchirements, tes doutes et ta plume plantée dans les plaies des peuples résonnent en moi comme autant de cantiques à écouter quand je suis en proie au doute et au découragement. Je suis né, un peu comme toi, sur l’autre versant de l’Histoire, sous un ciel heureux et un soleil plus grand que les flammes de l’enfer, presque vingt ans après ton accident qui a mis fin à ta quête de justice. J’ai goûté à la misère de la Kabylie et mes ancêtres, sous le joug français et d’autres colons, ont vécu demi-vêtus, ne mangeant jamais à leur faim que des glands et des racines. Je suis tombé dans une Algérie paradoxalement libre, arabe au détriment de la berbère, islamique dans ses fondations et stalinienne de façade. Elle a chassé les pieds-noirs et accueilli à bras déployés le Che et Mandela, les porteurs de valises et les pieds-rouges ; laquelle, au bout du compte, a désenchanté le peuple et trahi le serment des maquis. La « Mecque des révolutionnaires » s’est transformée en sanctuaire de corrompus. « Vos ennemis de demain, écrit dans son journal ton ami Feraoun, seront pires que ceux d’hier. » Le dictateur au regard glacial, Boumédiène, est mort quelques semaines après ma naissance et les ayatollahs ont pris le pouvoir en Iran, diffusant, avec leurs concurrents les Frères musulmans, l’obscurantisme. Les ruses de l’Histoire ont déréglé alors la boussole du monde et le destin de l’humanité a chaviré dans un chaos de petits récits et de dangereuses aventures. L’Amérique, après avoir libéré l’Europe, est devenue le flic du monde. Ses billets verts, ses armes, sa technologie et sa culture impriment désormais nos gestes, nos habitudes et nos pensées. L’anglais est devenu la langue dominante, l’économique a supplanté le politique, les États sont remplacés par les start-up, le citoyen par un homme-machine.
Si je me confie à toi, Camus, c’est pour te livrer mes déceptions et mes angoisses. Je suis certain qu’avec ton cœur nord-africain et ta tête latine, tu comprendras le sens de ma quête, même si je ne m’identifie aucunement à l’Arabe qu’a tué Meursault dans l’une de tes œuvres. Tu symbolises, cependant, beaucoup de choses aux yeux des damnés de la terre. Tu inspires les proscrits d’hier et de demain, les enfants chassés par les chiens, les pigeons fauchés pour rien, les sans-nation, les nomades du désert et les gitans. Tu incarnes tout : la dépossession des peuples, les malentendus entre les rives d’une même mer, le complexe du colonisé comme celui du colonisateur, la morale et la probité, l’esprit des lois, la chaleur de l’âme qui manque tant aux penseurs du Nord, le quartier de Belcourt et l’amour du football, les ruines de Tipaza et le Panthéon, de Gaulle et le FLN, Jean Moulin et le colonel Amirouche, Mauriac et Amrouche, le combat contre la peine de mort et pour la liberté.
Comment utiliser ton legs, si pénétrant de vérité et de révolte, pour empêcher le monde de se défaire ? Les hurleurs des pupitres dorés, les derviches des rédactions et autres petits marquis poudrés participent à la marche boiteuse du monde. Il y a dans leurs analyses le réflexe de la meute et la paresse du loir. Ils ne se revendiquent du camp du bien que pour y asseoir le temple de leur Raison. Ils n’aiment ouvrir la bouche que sous les feux des projecteurs. Ils ne prennent position qu’après avoir sondé l’auditoire. Ils ne défendent un simulacre de justice qu’en chuchotant. Ils ne veulent pas perturber la mer qui dort car toute vague qu’ils soulèvent risque d’emporter leurs intérêts. Ils évitent de heurter et ils cherchent à plaire car le masque protège mieux que la peau. Ils n’observent pas le monde comme il est, mais ils le regardent avec des lunettes déformantes. Je le dis avec gravité : ils ne pensent pas bien, mais de travers. Ils ont le don de taire le vrai et de propager le mensonge.
La gauche de Jaurès et de Proudhon agonise sur les quais de la Seine. Les prolétaires sont oubliés dans les usines et les paysans se suicident dans les campagnes. Sartre, dur avec toi, était aveuglé par Staline. Les vaches soviétiques, a-t-il pensé un jour, donneraient plus de lait que les américaines. Quand l’idéologie remplace la raison, l’intellectuel se ferme au doute et plonge dans un océan de boue et de certitudes.
Le monde tourne mal et il y a partout des guerres et des haines. Ici comme ailleurs prospère la violence, avec la bénédiction d’une certaine élite. Mais la gauche ferme les yeux et danse sur le cadavre du communisme. Mai 68 a été une étrange révolution, le capitalisme l’a irriguée à l’eau de rose. En libérant les mœurs, il a asservi dans le même temps la femme et l’ouvrier. Il a fait tomber la barrière qui séparait la gauche de la droite et créé un bazar nommé « No limit, no border ». La nuit de noces entre le libéral et le libertaire a été célébrée à Paris, à Berlin, à Londres, à Tokyo et partout ailleurs. Le sociétal a ensorcelé le social, le « libertisme » a tué l’égalité, le prolétaire a disparu de la scène publique, remplacé par des communautaristes de tout acabit. Mitterrand a fabriqué dans son laboratoire SOS Racisme. Des beurs, des Noirs et des juifs jouaient alors un triste folklore : ils brandissaient des petites mains jaunes, calquées sans doute sur l’étoile de David des camps nazis.
Je suis comme toi déchiré entre ma mère et la justice, entre l’exil et le royaume, entre la foi et la méfiance. Je suis comme toi aussi un homme déçu des grandes causes, toujours placé du côté du cœur malgré lui et malgré moi, témoin d’une époque agitée, violente et sans saveur. Avec mes petits moyens, mes longs délires et mes mots mis en musique, je brandis tant mal que bien l’« éthique de conviction », je doute des vérités révélées et des axiomes révélant l’unique destin tragique des êtres. Mon ennemi, c’est l’homme froid, la haine qu’il engendre et qu’il sème sur les routes. Je me révolte chaque fois qu’il abandonne les vieux et les malades dans les asiles, les enfants et les femmes sur les quais de l’Histoire.
L’homme de notre temps n’a ni apesanteur ni ancrage, il flotte au gré des orages et suit la danse des drapeaux et des loups. Où sont donc ses racines ? Où est sa terre ? Où est sa mission ? Comme une plante arrachée au sol, il vivote, il est pâle, il n’a plus de jus, il se fane et se meurt de solitude. Si l’Africain, comme on l’a orgueilleusement déclaré à Dakar, n’est pas entré dans l’Histoire, l’humain en sortira la queue basse. L’homme nouveau, le synthétique, le tactile, le désaffilié, le sans-partie-ni-origines, le remplacera. Il effacera les cultures, les arts, les nuances et les accents.
Le monde est devenu fou, l’avenir n’est pas sûr, aide-nous, Camus, à fuir avant que n’arrive la grande catastrophe. La religion de l’économie, cette prédatrice à la mâchoire acérée, ne lâchera pas l’homme. La fin de la géographie est imminente. Nous sommes déjà coincés entre le capitalisme sauvage et l’islamisme. Demain aura lieu le choc des barbaries. Les nouveaux vandales auront notre place : ils se ligueront contre nous et nous serons éjectés du cours des événements. Nous ne serons plus des citoyens, nous serons remplacés par des croyants-consommateurs. Nous n’aurons ni droits ni services, nous n’aurons que des devoirs. Nous consommerons et nous nous agenouillerons. Les corvées seront nos loisirs. Le jour sera la nuit. La paix sera la guerre.